La limitation des systèmes formels. Essai d’interprétation philosophique 2/4

2) Le théorème. Portée philosophique

Nous venons de le voir, le théorème de Gödel peut se considérer à deux points de vue qui, tous deux, intéressent le philosophe : en lui-même et en son fondement, c’est-à-dire en son argumentation. Par ailleurs, pour chacun de ces points de vue, nous serons appelés à distinguer différents niveaux d’interprétation qui, chacun, donne à penser: psychologique, épistémologique, voire métaphysique et théologique.

a) Sens psychologique. La perte de la toute-puissance

1’) La conviction de David Hilbert

Le mathématicien Hilbert remarquait :

 

« Qu’est-il de la vérité de notre savoir, de l’existence et du progrès de la science s’il n’y avait au moins en mathématiques une vérité solide ? […] Cantor a dit : l’essence des mathématiques réside dans la liberté. Je voudrais ajouter, à l’intention des sceptiques et des pusillanimes : en mathématiques, il n’y a pas d’ignorabimus, bien au contraire nous sommes toujours en mesure de répondre aux questions qui sont douées de sens, et nous voyons se confirmer ce qu’Aristote avait sans doute déjà pressenti : notre intelligence ne recourt nullement à des mystérieux artifices, elle procède au contraire selon des règles parfaitement déterminées que l’on peut formuler explicitement et qui constituent la garantie de l’objectivité absolue de son jugement [1] ».

 

Il y a donc chez Hilbert une confiance infinie dans le pouvoir de la raison, pouvoir qu’a priori, rien ne peut de soi limiter. La déclaration ci-dessus signifie donc davantage que la certitude de la capacité qu’a la raison de raisonner et de découvrir des réponses aux questions. Hilbert pense que la pensée mathématique possède réellement ce privilège de ne connaître aucune borne à son pouvoir.

Le même mathématicien disait ailleurs : « Pour que le raisonnement logique soit doué de solidité, il faut que l’on puisse embrasser ces objets du regard de façon complète dans toutes leurs parties et que l’on puisse reconnaître par intuition immédiate, en même temps que ces objets eux-mêmes, comme des données qui ne se laissent plus réduire à quelque chose d’autre où qui en tout cas n’ont pas besoin d’une telle réduction, comment ils se présentent, comment ils se distinguent les uns des autres, comment ils se suivent ou comment ils sont rangés les uns à côté des autres [2] ».

2’) La juste mesure gödelienne

On voit donc toute la distance séparant les propos de David Hilbert et ceux de Kurt Gödel (1906-1978). La limitation interne des systèmes formalisés est la croix apposée sur tous nos désirs, explicites ou secrets, de totipotence intellectuelle. En effet, tout chercheur qui a touché à l’axiomatisation a un moment ou à l’autre espéré construire un système de puissance notable intégralement formalisé. C’est là une constatation banale mainte fois faite. Aussi ne vaut-il pas la peine de s’y attarder. Contentons-nous de le souligner, car il n’est pas rare, encore aujourd’hui, de rencontrer un chercheur – Jacques Vauthier le note – qui rêve par exemple de formaliser la totalité de la physique. Pour dater d’il y a plus de soixante ans, les découvertes d’oncle Kurt sont encore loin d’être passées dans les mœurs intellectuelles, et même d’être connues du milieu universitaire !

« Une telle théorie ultime, explique Stanley Jaki, est irréalisable si elle est présentée non seulement comme une théorie factuellement vraie mais comme une théorie nécessairement vraie […]. Car quelle que soit la clarté que peuvent apporter les mathématiques, elles ne peuvent fournir toute la clarté concevable. C’est là le cœur des théorèmes d’incomplétude de Gödel [3] ». Jean Ladrière dit de même :

 

« Un système formel ne peut jamais être considéré comme une représentation adéquate de la théorie mathématique qu’il est censé exprimer, du moins en ce sens qu’il ne permet pas de décider effectivement de la validité de certains énoncés. Or, la métamathématique au sens hilbertien ne peut s’appliquer qu’à des théories strictement formalisées ; ses résultats ne valent donc que pour ce qui est contenu dans les formalisme qu’elle étudie. Cela signifie qu’elle ne peut prétendre atteindre une sorte de vérité mathématique absolue et que, de toute façon dans ce qu’elle peut atteindre, il subsiste des aspects d’indétermination ».

 

Et ailleurs, le philosophe belge écrit plus laconiquement : « Il n’y a pas d’absolu en mathématique ».[4] Même dans le domaine où la raison paraît la plus puissante, à savoir en mathématiques, elle doit faire son deuil de toute volonté de toute-puissance.

