« La violence reprend quand on prétend recommencer le monde en oubliant que le monde fut violent [1] ».
Pour être encore trop peu connue, la notion de légitimité destructrice, introduite par le psychiatre américain d’origine hongroise Iván Boszormenyi-Nagy, est précieuse et d’importance : « L’accumulation de légitimité destructrice – ose dire le fondateur de la thérapie contextuelle – ébranle la survie de l’humanité [2] ».
1) Problématique
Certains faits sont intrigants : comment se fait-il que certaines personnes assurément honnêtes, douées d’une authentique conscience morale, peuvent, à certains moments se conduire de manière injuste tout en se sentant légitimes, autrement dit, tout en n’ayant aucune conscience de commettre une faute, voire en se justifiant ?
La perplexité naît de la coexistence paradoxale de trois données : la présence d’un sens aigu de la justice et d’une authentique conscience morale ; un acte objectivement injuste ou violent ; une justification annulant toute possibilité d’une prise de conscience de cette transgression.
Donnons-en différentes illustrations. Une personne vole leur entreprise, dans la caisse, en transgressant ouvertement la loi, en ne payant pas leurs impôts, en détournant le fisc, etc. Plus grave, certaines personnes peuvent être violentes envers d’autres et même envers leurs proches. Encore plus grave, les comportements délinquants. Rappelons que, à chaque fois, ces comportements sont légitimés, que la personne les justifie volontiers.
2) Un exemple
Empruntons un exemple à l’ouvrage de l’épouse Ivan Boszormenyi-Nagy, Catherine Ducommun-Nagy, Ces loyautés qui nous libèrent :
Jean est marié et a trois enfants. Il est très disqualifiant, très colérique vis-à-vis de ses enfants qu’il agresse verbalement. Les crises sont tellement graves que le couple parental est au bord du divorce. Malgré la menace de la séparation, Jean pense qu’il est dans son bon droit. En effet, explique-t-il, je fus élevé par des parents qui avaient connu la guerre et qui avaient été violents avec lui. Plus encore, il avait fait de grands efforts pour ne pas battre ses enfants. D’ailleurs, il n’a jamais leve la main sur eux. S’il ne commet pas de violence gestuelle, en revanche grande est sa violence verbale. Mais il est incapable de se rendre compte qu’il terrorise ses enfants et qu’il institue dans sa famille une ambiance exécrable, entre colère, peur et rejet.
Pire. Son attitude a induit des comportements dysfonctionnants chez ses enfants. Comportements d’ailleurs différents. L’un a développé une très grande agressivité un peu sur le même modèle. Il ne supporte pas la frustration et monte au créneau dès qu’il y a le moindre problème. Un autre, à l’inverse, a développé une totale inhibition de sa combativité. Par exemple, dans son travail, il n’ose pas s’opposer, faire valoir ses droits, de peur que la personne en face se fâche.
Autre exemple. Un des fils a des problèmes à l’école, ce qui est une conséquence des problèmes qu’il vit à la maison. Or, Jean réagit : « Ce n’est absolument pas ma faute si tu as des problèmes à l’école. Moi, mon père me battait, et je me suis débrouillé pour m’en sortir dans la vie. Et toi, je ne te bats même pas. De quoi te plains-tu ? » Son fils lui répond : « C’est bien la moindre des choses que tu ne nous battes pas. Crois-tu qu’en plus, il faudrait t’en remercier ? Ce que ton père t’a fait subir, c’est ton problème, pas le nôtre. Il n’y a pas de raisons que nous en payions les conséquences. Nous avons le droit d’être traités correctement. Et il n’y a pas d’excuses à tes crises de rage [3] ».
Cette illustration laisse apparaître ce que nous allons décrire sous le nom de légitimité destructrice. D’une part, en effet, les relations de Jean avec ses enfants sont destructrices, il est inutile de le détailler. D’autre part, Jean est habité par la conviction de sa légitimité : il se justifie.
Et voici un exemple plus bref :
Un enfant de 10 ans note pour sa mère qui l’élève seule et est au chômage des adresses de stages de formation professionnelle. Au lieu de le remercier, sa mère, furieuse, lui reproche une énième fois son existence, « répète que la grossese et sa naissance ont provoqué le départ du père, accuse l’enfant de sa turbulence rendant impossible son remariage. Les ressemblances au père sont jugées excessives et combattues par des insultes [4] ».
3) L’explication
a) Erreurs d’interprétation
Il serait gravement erroné de croire que ces personnes animés par la légitimité destructrice n’ont pas de conscience morale, ont perdu le sens de la justice. Tout au contraire, elles estiment avoir été victimes de torts répétés. Elles nourrissent donc un sentiment profond, avivé, d’injustice.
