L’ancien Abbé du monastère cistersien du Mont-des-Cats, Dom André Louf, a signé un petit livre qui est devenu un classique de la spiritualité : Au gré de sa grâce. Il s’ouvre sur une précieuse typologie qui permet de nommer notre urgente nécessité de conversion.
« Il y a deux catégories de personnes qui doivent […] craindre la colère de Dieu. Ce sont d’un côté les pécheurs endurcis ; de l’autre, les justes endurcis. Le pécheur endurci, c’est-à-dire celui qui ne veut à aucun prix entendre parler de retournement, devra finalement être confronté à la colère de Dieu, même s’il parvient adroitement à l’escamoter dans la vie quotidienne. Mais il est permis de penser qu’il y a, en fait, très peu de pécheurs endurcis.
« Au contraire, il y a sans doute beaucoup plus de justes endurcis – s’il est permis de parler de la sorte – des personnes qui ne connaissent pas la miséricorde de Dieu, et qui essaient de toujours mieux faire, simplement parce qu’elles ont peur de la colère de Dieu. Elles seront plus ou moins délivrées de cette peur dans la mesure où elles parviennent à réaliser leur idéal dans la vie quotidienne. À la longue, cela peut même devenir supportable, quoi qu’elles vivent en somme avec une maigre consolation. C’est pourquoi elles sont rarement convaincantes et encore moins contagieuses. Car elles ne connaissent pas encore l’amour, et ce qui vit quelque peu en elles vient plutôt d’un certain contentement de soi, par lequel elles risques de s’isoler encore plus des autres. Elles ont déjà reçu leur récompense (Mt 6,2). Et parce qu’elles n’ont pas entendu parler de la grâce, elles n’espèrent rien de plus [1] ».
Comment ces deux catégories ne feraient-elle pas penser aux deux fils de la parabole du prodigue ? Le point commun qui les caractérise est de vivre sous ce que les Saintes Écritures appellent « la colère de Dieu » et d’ignorer sa grâce. Précisons que cette colère de Dieu que l’on croit souvent cantonnée à l’Ancien Testament est très présente dans le Nouveau. Voire, « elle doit encore venir [2] » : « La colère vient » (Ép 5,6 ; Col 3,6 ; 1 Th 1,10 ; etc.). Dès lors, qu’est-ce que cette colère ? Le père Abbé n’en donne pas une définition. Il cherche plutôt à nous en faire faire l’expérience. En tout cas, elle ne s’oppose pas à l’amour : elle « n’est rien d’autre qu’une tentative provisoire pour nous faire comprendre son amour [3] ». En effet, tant que nous ne sommes pas convertis, nous sommes sous la colère de Dieu ; par la conversion, nous passons de sa colère à son amour. Ajoutons aussi que, souvent, le chrétien qui est sous cette colère croit vivre dans l’amour de Dieu, croit savoir ce qu’il est. Nous allons voir que non.
Heureusement, l’adjectif « endurci » ne signifie pas un temps (irréversible, définitif), mais un état du cœur à un certain moment qui n’est que celui de la colère, donc un état provisoire. Il est emprunté à la Bible, par exemple, au début du psaume invitatoire : « Aujourd’hui, si vous entendez ma voix, n’endurcissez pas votre cœur » (Ps 94,1). Continuons la lecture. Pour sortir de la dialectique mortelle du pécheur endurci et du juste endurci, il s’agit de devenir un « pécheur en conversion » : « Il est beaucoup plus confortable de vivre en péheur endurci ou en juste endurci qu’en pécheur en conversion. Et pourtant, c’est à ce retournement intérieur que la grâce nous pousse jour après jour. Dieu, d’innombrables manières, vient nous toucher pour nous apprivoiser à cet état de conversion [4] ».
Pour mieux comprendre ce qu’est ce processus de « pécheur en conversion » fait appel à une précieuse image, celle des ruines :
« Ce retournement n’implique pas seulement que nous soyons intérieurement blessés, mais encore que nous soyons ébranlés jusque dans nos fondements. Qu’il y aura peut-être de la casse et des morceaux. Que quelque chose en nous doive s’effondrer. Comme un bâtiment en béton auquel nous aurions travaillé depuis des années avec un soin exemplaire, et qui, à un moment donné, n’a plus fonctionné que comme un bouclier contre notre moi le plus profond, et contre les autres, courant ainsi le risque de nous protéger contre la grâce de Dieu elle-même [5] ».