Penrose a tenté de manifester l’irréductibilité de la science et de la mathématique elles-mêmes à un formalisme intégral. C’est par exemple ce que dit le théorème de Gödel. En effet, on interprète souvent ce théorème en termes négatifs de limitation des systèmes formels. Mais il ne faudrait pas oublier que la démonstration de ce théorème se fonde sur le fait qu’on a établi l’existence d’une « proposition vraie qui n’est pas démontrable par le système » [5]. Or, le système est complètement formalisé, au du moins autant qu’il le peut. En conséquence, la vérité ne se réduit pas à la formalisation : « la notion formaliste de « vérité » doit être nécessairement incomplète ». [6] Dit autrement : « c’est une conséquence claire de l’argumentation de Gödel que le concept de vérité mathématique ne se laisse pas enfermer dans le cadre d’un schéma formaliste ». [7] Or, l’algorithme, la machine de Türing qui l’exprime et le concrétise, sont totalement formalisés. De même donc qu’il y a un quelque chose dans la vérité (mathématique) qui excède le formalisme, de même y a-t-il quelque chose qui excède dans l’esprit (ou le cerveau), l’algorithme qui permet le fonctionnement de l’ordinateur.

Précisons aussitôt. La méthode formelle n’est pas stérilisée par ce principe de limitation. Elle garde toujours un immense intérêt dont le moindre n’est pas de démasquer les insuffisances du langage naturel, par exemple le paradoxe du menteur qui vient de la confusion entre langage et métalangage. Il faut donc donner un sens positif à ce principe de limitation. Loin d’être une identification méprisante de toute tentative de formalisation à la vanité d’un discours clos sur lui-même, il dessine avec plus de précision la forme du rationnel en général et de l’être mathématique en particulier. Bref, le théorème de Gödel nous apprend de manière certaine et définitive que les possibilités du constructif ne sont pas épuisées par le décidable.

3’) L’excès inverse

Certains accordent une puissance d’humilité exagérée au théorème de Gödel. Colin Hannaford, directeur de l’Institute of Democraty from Mathematics d’Oxford disait : « En 1931, Gödel porta le coup fatal à la vision totalitaire des mathématiques. C’était trop tard pour arrêter le troisième Reich ». Autrement dit, si la découverte du théorème de limitation avait été plus ancienne et si les mathématiques avaient été correctement enseignées, l’Europe aurait évité la seconde guerre mondiale. Conséquence pratique : l’enseignement du théorème de Gödel est un réquisit de la démocratie. Cette illustration de la « pangödelisation », à la limite du loufoque, réédite la fameuse illusion platonicienne, constamment renouvelée, de la vertu-science : il suffit de savoir pour vouloir (le bien). De surcroît, ce légitime désir de démocratie et d’évincement des tentations totalitaires se fonde sur une vision étrangement totalitaire du savoir, où la mathématique deviendrait salvifique de la connaissance, comme si elle régnait sur les autres types de discipline, ce que Nordon traduit, pour une part, en remarquant que la lubie d’Hannaford vient de ce qu’il croit que les « maux viennent d’une source unique [8] ».

b) Sens épistémologique. La vérité ne se réduit pas au discours formalisé

A côté des interprétations erronées, il y a au fond deux interprétations : côté sujet ou côté objet.

1’) Interprétations erronées

Certains font de ce théorème une porte ouverte au scepticisme : l’affirmation selon laquelle « il ne peut y avoir de propositions universellement valides, donc de vérité absolue, se fonde logiquement dans le théorème d’incomplétude de Gödel [9] ».

Autre exemple. Brisson et Meyerstein me semblent donner une interprétation erronée du théorème d’incomplétude de Gödel et de son extension, la Théorie Algorithmique de l’Information, car leur herméneutique paraît prêter le flanc au concordisme.

En premier lieu, « il apparaît que les systèmes formels sont limités. Ces limites sont justement leurs propres axiomes ». [10] Ceci est vrai, mais on n’a pas attendu Gödel pour le savoir, et tel n’est pas son apport. Brisson (p. 189 à 197) va surtout le montrer à partir de certains textes des Seconds analytques d’Aristote [11]. A priori, cette entreprise aurait pu emporter notre sympathie, mais, au total, elle paraît plus desservir la cause de l’aristotélisme que la servir. Il va établir une homologie entre d’une part, le principe d’incomplétude, et les différents principes de la Théorie Algorithimique de l’Information qui, finalement postulent l’existence d’axiomes aussi nécessaires qu’indémontrables, et, d’autre part ce qu’affirme Aristote sur l’impossibilité d’une régression à l’infini dans la démonstration des principes, et sur le nécessaire recours à un indémontrable qui est le nous (l’esprit). « Il n’est pas possible de savoir par la démonstration sans connaître les principes immédiats ». Or, comment ces premiers principes sont-ils eux-mêmes connus ? Ils ne peuvent procéder d’une connaissance antérieure, sinon il faudrait remonter à l’infini. Seule solution : « nous devons nécessairement posséder quelque puissance de les acquérir, sans pourtant que cette puissance soit supérieure en exactitude à la connaissance même des principes ». Et cette puissance est une intuition des principes, acquise par induction. [12] A propos de l’induction des premiers principes, il n’est rien dit de l’interprétation classique de ce nous non pas comme d’un principe divin (c’est ce que pense Brisson et ce que le texte n’autorise pas à dire), mais comme d’un habitus.