Il serait tout aussi injuste d’affirmer que ces personnes ne savent pas donner. Certes, au bout d’un moment, il arrive qu’excédées, elles ne soient plus aptes à donner. Mais elles peuvent avoir aussi l’impression de continuer à donner alors qu’elles sont en dettes, que leur réservoir de don est vide. Ainsi, Jean s’estime bon de ne pas frapper ses enfants alors que, lui, a été battu par ses parents.
b) Détermination : la légitimité destructrice
Quelle est donc la juste (sic !) interprétation ? Notre sujet étant la blessure de l’intelligence, centrons-nous sur la cécité, sans nous attarder sur les autres mécanismes qui sont communs à d’autres blessures comme la répétition (le transfert), les démesures affectives (souvent à type de colère et donc de désir de vengeance), etc.
Le mécanisme qui est à la racine de ces comportements destructeurs a été éclairée par l’un des fondateurs de la thérapie systémique, Iván Boszormenyi-Nagy, et à l’un des outils les plus féconds qu’il a développés, la légitimité destructrice. Je n’entrerai pas dans le détail de ses intuitions fondatrices, même si elles sont singulièrement passionnantes (elles sont fondées sur la dynamique du don !), mais je me limiterai à la légitimité destructrice.
Son mécanisme se réduit à la boucle suivante. Elle est résumée par Boszormenyi-Nagy dans un séminaire donné à Chexbres en 1996 :
« Le jeune qui vole ou se drogue se sent avoir le droit à une compensation pour les dommages qu’il a subis, il a une justification venant de sa propre histoire à acquérir une compensation. Mais dans ce moment même, il crée un nouveau dommage qui, lui, n’est pas justifiable [5] ».
Je n’ai pas reçu gratuitement, je ne donnerai pas gratuitement.
4) Différentes causes
La légitimité destructrice est un processus simple, mais qui s’explique par des causes multiples et mêlées, donc complexes.
a) L’histoire commune de ces personnes
Les personnes enfermées dans la légitimité destructrice ont le plus souvent subi de véritables injustices de la part de leurs parents, de la fratrie, de tel éducateur.
Il s’agit de personnes dont on n’a pas pris en compte leur besoin, qui ont été violentées, etc.
b) L’enracinement dans l’enfance
Pour Boszormenyi-Nagy, la famille est le premier lieu où l’enfant vit de l’échange juste des dons et des réceptions. Elle est donc aussi celui où se forme le sentiment de l’injustice.
Notre auteur ajoute un mécanisme qui lui est propre, très original, subtil et même paradoxal. – c’est l’un de ses apports originaux, l’injustice peut consister dans la non-reconnaissance du don que l’enfant a adressé à ses parents. Je me permettrais de remarquer que cet ajout, présent sous la plume des spécialistes du psychiatre hongrois, n’aide pas à comprendre l’essence de son intention et croise deux apports distincts (et très féconds) du psychologue systémicien. Mais passons.
c) La conviction d’une dette
Même si, nous le disions, celui qui vit de légitimité destructrice a souvent été la proie de véritables préjudices, ce n’est pas toujours le cas. Il y va donc d’une interprétation qui le convainc d’une dette, de surcroît insolvable.
d) La transformation de l’injustice en vengeance
On reconnaît cette alchimie aux verbatim : « Moi, j’ai vécu ça » ; « j’ai droit à ça » ; etc. La personne lésée est habitée par la conviction intime de légitimité. Un signe en est que la légitimité destructrice se traduit par un discours dont la forme est identique : un discours qui multiplie les droits (à la considération, à la réclamation, à la compensation, à la reconnaissance, etc. Voilà pourquoi Boszormenyi-Nagy parle de légitimité.
La légitimité destructrice est donc une machine à transformer le mal subi en mal commis, le mal volontaire accompli par l’autre en mal volontaire commis par moi.
e) La répétition
Un seul événement injuste ne suffit pas à faire entrer dans la légitimité destructrice. Seule la répétition du traumatisme et de l’incompréhension d’autrui enferme la personne dans sa conviction intime de légitimité, et la fait entrer dans cette spirale injuste et violente.
Paradoxalement, que la personne volée, agressée soit innocente n’annule pas la dette. Car l’acte nuisible suscite la colère de la victime, de sorte que l’attente de compensation est toujours déçue.