Double est notre tentation. La première est de refuser cette destruction et de reconstruire l’édifice antérieur, celui du juste endurci :
« Cet écroulement n’est qu’un commencement, mais déjà plein d’espérance. Il ne faudra surtout pas essayer de bâtir ce que la grâce a démoli. C’est là encore quelque chose que nous devons apprendre, car la tentation est toujours grande de monter quelque échaufaudage devant la façade branlante et de se remettre au travail. […] Celui qui lutte conter ses propres décombres, lutte conter conter son père et son Dieu ; il reste encore et toujours exposé à la colère : il n’est pas encore capable de reconnaître l’amour [6] ».
Alors, que faire pour ne pas sombrer compulsivement dans le désir de reconstruire nos anciennes masures ? Consentir et espérer.
« Nous devons apprendre à demeurer auprès de nos ruines, à nous asseoir dans les décombres, sans amertume, sans nous adresser de reproches et aussi sans accuser Dieu. Il nous faudra nous appuyer contre ces murs en ruine, pleins d’espérance et d’abandon, avec la confiance d’un enfant qui rêve que son père raccommodera le tout. Car il sait, lui, commenttout peut être rebâti autrement, bien mieux qu’avant [7] ».
Mais il y a une seconde tentation dont ne parle pas Dom Louf et que nourrissent les tendances spiritualistes bien présentes dans les communautés ou les congrégations nouvelles (relativement, car elles ont pu naître avant le Concile !) : ce que j’appellerai la spiritualité misérabiliste. En lisant la description faite par le moine cistersien, cette personne s’y reconnaît volontiers, consent que sa vie est en ruine et qu’elle croit, plus ou moins mollement, que Dieu y est présent, sinon à l’œuvre. Mais au moins trois signes attestent qu’il n’y a pas une authentique prise de conscience de la dynamique de conversion. Du point de vue affectif : la personne qui lit la description faite par Dom Louf ne ressent pas un électrochoc, n’est pas dérangée, car elle se croit déjà arrivée. Du point de vue actif : elle ne sent pas un appel à se mettre en route, à désormais quitter ses anciennes habitudes. Du point de vue historique, si je puis dire : elle n’est pas vraiment passée par la case « vertu » (ascèse, effort) qui est celle du juste endurci. Autrement dit, sa vie est actuellement en ruines, parce qu’elle n’est pas sortie de l’état de mollusque non-vertueux pour entrer dans celui de vertébré vertueux. Souvent, la personne s’est convertie à l’âge adulte et, ayant reçu de Dieu la totalité de cette grâce de conversion, elle croit que Dieu désormais la libère du devoir de construire elle-même sa propre vie, par la mise en place des vertus. Or, cette grâce de conversion, de « pécheur converti », dont parle notre auteur, suppose déjà la mise en place (assurément insuffisante, mais ô combien nécessaire) de ce moment ascétique et vertueux. Le nouveau converti s’attend à ce que, après le coup de foudre que fut la rencontre avec Jésus et ce temps où « tout était si doux et si facile », tout continuera de même. Mais, comme dans toute relation amoureuse, arrive toujours le dégrisement où Dieu ôte cette facilité et cet agrément, sans en rien ôter sa présence : l’amoureux ou le converti doit alors entrer dans ce deuxième temps qu’est la conversion vertueuse. Par exemple, le converti qui, dans un premier temps, trouvait tellement de goût à la prière ou à la lecture de la Parole de Dieu, doit, en ce deuxième temps, mettre en place une vie d’oraison et de méditation biblique sans y trouver de consolation immédiate et parfois même habituelle, c’est-à-dire acquérir la vertu de religion à travers la fidélité quotidienne et assidue. De même, le converti qui, autrefois, trouvait ses frères de communauté, les paroissiens, etc., si aimables, leur découvre soudain mille défauts et doit donc, en ce deuxième temps, s’entraîner à aimer l’autre pour lui-même et non pas pour l’agrément secret qu’il trouvait dans leur compagnie, c’est-à-dire grandir dans la vertu de l’amour désintéressé.
