« Je désire guérir l’humanité douloureuse en l’étreignant sur Mon Cœur Miséricordieux [1] ».
Introduction
L’intention de cette étude est de montrer que la doctrine de la Miséricorde divine exposée par Sainte Faustine dans ce qu’elle appelle son Petit journal, peut être relue à la lumière de la théo-logique ternaire du don – réception (don 1), appropriation (don 2) et donation (don 3). En retour, la spiritualité de la Miséricorde divine confirme et enrichit cette dynamique.
Auparavant, je ferai un résumé de cette doctrine sur le Culte de la miséricorde divine.
Deux approches sont possibles : plus historique, plus factuelle [2], soulignant aussi combien la révélation de la Miséricorde divine présente un sens singulier pour notre temps [3] ; plus systématique. Je me contenterai de la seconde, considérant connus le cadre, la biographie d’Hélène Kowalska, polonaise du diocèse de Cracovie, devenue Sœur Marie-Faustine du Très Saint Sacrement (1905-1938), de la Congrégation de la Divine Mère de la Miséricorde, et canonisée par Jean-Paul II pendant l’année sainte, en même temps qu’il proclamait le second dimanche de Pâques, fête de la Divine Miséricorde [4].
Essentiellement pratique, la doctrine du Petit journal parle de la miséricorde divine dans le cadre de l’instauration d’un culte ; de plus, toutes les révélations du Christ qui constituent le cœur du message du Petit journal concernent ce culte. Voilà pourquoi je le présenterai brièvement. Je considérerai successivement son objet, les dispositions du sujet et les effets. Chacun de ces points soulèvent différentes difficultés.
Précisons un dernier point. Il est hors de question que je fasse un exposé de toute la doctrine contenue dans les 550 pages du Petit journal ; mon attention se concentrera donc surtout sur les 82 révélations relatives au Culte de la Divine Miséricorde et les paroles du Christ rapportées par la visionnaire [5].
1) Présentation du Culte de la Miséricorde divine
Pour être pratique, cette doctrine présente nombre de prises de position doctrinales ; aussi, à l’occasion de cet exposé pratique, seront précisés les points de doctrine.
Disons-le une fois pour toutes. Un certain nombre de questions qui seront posées n’intéresse pas le fidèle ou lui sembleront oiseuses. Pour autant, elles sont légitimes ; plus encore, leur détermination peut permettre de mieux ordonner la dévotion et la pastorale.
a) Son objet
1’) Les difficultés
À la lecture du Petit journal, il se pose des difficultés sur la définition (au sens étymologique de délimitation) de l’objet de la dévotion.
- D’abord, la Miséricorde se porte tantôt vers le seul Christ, tantôt vers le Père [6], tantôt vers la Sainte Trinité [7]. On pourrait à ce sujet se demander pourquoi le Petit journal ne fait jamais mention de l’Esprit-Saint : n’est-il pas, lui aussi, auteur de la miséricorde, lui qui répand l’amour en nos cœurs (Rm 5,5) ?
- Ensuite, à propos de Jésus, il règne aussi un flou : la dévotion s’adresse-t-elle à Jésus même dans sa nature divino-humaine ou seulement à son Cœur [8] ou seulement à sa miséricorde [9] ?
- Enfin, on peut se demander si le culte porte sur le Christ lui-même, ainsi qu’on l’a vu, ou sur l’image peinte par Faustine. En effet, Jésus a insisté pour que cette image soit représentée et dit expressément que le culte ne porte son fruit que si elle est vénérée. Comme l’affirme la première révélation : « Peins un tableau de ce que tu vois, avec l’inscription : ‘Jésus, j’ai confiance en Vous !’ Je désire qu’on honore cette image, d’abord dans votre chapelle, puis, dans le monde entier [10] ».
Par ailleurs, il se pose une question concernant la nature de la miséricorde dans sa relation avec l’amour. Nous verrons plus bas que la miséricorde est à la fois amour, compassion, bonté.