5) La blessure de l’intelligence
La légitimité destructrice est un aveuglement de la conscience morale, donc une véritable blessure de l’intelligence. De ce point de vue, il est significatif que Pierre Michard affirme que la légitimité destructrice « se présente comme un aveuglement à une responsabilité des conséquences de l’action ». Par exemple, « le porteur de légitimité destructrice a comme un droit de ne pas tenir compte des besoins de son enfant parce qu’on n’a pas tenu compte de ses besoins enfant ». En outre, s’ajoute une deuxième cécité : la légitimité « se conjugue avec une loyauté de transmettre la vie comme on l’a reçue [6] ».
Double est l’aveuglement. Il porte sur les deux termes du mécanisme. Le premier concerne la destruction : la personne minimise, voire annule le mal qu’elle fait, notamment lorsqu’il s’agit de ses enfants. C’est ainsi que, tout en disaant aimer ses enfants, Jean est aveugle aux dégâts qu’il commet chez eux. Le second concerne la légitimité : si elle nomme la violence, elle pense avoir le droit de détruire l’autre qui est innocent. Ainsi, l’inconscience des corrélations n’est que partielle : la personne animée par la légitimité destructrice opère des liens entre le passé et le présent. Il suffit d’ailleurs de la laisser raconter son histoire pour qu’elle raconte un certain nombre de légitimités destructrices.
Enfin, il s’agit d’une cécité de l’intelligence par démesure affective : c’est l’excès de colère le plus souvent accompagnée d’amertume, qui conduit à cette extension injuste (et justifiée) de justice – et donc à la soif inextinguible de vengeance.
6) Les signes
Pierre Michard systématise en cinq manifestations cliniques : 1. indifférence à l’autre ; 2. écran à la compassion ; 3. énergie à détruire ; 4. exagération d’une position de créancier ; 5. droit à ne formuler aucune demande [7]. Son tableau est suggestif, mais mélange des signes qui sont communs aux personnalités narcissiques (1 et 2), aux victimaires (4 et 5), avec des signes propres (3 ; et l’aveuglement légitimiteur qui, de plus, n’est pas distingué au sein de 1), non sans répétition (par exemple entre 4 et 5) ni confusion (nous venons de le voir au sein de 1). Je proposerai donc le tableau suivant qui part de ce qui est propre à la légitimité destructrice (1 et 2), pour aller vers des conséquences plus communes :
- Une attitude injuste (violente, transgressive) vis-à-vis d’une personne ou d’une institution innocente. Donc une attitude destructrice.
- Toute proche est une aspiration à détruire ou se venger. Souvent, cette énergie destructrice est aussi vaste (s’étendant à tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à l’injustice que l’on a subie, etc.) qu’inextinguible (elle ne diminue pas avec les années et les décennies).
- Une légitimation de cette injustice, c’est-à-dire un discours justifiant le comportement violent.
Passons aux conséquences :
- Une indifférence à celui qui subit sa cruauté, même s’il est innocent, même s’il est personnalisé (versus l’institution anonyme), même si c’est un proche (un conjoint, un enfant, un ami). Autrement dit, une absence de culpabilité ressentie, jointe à une absence de compassion.
- Une posture de créancier démesuré. Autrement dit, de victimaire, avec tout le cortège de signes comme la rancœur, la plainte, la rumination, le ressassement du discours justificateurs (« De mon temps… », « Dans ma famille… », « Chez les paysans, c’était comme ça… »).
7) Diagnostic différentiel
Ce mécanisme rappelle le processus victimaire analysé par le triangle dramatique de Karpman. Toutefois, les profils victimaires, surtout s’ils sont habituels et enkystés, s’accompagnent souvent d’une anesthésie de la conscience morale [8].
Le profil de celui qui est habité par la légitimité destructrice n’est pas celui d’une personnalité narcissique. Si l’on trouve l’absence de compassion, on ne trouve pas le culte de l’ego. De plus, cette insensibilité n’est pas universelle. Elle se porte seulement sur les personnes sur qui porte la destructivité. Enfin et surtout, il est habité par une conscience morale, un sens de la justice, qui sont considérablement, voire totalement anesthésiés, dans le cadre des personnalités narcissiques.
8) Gravité. Pronostic
Nous ne sous-estimerons jamais l’importance de ce mécanisme. L’extension est grande et l’aveuglement encore davantage. Citons à nouveau les paroles dramatiques, mais réalistes, qui ouvraient ce paragraphe : « La thérapie devrait apporter une orientation sur la prévention […]. L’accumulation de légitimité destructrice ébranle la survie de l’humanité [9] ».