A cela s’ajoute une autre erreur : « Pour paraphraser Aristote, toute l’information contenue dans un modèle théorique, c’est-à-dire tous les théorèmes susceptibles d’y être prouvés, se trouve déjà potentiellement contenue dans le système que constituent ses axiomes ; le développement complet de la théorie à partir du système des axiomes n’ajoute aucune information ! Du même coup, toute extrapolation qui mène au-delà de l’information contenue dans les axiomes ou bien est indécidable ou bien exige l’adjonction d’un nouvel axiome, sans preuve ». [13] Or, ce n’est pas la puissance seule qui fonde l’incomplétude, mais l’infinité potentielle, comme nous le comprendrons mieux plus bas. [14]

2’) Interprétation conceptualiste

a’) Exposé de Jean Ladrière

Le théorème d’incomplétude, dit Trinh Xuan Thuan, « implique que la raison a des limites et qu’elle ne peut accéder à la vérité absolue [15] ».

On doit au spécialiste de philosophie des sciences Jean Ladrière la plus grande thèse de philosophie sur le théorème de Gödel. Son intention est de mesurer les capacités d’une forme déterminée de langage (un système logique, en particulier) à prouver son caractère non contradictoire. Ce que Ladrière montre, c’est qu’aucun langage ou système ne peut se justifier par ses seules ressources propres, mais seulement en faisant appel à un langage d’un autre niveau ou d’un autre type. A l’instar de Kant ou de Wittgenstein, il conclut donc de la limitation de la logique mathématique à la limite de la rationalité. Toutefois, loin d’être seulement négative, la thèse de Ladrière pense positivement ce sens des limites comme une exigence interne d’ouverture d’un champ de sens à d’autres dimensions du sens. De fait, dans des ouvrages ultérieurs, le philosophe belge s’intéressera aux formes du langage et de la pensée.

Entrons dans le détail. Jean Ladrière interprète le théorème de limitation en fonction des catégories de formel et d’intuitif [16]. Toute entreprise mathématicienne comporte un projet de formalisation qui n’est naturellement jamais explicité. On le retrouve non pas à titre d’idéal commandant la visée, mais dans les réalisations effectives qui délimitent, à chaque moment de sa progression, le champ couvert par la science mathématique. C’est par une reprise réflexive que l’on peut en ressaisir le contenu, en analysant les modes de son actualisation.

Dès lors apparaît l’intention profonde du projet hilbertien. Formaliser intégralement la mathématique ou tel secteur de la mathématique, c’est vouloir générer son propre sens et chercher non pas l’autonomie, mais l’absolue indépendance. Jean Ladrière développe ce point et conclut : « Ce que vise le projet de mathématisation intégrale, c’est donc la constitution de l’objet mathématique total [17] ». L’intégration de tout le champ accessible à l’intuition se double d’un aussi absolu détachement à son égard. Dans un autre registre philosophique et terminologique, on dirait que le sensible est totalement absorbé dans et par l’intelligible. Du moins le concept hégélien est-il intégrateur de l’altérité de la nature.

Il est possible de prolonger cette constatation décisive selon deux directions : l’une plus conceptualiste que suit Jean Ladrière, l’autre plus réaliste qui sera la nôtre.

Selon la première direction, un tel projet est l’abolition de la distance qui sépare, dans la recherche, la pensée de son objet : « L’être mathématique est alors simplement et immédiatement présent, il se montre selon tout ce qu’il est. Cessant de déborder sa représentation, il s’identifie avec elle il n’a plus à être rejoint, il est rendu accessible de part en part, dans la totalité de ses articulations ». Autre conséquence : « L’objet total est aussi un objet qui se soutient seul, sans le secours de la pensée. Élaboré dans une expérience, il n’est pas en continuité avec cette expérience ; il la dépasse et s’y substitue. […] L’expérience est abolie dans la présence. Cela signifie que toute dualité est supprimée : dualité de l’être et de sa représentation, de la pensée et de son objet [18] ». En conséquence, le système total se désolidarise de toute conscience, et se constitue, à son propre regard, comme réalité intelligible pour soi, hors toute référence à un pour moi. Bref,

 

« on se trouve donc ici devant l’idée-limite d’un système parfaitement clos, ne renvoyant à rien d’autre qu’à lui-même. […] L’avènement d’un tel système réaliserait l’éclatement de l’expérience, la fin de ce dialogue incessant avec le monde qui constitue la vie de la science, et l’établissement d’une totalité close, pleine et silencieuse dans laquelle il n’y aurait plus ni monde ni science mais seulement le retour éternel de l’homogène, l’échange perpétuel de l’identique avec lui-même [19] ».