La conversion dont parle André Louf intervient après cette deuxième conversion, vertueuse, et constitue une troisième conversion, qui est le passage d’une vie donnée à une vie abandonnée, le passage de la pratique des vertu à celle des dons du Saint-Esprit, c’est-à-dire d’une vie seulement mesurée par nos efforts à une vie que Dieu mesure pour notre plus grande fécondité. Les premières ruines étaient celles du pécheur endurci, c’est-à-dire les ruines du vice ou de la vie désordonnée que quitte le converti. Les secondes sont celles du juste endurci, c’est-à-dire les ruines de la vertu ou plutôt de la seule vertu, du seul effort humain en vue se fabriquer une vie où les interventions de Dieu seraient calibrées par notre attente.
Filant la métaphore des ruines, cette double tentation n’est pas sans rappeler la double attitude (partielle) que l’on rencontre dans l’art : le classisisme et romantisme. Le classique hait les ruines tant il est convaincu que son édifice est bon et demande seulement des retouches, un effort de plus. Le romantique, lui, aime les ruines, ses ruines, mais nostalgiquement et réactivement. Tous deux ont oublié la dynamique convertissante et intégrative de l’histoire. Dieu nous appelle à « demeurer dans la conversion », « car être en conversion, c’est passer sans cesse » non pas du péché à la grâce, mais « au mystère du péché et de la grâce. Cela signifie l’abandon de toute justification de soi, de toute justice propre, et la reconnaissance de notre péché – pour nous ouvrir à la grâce de Dieu ». Ajoutons que, loin d’être morose, la « merveille du pécheur-en-train-de-se-convertir [8] » est la source de la plus grande joie. Puisque Jésus lui-même a dit : « En vérité, je vous le dis, il y aura plus de joie au Ciel pour un seul pécheur qui se convertit que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion » (Lc 15,7).
Mais pourquoi parlons-nous aujourd’hui de cette attitude si importante de conversion permanente ? Saint Jean-Paul II, qui est mort aux premières vêpres du dimanche in albis, a instauré ce deuxième dimanche de Pâques, « dimanche de la Divine miséricorde ». Or, dans la première citation d’André Louf, nous avons souligné un passage qui, selon nous, donne la clé (du côté de Dieu) : les justes endurcis sont « des personnes qui ne connaissent pas la miséricorde de Dieu ». Ils croient connaître Dieu, mais n’en connaissent qu’une manifestation temporaire, la colère. Ils en ignorent le cœur : ce que le moine belge appelle « amour » ou « grâce », mais est plus adéquatement appelé miséricorde.
Celui qui ne se reconnaît pas dans la description du juste endurci ignore donc ce qu’est la grâce ; or, celle-ci jaillit non pas seulement de l’amour de Dieu, mais de sa miséricorde. En effet, quelle différence y a-t-il entre l’amour et la miséricorde ? La question est difficile et n’a pas encore assez retenue l’attention des théologiens. J’espère avoir l’occasion d’y revenir dans une prochaine méditation. Disons ici simplement que la miséricorde, c’est l’amour de Dieu dans son excès, dans son surcroît incommensurable. Voilà pourquoi Dieu doit mettre notre cœur en ruine ou en morceaux : crispé sur sa finitude, il ne peut recevoir l’infini que Dieu veut lui donner. Tournées vers la Terre et agrippées à leurs pauvres biens, vertus et convictions, nos mains ne recevront tout ce qu’elles peuvent contenir que lorsqu’elles accepteront d’être retournées vers le Ciel et agrandies à force d’être ouvertes, c’est-à-dire de devenir définitivement mendiantes, sans maîtriser le moment où elles recevront ni retenir ce qu’elles auront reçu.
Pascal Ide
[1] André Louf, Au gré de sa grâce. Propos sur la prière, trad. A. Coppieters et Colette Quéguiner, Paris, DDB, 1989, p. 18-19. Souligné par moi. Pour tout ce développement, cf. chap. 1.
[2] Ibid., p. 11.
[3] Ibid., p. 17.
[4] Ibid., p. 19-20.
[5] Ibid., p. 20.
[6] Ibid., p. 20-21.
[7] Ibid., p. 20.
[8] Ibid., p. 21. Souligné par moi.