9) Remèdes
La thérapeutique se trouve face à un paradoxe. Car le patient à la fois a subi l’injustice et pourtant, la commet aujourd’hui : « Ne pas recevoir du passé est injuste, s’en prendre à quelqu’un d’innocent est injuste [10] ».
a) Reconnaître l’injustice commise contre le patient
La personne qui a été violentée ressent un désir de vengeance. Pierre Michard va jusqu’à parler d’un « droit de vengeance ». Boszormenyi-Nagy le fait-il aussi ? En tout cas, je pense que l’expression est malheureuse.
En revanche, le thérapeute ou l’accompagnateur doit être près à entendre l’injustice : « Suis-je comme thérapeute apte à entendre l’injustice ? », demande constamment Iván Boszormenyi-Nagy [11].
b) Reconnaître l’injustice commise par le patient
« La thérapie ne peut s’engager s’il y a un refus de considérer la légitimité destructrice [12] ». Pour aider à cette reconnaissance de la spirale de la vengeance, Boszormenyi-Nagy propose de poser des questions :
« Je comprends votre point de vue par rapport à votre mère qui ne vous a jamais donné de signes d’amour. Si elle décède, comment vous sentirez-vous le mieux : en ayant le sentiment d’avoir fait quelque chose pour elle ou le contraire [13] ? »
« Dans ce que je comprends de votre histoire, vous avez été traité de manière bien pire que vous traitez votre enfant, pourtant vous étiez aussi important que votre enfant l’est aujourd’hui. Qu’est-ce que vous avez déjà fait et qu’est-ce qui serait aujourd’hui à faire pour que les choses avancent d’une génération à l’autre [14] ? »
c) Pardonner
Enfin, si certaines injustices sont irréversibles, inexcusables, irréparables, elles sont toujours pardonnables. Seul le pardon permet alors de remettre la dette et tourner la page, c’est-à-dire sortir de la légitimité destructrice.
10) Bibliographie
a) Primaire
– Iván Boszormenyi-Nagy, Invisible Loyalties, New York, Harper & Row, 1973.
– Iván Boszormenyi-Nagy et B. Krasner, Between Give and Take, New York, Brunner Mazel, 1986.
b) Secondaire
– Jean-Marie Villat et Catherine Ducommun-Nagy, « Légitimité destructrice et placements d’enfants en institution d’éducation : comment prévenir les injustices ? », Thérapie Familiale, 37 (2016) n° 2, p. 129-149.
– Catherine Ducommun-Nagy, Ces loyautés qui nous libèrent, Paris, Jean-Claude Lattès, 2006.
– Pierre Michard, La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy. Une nouvelle figure de l’enfant dans le champ de la thérapie familiale, coll. « Carrefour des psychothérapies », Bruxelles, De Boeck, 2005, chap. 5 : « La loyauté et ses conflits » ; chap. 6 : « La légitimité », p. 171-281 ; La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy. Enfant, dette et don en thérapie familiale, coll. « Carrefour des psychothérapies », Louvain-la-Neuve, De Boeck supérieur, 2017.
Pascal Ide
[1] Jean-Marc Ferry, L’éthique reconstructive, Paris, Le Cerf, 1996, p. 58.
[2] Ivan Boszormenyi-Nagy, Séminaire de Belgique, 1991. Cité par Pierre Michard, La Thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy. Enfant, dette et don en thérapie familiale, coll. « Carrefour des psychothérapies », Bruxelles, De Boeck, 2005, 22017, p. 298.
[3] Cf. Catherine Ducommun-Nagy, Ces loyautés qui nous libèrent, Paris, Jean-Claude Lattès, 2006. Je m’inspire du résumé qu’en donne Julien Besse dans la vidéo en ligne mise en place le 3 juillet 2022 et vue le 12 septembre 2023 : https://www.youtube.com/watch?v=u4tVKPecOiM
[4] Pierre Michard, La Thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy, p. 293.
[5] Cité par Pierre Michard, La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy, p. 290.
[6] Pierre Michard, La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy. Une nouvelle figure de l’enfant dans le champ de la thérapie familiale, coll. « Carrefour des psychothérapies », Bruxelles, De Boeck, 2005, p. 294.
[7] Pierre Michard, La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy, p. 294-295.
[8] Cf. Pascal Ide, Le triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2018, chap. 5.
[9] Ivan Boszormenyi-Nagy, Séminaire de Belgique, 1991. Cité par Pierre Michard, La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy, p. 298.
[10] Ivan Boszormenyi-Nagy, Séminaire de Chexbres, 1995. Cité par Pierre Michard, La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy, p. 292.
[11] Ivan Boszormenyi-Nagy, Séminaire de Chexbres, 1996. Cité par Pierre Michard, La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy, p. 298.
[12] Pierre Michard, La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy, p. 297.
[13] Pierre Michard, La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy, p. 299.
[14] Ibid., p. 300.