 

Or, en regard, le théorème de Gödel et plus généralement les faits de limitation interdisent une formalisation complète du champ intuitif. Ils expriment l’irréductible dualité de la pensée et de l’objet : le système de l’intelligible ne peut se clore dans une objectivité coupée de sa référence à une expérience. « Le système total n’est réalisable ni comme représentation adéquate du champ intuitif, ni comme structure formelle capable de se réfléchir entièrement en elle-même, ni comme ensemble de procédures canoniques susceptible de fournir une solution effective à tout problème mathématique [20] ». Autrement dit, il y a un excédent d’intuition que la raison ne peut formaliser.

De même, il nous faut sortir de la conception naïve d’une science univoque, dont la signification serait fixée. Même en mathématiques, une théorie définie par une axiomatique précise assez riche peut donner l’existence à une infinité de modèles, autrement dit recevoir une infinité d’interprétations cohérentes avec le formalisme mais non équivalentes d’un point de vue logique. C’est le sens du théorème de Löwenstein-Skolem que de le montrer [21]. De même la mécanique quantique est susceptible de recevoir plusieurs interprétations ontologiques toutes adéquates avec la formalisation de la théorie. La conséquence en est que non seulement le discours scientifique est mesuré, limité, mais que les sciences actuelles ouvrent à une herméneutique, à une interprétation, à une recherche de sens, donc à une philosophie.

b’) Exposé de Léon Brunschvicg. Une perspective prophétique

Il peut paraître étonnant de faire mention du célèbre ouvrage de Léon Brunschvicg, Les étapes de la philosophie mathématique, puisqu’il est antérieur de presque vingt ans au théorème de Gödel ; mais il est déjà postérieur de quatre ans à l’axiome restrictif de Zermelo, et, on va le redire dans un instant, il a pris position face à ce qu’il appelle le logicisme de l’entreprise de formalisation de Bertrand Russell et Norbert Whitehead dans les Principia.

Dans sa thèse sur la Modalité du jugement [22], le philosophe français a établi le primat du jugement sur le concept, et précisément du jugement de relation (sur le jugement d’attribution), dont la relation mathématique constitue la forme la plus pure. Par la suite, Brunschvicg ne cessera de détecter cette double approche philosophique du réel : celle du concept et celle du jugement, et de la vérifier dans différentes études d’histoire de la pensée. Il existe en effet comme deux formes opposées de rationalisme : « Suivant l’une l’idée est un concept au sens aristotélicien et scolastique ; le rôle essentiel de l’esprit est de saisir les termes les plus généraux du discours, quitte à l’épuiser dans l’effort pour les enfermer dans une définition première. La seconde est la doctrine intellectualiste des Platoniciens et des Cartésiens », chez qui l’idée se traduit « dans la liaison opérée par le jugement et exprimant le fait même de comprendre [23] ».

C’est au nom de cette distinction, d’ailleurs, que son ouvrage sur Les étapes de la philosophie mathématique a opté, contre Aristote et Hegel, pour les cinq figures majeures de Platon, Descartes, Spinoza [24], Leibniz et Kant. En effet, accorder son primat au pôle figé du concept, c’est privilégier la chose. En regard, accorder toute sa primauté au pôle transparent de la relation c’est opter pour la valeur dynamique de l’esprit, du jugement contre la catégorisation monolithe de la chose. Brunschvicg nuancera, mais il traquera partout et toujours cette double polarité de la pensée, que l’on n’a jamais assez bien clarifiée à son goût, pour condamner le primat du concept dont la catégorie aristotélicienne constitue le paradigme.

Or, c’est au nom de ce discernement qu’il va s’opposer (de manière stérile, mais on ne peut lui demander de jouer au prophète) à la reconstruction logistique de la mathématique des Principia, mais aussi qu’il va d’une certaine manière anticiper la réfutation gödelienne de la tentation d’une démonstration ultime par le système formel de sa propre consistance. Du côté des pensées du jugement, on trouve Zermelo et les mathématiciens de l’École française (Borel, Poincaré, Baire, Tannery), et du côté des pensées du concept, les anglo-saxons et les allemands (Cantor, Russel et Whitehead, Hilbert). En fait, Brunschvicg va prendre ses distances à l’égard des deux.