2’) Les réponses
Il ne faut pas trop presser les différences : « Mon cœur est la Miséricorde même [11] ». Il demeure que, théologiquement, le terme de l’acte du culte, explique la théologie, est une Personne.
Ensuite, Sœur Faustine fait appel à une distinction heureuse, lorsqu’elle écrit le 12 février 1937 : « L’amour divin est la fleur et la miséricorde est le fruit [12] ». Dans le même sens, mais se l’appliquant à elle-même, elle écrit le septième jour de sa retraite d’octobre 1937 : « l’amour pur guide maintenant ma vie. Et extérieurement, c’est la Miséricorde qui en est le fruit [13] ». La perspective n’est-elle pas phénoménologique ? Sœur Faustine ne distingue-t-elle pas l’intériorité qu’est l’amour et son extériorisation qui est la Miséricorde ? Voire, puisque l’amour est encore la fleur et non pas le germe, faudrait-il distinguer aussi un fond insondable du Cœur de Dieu ? Mais on verra plus loin que, tout à l’inverse, Sœur Faustine fait de la Miséricorde le fond insondable de Dieu. Quoi qu’il en soit de l’ordre, il semble toutefois que la distinction fond-apparition ou intérieur-extérieur soit opérante, la Miséricorde pouvant être d’un côté ou de l’autre, selon la perspective adoptée.
Enfin, l’Esprit-Saint est implicitement présent : « Le Journal parle plus d’une fois d’un ‘durer continument en soi’, c’est-à-dire de la réciproque immanence des trois Personnes divines. Quand nous adorons une Personne, du fait de l’immanence trinitaire, nous adorons les autres Personnes [14] ». C’est ainsi que saint Augustin expliquait la présence de l’Esprit-Saint dans l’Ecriture, alors même qu’il n’est pas explicitement mentionné : dès que le Père et le Fils sont là, l’Esprit l’est aussi comme « nexus amoris ».
b) Les dispositions requises par le fidèle
Passons de l’objet du culte au sujet qui l’exerce.
1’) Les difficultés
Ici aussi la difficulté tient à la diversité, voire à l’éclatement des paroles. Bien évidemment, le culte de la miséricorde ne peut porter du fruit que si le sujet qui le pratique présente certaines dispositions. Mais en quoi consistent ces dispositions ?
- Tout d’abord, s’agit-il d’attitudes seulement intérieures ou aussi extérieures ? En effet, le culte de la divine Miséricorde se présente sous trois formes extérieures : la vénération de l’image de Jésus Miséricordieux, la confession et la communion le jour de la fête de la Divine Miséricorde, le chapelet de la Divine Miséricorde [15]. Or, ces formes sont exigées : « J’exige le culte de Ma miséricorde en célébrant solennellement cette fête, et en honorant l’image que J’ai fait peindre. Par cette image, je donnerai beaucoup de grâces aux âmes [16] ».
- Ensuite, parmi les attitudes intérieures, la confiance est-elle suffisante ou bien faut-il aussi ajouter la miséricorde ? Ici gît une autre véritable difficulté. D’un côté, Jésus affirme très clairement à Faustine : « Les grâces de Ma Miséricorde se puisent à l’aide d’un unique moyen qui est la confiance [17] ». Par ailleurs, il ajoute : « J’exige de toi des actes de miséricorde […] envers le prochain » et « Tu dois témoigner aux autres la miséricorde, toujours et partout » ; et de lui donner trois moyens : l’action, la parole, la prière : « la foi la plus solide ne sera rien sans l’action [18] ».
- Enfin, Jésus soutient très clairement que la condition est la « confiance » ; mais ce terme comporte des significations variées ou du moins assez larges : il semble s’identifier tantôt à la foi [19], tantôt à l’espérance, tantôt à l’adoration, tantôt à l’amour.