En fait, on se trouve confronté à deux opinions contradictoires. D’un côté, Cantor a donné un statut ontologique au transfini. De l’autre, le renouviérisme et, plus généralement, l’attitude empiriste confinent la mathématique dans l’enceinte du fini. Par exemple, le mathématicien français Baire affirme :

 

« Dès qu’on parle d’infini (même dénombrable), l’assimilation, consciente ou inconsciente, avec un sac de billes qu’on donne de la main à la main, doit complètement disparaître… En particulier, de ce qu’un ensemble est donné (nous serons d’accord pour dire, par exemple, que nous nous donnons l’ensemble des suites d’entiers positifs), il est faux pour moi de considérer les parties de cet ensemble comme données. A plus forte raison je refuse d’attacher un sens au fait de concevoir un choix fait dans chaque partie d’un ensemble… En fin de compte, en dépit des apparences, tout doit se ramener au fini [25] ».

 

Le devoir du mathématicien est donc de ramener les raisonnements sur l’infini aux raisonnements sur le fini. Il est en cela aussi d’accord avec Émile Borel qui borne le domaine de la science positive aux ensembles effectivement dénombrables, c’est-à-dire tels qu’on puisse « indiquer au moyen d’un nombre fini de mots, un procédé sûr pour attribuer sans ambiguïté un rang déterminé à chacun de [leurs] éléments [26] ». Mais cela n’est guère satisfaisant, car le mathématicien ne cesse de faire appel à l’infini d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce que dans le calcul infinitésimal.

Nous sommes donc face à un dilemme que Brunschvicg résume de la manière suivante : « ou la notion mathématique de l’infini était une idée positive, et l’infini actuel était représenté ; ou l’infini actuel n’était pas représentable, et la notion d’infini était une idée illusoire [27] ». Comment résoudre l’apparente contradiction ? [28] En fait, renouviérisme et cantorisme s’alimentent à la même erreur : le primat du concept. Pour eux, l’idée se définit par la matière, de sorte que l’existence de l’infini mathématique doit se fonder sur l’existence des éléments de la représentation le composant. C’est ainsi que la position de Cantor est clairement due à la contamination d’une philosophie du concept, en l’occurrence d’origine scolastique ; c’est aussi Cantor qui a contribué, selon Brunschvicg, à l’interprétation logistique des mathématiques [29]. Seule solution : sortir de la fausse alternative et fonder cette infinité non dans la représentation des nombres infinis, mais dans les relations mutuelles dont on a vu qu’elle est l’objet d’un jugement. Alors, l’infinité dénombrable est la plus simple des idées positives : elle correspond à la relation et loi de numération. Dit autrement, nous ne sommes pas en possession de l’infini telle une chose que vise un concept ou la représentation, mais d’une loi, d’un dynamisme de l’esprit qui me permet de dériver les termes de la série jusqu’à l’infini.

Comme le note Tannery :

 

« A coup sûr, si quelqu’un dit qu’il existe une infinité de nombres entiers, il n’entend point que cette infinité de nombres entiers est écrite quelque part, dans quelque gros livre ; il ne s’agit que d’une existence dans notre pensée ; or, notre façon de penser l’infinité des nombres entiers consiste essentiellement à penser la loi de formation de ces nombres qui en implique l’infinité […]. Je n’imagine pas les nombres entiers dans leur suite infinie, je les comprends dans leur loi de formation [30] ».

 

On le voit donc, l’interprétation de Brunschvicg rejoint, mutatis mutandis, celle de Jean Ladrière. Pour nos deux auteurs, de polarité plus idéaliste, plus conceptualiste, il existe une limitation interne à la formalisation opérée par l’esprit humain qui ne peut effectuer un nombre infini d’opérations, ce que signifie l’axiome de Zermelo ou le théorème de Gödel.

3’) Interprétation réaliste. Garder le mystère de l’être

Il y a une seconde interprétation, réaliste, du refus opposé par Gödel aux tentatives de formalisation intégrale : elle consiste à comprendre que le théorème de Gödel garde le mystère de l’être. En effet, un aristotélicien n’est nullement choqué de ce que sujet et objet communient dans l’acte du connaître. C’est là même tout le mystère de la connaissance. Par contre, il se refusera toujours à faire coïncider sujet connaissant et objet connu. Développons ces deux points.

a’) Le mystère de la connaissance

Il est hors de question de faire un exposé complet de philosophie de la connaissance [31]. Citons seulement, avec quelque générosité, le philosophe français Jacques Maritain :

 

« Connaître, c’est, par un scandale apparent pour le principe d’identité, être d’une certaine manière autre chose que ce qu’on est : c’est devenir autre chose que soi, être ou devenir l’autre en tant qu’autre. Ce qui suppose, d’une part, émergence du sujet capable de connaissance au-dessus de la matière (laquelle restreint ou enferme les choses exclusivement dans leur être propre) ; et d’autre part, entre le connaissant et le connu, une sorte d’union transcendante à toute union de type matériel : car lorsqu’une matière reçoit une forme, c’est pour constituer avec elle un troisième terme, qui est la matière informée [par exemple la matière qu’est le bois reçoit la forme de la table]. Ainsi un être matériel peut devenir autre, c’est-à-dire qu’il peut changer lui-même ou se modifier [le bois de l’arbre est devenu autre quant à sa forme, à savoir le bois de la table], il ne peut pas devenir l’autre. Tandis que le connaissant, tout en gardant intacte sa propre nature, devient le connu lui-même et s’identifie à lui, le connaissant étant ainsi incomparablement plus un avec le connu que la matière avec la forme ».

 

Par ailleurs,

 

« connaître ne consiste pas à faire quelque chose, ni à recevoir quelque chose, mais à exister mieux que par le simple fait d’être posé hors du néant ; c’est une surexistence active immatérielle, par laquelle un sujet existe non plus seulement d’une existence limitée à ce qu’il est comme chose d’une existence limitée à ce qu’il est comme chose enfermée dans un genre, comme sujet existant pour soi, mais d’une existence illimitée dans laquelle il est ou devient de par sa propre activité soi-même et les autres [32] ».

 

Or, ce mystère de la connaissance débouche sur celui, plus grand encore, de l’être.

b’) Le mystère de l’être

Pour notre part, nous lirions volontiers dans le théorème de Gödel une confirmation de l’intuition philosophique centrale du penseur suisse Hans Urs von Balthasar. Pour celui-ci, l’être est mystère [33]. Ce mystère ne s’entend pas au sens idéaliste du terme, comme relevant d’un défaut de pénétration de la capacité subjective de connaissance, mais au sens objectif d’excès à l’égard de la saisie que nous pouvons en avoir.

Le mystère ainsi entendu se rencontre d’abord dans la nature. Il est encore bien davantage le propre de l’homme et trouve son insurpassable exemplaire en Dieu. Mais ne peut-on prolonger la réflexion balthasarienne au domaine des réalités intramentales : les produits de l’activité intellectuelle humaine n’héritent-ils pas, à leur tour, de cette part d’ombre qui, d’une part, exprime leur indicible origine et, d’autre part, sauvegarde leur intelligibilité par un surcroît jamais épuisé ? Le théorème de Gödel, dès lors, rappelle à l’homme que tout savoir, même le plus à hauteur d’homme, participe d’un mystère qui est l’ombre portée de la surabondance même de l’être qu’aucun concept n’enclôt. [34]

Jean Ladrière ne rejoint-il pas, pour une part, Balthasar, lorsqu’il achève ainsi sa conclusion de son gros ouvrage sur les théorèmes de limitation : « Il est de la nature d’une existence finie de ne pouvoir atteindre les réalités-fondements que dans un acte de dévoilement qui n’en fait jamais apparaître que les manifestations. Et réciproquement les réalités-fondements ne peuvent se révéler à une existence finie qu’à travers des figures toujours inadéquates ». Or, le mystère, pour le théologien suisse, est manifestation d’une réalité qui n’épuise et ne peut jamais épuiser son intériorité. Autrement dit, « l’être mathématique ne s’épuise pas dans ses manifestations [35] ».

4’) Équivalence des deux interprétations ?

Lecture réaliste et idéaliste sont-elles équivalentes ? Au nom même du théorème de limitation, le mathématicien Guérard des Lauriers, ancien membre de Bourbaki, défend l’irréductibilité objective de la réalité extra-mentale à toute activité constructive de l’esprit. [36]

Le théorème de Gödel ôte toute assurance que la pensée mathématique ne rencontre pas, dans son déroulement, un objet qui échappe à ses prises ; au contraire. Or, pour Guérard, cette conviction dérive d’un principe métaphysique qui pose l’impossibilité absolue pour un mobile d’être à lui-même adéquatement sa propre norme. Le devenir requiert d’être fondé, il n’est pas achevé dans son ordre propre. Or, c’est l’acte qui explique la puissance.