2’) Les réponses
- La dévotion, la confiance se porte à la miséricorde ; l’image n’est qu’un moyen, dans deux sens différents : d’une part, il est instrument par lequel Jésus distribue ses grâces ; d’autre part, il est un signe qui rappelle aux hommes la miséricorde qui leur est proposée. « Ce n’est ni dans la beauté des couleurs, ni dans celle du coup de pinceau, que résid ela grandeur de cette image, mais dans Ma grâce [20] ». Il est significatif que Jésus ajoute à la citation ci-dessus : « et l’on doit leur [les âmes] rappeler les exigences de Ma Miséricorde [21] ». Or, l’exigence première, on l’a vu, est l’attitude de confiance.
- Pour Ignacy Rozycki, « la seule confiance sans les autres actes [donc la pratique de la miséricorde envers les autres] est déjà un culte authentique » ; et, de toutes manières, elle « est l’âme de tout le Culte », donc doit animer les autres actes [22]. Mais, ajoute-t-il, si la miséricorde n’est pas indispensable, « le culte sans la miséricorde n’est pas intégrale [23] ». La distinction entre parties essentielles et intégrales, qui n’a rien à voir avec les catégories logiques, ne me paraît pas très éclairante, et les explications sont alambiquées. Il me semble plus précis de faire appel à la dynamique du don : la confiance est de fait le fondement ; mais la miséricorde aux autres demeure l’expression juste de la charité ; or, saint Paul nous dit que la foi œuvre dans la charité (Ga 4,6) et sans celle-ci, il ne peut y avoir de salut. Voilà pourquoi Jésus affirme : « De son cœur doit jaillir la source de Ma miséricorde pour les autres âmes, car autrement Je ne reconnaîtrai pas cette âme pour Mienne [24] ».
- Il semble qu’il faille non pas opposer ces deux réponses, mais les intégrer. « La confiance […] n’a pas une signification formelle qui l’isole des autres sentiments et vertus. Sa signification est concrète » ; comme dans la Bible (par exemple Jd 9,11), elle « inclut non seulement la foi théologale, mais aussi l’espérance mise sans hésitation dans la bonté et la miséricorde de Dieu [25]».
c) Les effets du culte
Considérons enfin la finalité, précisément la fin réalisée concrètement, autrement dit ,les effets.
Une dernière fois, nous sommes confrontés à une multiplicité de propositions et de requêtes qu’il semble difficile, de prime abord, de d’unifier.
- Tout d’abord, les effets concernent-ils le seul salut, donc le bien spirituel de l’âme, en positif – « Aucune âme ne trouvera justification, tant qu’elle ne s’adressera pas avec confiance à Ma Miséricorde [26] » – et en négatif – « Si elles [les âmes] n’adorent pas Ma Miséricorde, elles périront pour l’éternité [27] » ? Ou bien concernent-ils aussi les biens matériels et, plus généralement, les consolations humaines ? « Qui a confiance en elle [la Miséricorde] ne périra pas, car toutes ses affaires sont à Moi [28] ». « L’âme qui fait confiance à Ma Miséricorde est la plus heureuse car Je prends Moi-même soin d’elle [29] ».
- Ensuite, les effets se limitent-ils au seul dévot ou peuvent-ils s’étendre à d’autres personnes ? « Si l’on récite ce chapelet [le chapelet de la Divine Miséricorde], Je me tiendrai entre le Père et l’âme de l’agonisatn, non pas en tant que Justicier, mais comme le Sauveur Miséricordieux [30] ». Par ailleurs, qui sont ces personnes : tout homme ou surtout les pécheurs, ou surtout les agonisants ? « Prie autant que tu le peux, pour les agonisants ». Et Jésus ajoute la raison qui est, comme toujours, la miséricorde : « Car ce sont eux qui en ont le plus besoin et qui en ont le moins [31] ». Et la confiance en la miséricorde est efficace :
« Toutes les âmes qui vénéreront cette Miséricorde qui est Mienne, et feront grandir sa renommée en incitant les autres âmes à la confiance en Ma Miséricorde ne connaîtront pas l’effroi à l’heure de la mort. Ma Miséricorde les abritera lors de cette dernière lutte [32]… »
En effet, triple semble être les effets de la confiance en la miséricorde divine. Comme toujours, il semble qu’il ne faille rien exclure mais seulement organiser, ordonner et hiérarchiser.
d) Conclusion
Nous pourrions synthétiser les données précédentes en une formule qui les rassemble : par le Culte de la Miséricorde Divine a pour objet la Miséricorde qu’est Jésus et requiert du fidèle la confiance en vue du salut. Dit autrement : le fidèle qui adore, dans la confiance, la miséricorde divine reçoit l’assurance du salut.