Précisons. Au fond, pour Guérard, c’est l’idéalisme que le théorème déclare impossible. L’ambition de l’idéalisme, par exemple de l’interprétation brunschvicgienne de la mathématique, est que la signification détermine adéquatement à elle seule l’affirmation. Or, « la modalité du jugement qui énonce le théorème de Gödel est juste le contraire : la signification n’a aucune prise sur l’affirmation, parce que la réalité dont l’existence est affirmée […] n’implique par elle-même aucune signification [37] ».

En effet, la pensée pensante doit intégrer affirmation et signification, de sorte que l’acte de la pensée pensante est normée non par elle-même, mais par la réalité, l’être extra-mental. L’unité entre la signification et l’affirmation n’appartient pas à l’esprit qui pense mais à la réalité. Or, en regard, la pensée qui tente de se normer à elle seule se saisit d’abord en sa signification, selon son essence ; mais une pensée totalement auto-normée éliminerait toute intuition, puisque celle-ci renvoie à une réalité étrangère à la pensée ; mais une pensée qui se norme elle seule fonctionne sur des symboles vides. Justement le théorème de Gödel montre qu’une pensée qui se voudrait totalement autonome se détruit elle-même : elle ne peut se normer que par référence à l’être.

 

« La pensée se néantise comme pensée dans l’étreinte d’elle-même qui devait lui manifester son absolu. Et même cet instrument qui ne saisit plus rien, la pensée ne peut le dominer : son seul pouvoir est de démontrer son impuissance ; encore doit-elle, pour y réussir, mettre en œuvre des données intuitives et avec elles des normes objectives. En sorte que la pensée supposée absolument autonome ne pourrait pas même acquérir la certitude que lui donne le théorème de Gödel : celle de ne pouvoir normer quoi que ce soit d’elle-même par elle seule [38] ».

 

En d’autres termes, il y a deux manières philosophiques légitimes de relire le théorème de Gödel : l’une plus idéaliste, comme l’indice de la limite interne à toute activité opératoire de l’esprit s’inscrivant dans la finitude de la temporalité et l’invite insistante à une humilité face à l’infinité mathématique ; l’autre, plus réaliste, comme une confirmation de l’infinité potentielle présente dans les choses et du mystère inhérent au réel. A part, Hegel verrait là un signe de la démonstration définitive de ce que l’infini mathématique est un mauvais infini, ou mieux, la présence en soi de l’infini dans la finitude quantitative.

Quoi qu’il en soit de la perspective, idéaliste ou réaliste, le vœu prométhéen de toute-puissance de la pensée formelle est réfuté. cette la conclusion n’épuise pas ce que le théorème de limitation peut nous apprendre, ni, à mon sens, n’en livre le cœur. Il convient maintenant de se demander pourquoi cette décidabilité totale est impossible, et donc de nous interroger sur le sens philosophique du moyen terme de la démonstration gödelienne : les propositions autoréférentes.

Pascal Ide

[1] David Hilbert, « Probleme der Grundelung der elementaren Zahlenlehre », in Grundlage der Geometrie, 7è éd., Anhang, p. 313-323, ici Davids Hilbert Gesammelte, p. 323.

[2] David Hilbert, « Sur l’infini », Mathematische Annalen, vol. 95 (1925), p. 161-190, ici p. 170-171.

[3] Cité par Jacques Vauthier, Lettre aux savants qui se prennent pour Dieu, Paris, Criterion, 1991, p. 66 (cf. aussi tout le chapitre 4, p. 59 à 67 qui expose simplement le théorème de Gödel et ses conséquences). « Malgré toute la clarté que peut apporter une théorie mathématique, elle ne pourra jamais épuiser toute l’explication que l’on espère d’elle […] il y a des vérités hors du champ de la démonstration et il y en aura toujours ». (p. 62)

[4] Jean Ladrière, Les limitations internes des formalismes, p. 403 et 415.

[5] Roger Penrose, L’esprit, l’ordinateur et les lois de la physique (1989 le titre, The Emperor’s New Mind, fait allusion au Roi nu), trad., Paris, InterEditions, 1992, p. 115 ; cf. le développement des p. 115 à 120.

[6] Op. cit., p. 115.

[7] Op. cit., p. 119.

[8] Didier Nordon, « Bloc-notes », in Dossier Hors série de Pour La Science, juillet 1994, p. 3. A noter que l’auteur rattache, notamment, l’opinion d’Hannaford, à la théorie victimaire il faut un bouc émissaire.

[9] Augustin Berque, Les raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse, Éd. Hazan, 1995, p. 146.

[10] Luc Brisson et F. Walter Meyerstein, Inventer l’univers. Le problème de la connaissance et les modèles cosmologiques, « L’âne d’or », Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 168.

[11] Notamment le dernier chapitre L. II, ch. 19.

[12] Organon. IV. Seconds analytques, L. II, ch. 19, notamment 99 b 20-21, puis 33-34 et 100 b 4 à 17, trad. Jean Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, nouvelle éd., 1970, p. 241 à 247.