Pascal Ide
[1] PJ, n° 1588, p. 508. Je me fonde sur l’édition La miséricorde de Dieu dans mon âme. Petit Journal de Sœur Faustine, trad. (anonyme), Marquain (Belgique) et Baisieux (France), éd. Jules Hovine, 1985 (autre éd. : Paris, Parole et dialogue, 2004). L’édition polonaise (Warszawa, 1995) comporte des numéros en marge (ils sont en l’occurrence au nombre de 1827). Le Petit journal sera cité PJ, suivi du numéro de l’édition polonaise et de la page de la traduction française (où ce n° est reporté).
[2] Sur ce point, je renvoie à la présentation à la fois pédagogique et très systématique d’Ignacy Rozycki, Il culto della Divina Misericordia. Studio teologico del Diario di Santa Faustina Kowalska sul tema del Culto, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 2002, Ière partie p. 13-71.
[3] « Que l’humanité entière apprenne à connaître Mon insondable Miséricorde. C’est un signe pour les derniers temps. Après viendra le Jour de la Justice » (PJ, n° 847, p. 307). Cf. Ignacy Rozycki, Il culto della Divina Misericordia, op. cit., p. 80-82.
[4] Pour la présentation de ce Petit journal, cf. l’Introduction à son édition faite par le Père Jerzy Mrowczynski, p. 9-17.
[5] Cette distinction est opérée par Ignacy Rozycki (cf. le tableau récapitulatif dans Il culto della Divina Misericordia, op. cit., p. 127-129).
[6] Cf. par exemple, PJ, n° 713, p. 272.
[7] Ainsi cette parole semble devoir être attribuée au Père « Ma miséricorde est passée dans les âmes par le Cœur humano-divin de Jésus » (PJ, n° 527, p. 219).
[8] Par exemple « J’ai ouvert Mon Cœur, en tant que source jaillissante de Miséricorde » (PJ, n° 1519, p. 491). C’est le cas dans les révélations 65, 66, 70.
[9] Telle est la majorité des cas.
[10] PJ, n° 47, p. 51.
[11] PJ, n° 1776, p. 566.
[12] PJ, n° 948, p. 337.
[13] PJ, n° 1362, p. 444.
[14] Ignacy Rozycki, Il culto della Divina Misericordia, op. cit., p. 77.
[15] Celui-ci est expliqué dans PJ, n° 474-475, p. 201-202.
[16] PJ, n° 741, p. 279. « Par elle [cette image], beaucoup de grâces seront accordées aux âmes » (PJ, n° 569, p. 232).
[17] PJ, n° 1578, p. 505.
[18] PJ, n° 741, p. 278 et 279.
[19] « Elles n’ont pas foi en moi » (PJ, n° 1446, p. 464).
[20] PJ, n° 312, p. 148.
[21] PJ, n° 741, p. 279.
[22] Ignacy Rozycki, Il culto della Divina Misericordia, op. cit., p. 94-95 ; cf. les développements p. 92s.
[23] Ibid., p. 99.
[24] PJ, n° 1147, p. 384.
[25] Ignacy Rozycki, Il culto della Divina Misericordia, op. cit., p. 90.
[26] PJ, n° 569, p. 232.
[27] PJ, n° 964, p. 342.
[28] PJ, n° 722, p. 274.
[29] PJ, n° 1272, p. 419.
[30] PJ, n° 1540, p. 495.
[31] PJ, n° 1776, p. 566.
[32] PJ, n° 1539, p. 494-495.