[13] Luc Brisson et F. Walter Meyerstein, Inventer l’univers, p. 167.

[14] Dans le même ordre d’idée, voici encore une mauvaise interprétation, mais qui tire moins à conséquence, car elle est tirée d’un roman à prétention scientifique « Le théorème de Gödel aucun système ne s’explique, aucune machine ne comprend son propre fonctionnement. Gerhard pensait qu’après des années de travail on arriverait peut-être à déchiffrer un cerveau de grenouille, mais jamais un cerveau humain ». (Michael Crichton, L’homme terminal. Roman scientifique, Trad., Paris, Fayard, 1974, p. 145 et 146)

[15] Trinh Xuan Thuan, Le chaos et l’harmonie, commentaire de la figure 60, dans le cahier Figures (non paginé).

[16] Jean Ladrière distingue trois types de sciences à partir du premier mode de validation le formel pur (incarné par les mathématiques et la logique formelle), l’empirico-formel (les sciences de la nature, en particulier la physique) et l’herméneutique (les sciences humaines). cf. par exemple une présentation claire dans l’article « Sciences. Sciences et discours rationnel », in Encyclopædia Universalis, Paris, 1980, vol. 14, p. 754 à 747. Nous renvoyons aux développements que l’on trouve dans les ouvrages de l’auteur L’articulation du sens, Les enjeux de la rationalité, etc.

[17] Op. cit., p. 408.

[18] Op. cit., p. 409.

[19] Op. cit., p. 410.

[20] Op. cit., p. 411. Cf. les développements des p. 410 à 415.

[21] Cf. J. N. Crossley, C. J. Ash, C. J. Brickhill, J. C. Stillwell, N. H. Williams, What is Mathematical Logic ?, New York, 1990, p. 20-30.

[22] Paris, Alcan, 1897.

[23] Léon Brunschvicg, Les étapes de la philosophie mathématique, 1ère éd., 1912, nouvelle éd. avec préface de M. Jean-Toussaint Desanti, Paris, Librairie scientifique et technique A. Blanchard, 1981, p. 537.

[24] « Le concept est l’action de l’esprit » (Benoît de Spinoza, Ethique, L. III, déf. 3, Explicatio, in Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléïade », Paris, Gallimard, 1954).

[25] Bulletin de la Société mathématique, 1905, p. 263.

[26] « Les « paradoxes » de la théorie des ensembles », Annales scientifiques de l’Ecole Normale, 1908, p. 446.

[27] Ibid., p. 533.

[28] M. Winter que cite Brunschvicg parle d’infini « en puissance » (Op. cit., p. 533), piste que n’exploite pas notre auteur.

[29] Brunschvicg, p. 383 à 389.

[30] Jules Tannery, Revue générale des sciences, 1897, p. 131b.

[31] La bibliographie sur le sujet est, on le sait, immense. Renvoyons à deux classiques Jacques Maritain, Réflexions sur l’intelligence et sa vie propre, « Bibliothèque de philosophie », Paris, DDB, 3ème éd., 1930, notamment le ch. 2 ; Étienne Gilson, Réalisme thomiste et critique de la connaissance, Paris, Vrin-Reprise, 1983.

[32] Jacques Maritain, Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, coll. « Ordinaire », Paris, DDB, 1963, p. 217 à 219.

[33] Sur cette question, je me permets de renvoyer à un ouvrage qui paraîtra dans quelques mois Pascal Ide, Etre et mystère. Prolégomènes à la philosophie de Hans Urs von Balthasar, Namur, Culture et vérité, 1995.

[34] Ce n’est pas le lieu de faire une mise au point sur le penseur allemand Martin Heidegger. Avec lui, nous acceptons une suspension épochale de l’être qui ne se réduit pas à la série des étants ; contre lui, nous soutenons qu’un discours conceptuel sur l’être ne le trahit pas, s’il sait sauvegarder son analogie. Cf. Pascal Ide, Introduction à la métaphysique. I. Vers les sommets, coll. « Cahiers de l’école cathédrale » n° 8, Paris, Mame, 1994, notamment p. 78 à 80.

[35] Ibid., p. 444 et p. 443.

[36] M.-L. Guérard des Lauriers, « Les limitations internes des formalismes. Note critique », Revue Thomiste 61 (1961), p. 541-571. Guérard qui note son accord global avec Ladrière, est en fait encore plus rigoureux, plus limitatif que lui. Il ne semble en fait pas avoir aperçu que son réalisme contredisait le conceptualisme de Ladrière…

[37] Ibid., p. 565.

[38] Ibid., p. 571.

5.2.2020
 

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