La dynamique ternaire du don d’amour chez saint Augustin 3/3

c) La finalité du don de soi

1’)  La communion

La fin de l’amour, c’est-à-dire du don, est de réaliser une unité, une communion : l’amour est « une certaine vie qui unit deux êtres ou tend à les unir : celui qui aime et ce qui est aimé [1] ».

C’est probablement dans le commentaire de 1 Jn 5,1b-2a que cette doctrine apparaît au mieux [2]. Augustin part de la difficulté ou plutôt d’une contradiction apparente : saint Jean dit « à cela nous connaissons que nous aimons les fils de Dieu ». (1 Jn 5,2a) Or, quelques versets avant, il ne parlait que du seul Fils de Dieu : « quiconque aime celui est né de lui », c’est-à-dire le Père, « aime celui qui est né de lui », c’est-à-dire le Fils. Jean semble donc confondre ce qui est dissemblable : le Fils unique et les fils.

Pour lever la contradiction, Augustin fait appel à deux réponses complémentaires. La première est relative à ce qui est aimé. Les fils de Dieu constituent un Corps dont le Christ est la tête ; or, unique est le Corps ; voilà pourquoi il est possible de passer de l’un à l’autre dans l’amour : unique est l’amour du Corps du Christ. « Les fils de Dieu sotn el corps du Fils unique de Dieu. Et comme lui est la tête, nous les membres, il n’y a qu’un seul Fils de Dieu. Donc qui aime les fils de Dieu, aime le Fils de Dieu ».

La seconde est relative à ce qui est la source de l’amour. On ne peut aimer les fils de Dieu que par l’amour du Christ lui-même. De sorte qu’on arrive à la formule célèbre et extraordinairement audacieuse qui noue objet et sujet de l’amour : « il n’y aura qu’un seul Christ qui s’aime lui-même ». (erit unus Christus amans seipsum). Un signe de cette communauté d’amour est la communauté de conscience et de souffrance. Augustin cite Paul : « Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ; et si un membre est à l’honneur, tous les membres se réjouissant avec lui ». (1 Co 12,26-27)

Voilà pourquoi unique est l’amour qui unit au Christ et à nos frères : « La dilection ne souffre donc pas de partage, de séparation [Non potest ergo separari dilectio]. Tu ne peux choisir d’aimer l’un, sans que l’amour des autres s’ensuive ». Augustin tord ainsi le cou à cette pseudo-vérité si souvent entendue : « Le Christ oui, l’Église, non ».

2’)  L’unité de l’Église

La charité est, pour Augustin, le principe de l’unité de l’Église : « le corps n’adhère à sa tête, si ce n’est par la connexion de la charité, afin qu’advienne l’unité, à partir de la tête et du corps [3] ». Ce qui est vrai de l’amour qui est, par excellence, la force de cohésion, d’unité, l’est a fortiori de la charité pour l’Église. Pour Augustin, l’Église est avant tout le rassemblement de la charité ; la finalité de l’amour est la construction de l’unique Corps du Christ. Selon l’image qui achève le paragraphe du commentaire de la Ia Ioannis, comme le feu agrège les morceaux d’or dispersés et les soude grâce à la fusion, de même le feu de la charité agrège les hommes dispersés et les soude dans l’unique Église [4].

Cela est vrai aussi en négatif. Augustin en a une conscience d’autant plus aiguë qu’à son époque, le schisme donatiste menace la Catholica. Or, « l’origine du schisme et son obstination en lui » est « la haine du frère [5] ». Donc, « d’aucune manière […] ils ne peuvent dire avoir la charité, ceux qui rompent l’unité [6] ».

d) Les moyens de croissance des deux amours

Le pasteur S. Augustin a le souci constant de conduire progressivement les fidèles qui lui sont confiés vers la charité parfaite [7]. Autrement dit, il élabore une éthique de gradualité avant la lettre. Double est le chemin : du mal au bien ; du bien au parfait.

1’)  Du mal au bien

C’est le mouvement de la conversion. Augustin insiste particulièrement sur deux conversions : de la crainte du monde ou crainte servile à la crainte de Dieu ou crainte chaste [8] ; de l’amour du monde à l’amour de Dieu.

Le passage de la crainte servile à la crainte chaste est parfois présentée comme la disparition de toute crainte (cf. 1 Jn 4,18 : « la charité parfaite bannit la crainte »). « Qui vient (passe) au Christ, passe de la crainte à l’amour [9] ».

2’)  Du bien au parfait

Une fois nés à la grâce divine, nous ne sommes pas d’emblée établis dans le repos et l’achèvement. Saint Augustin demande : « Est-ce que, dès sa naissance, la charité atteint déjà sa perfection ? Non, elle naît pour devenir parfaite : une fois née, elle se nourrit ; nourrie, elle se fortifie ; fortifiée, elle devient parfaite ; parvenue à la perfection, que dit-elle [10] ? » Et Augustin de citer Paul (Ph 1,21-24).

En effet, pour lui, l’amour du prochain s’étend par étapes, ainsi que le dit un superbe texte :

 

« Il en est comme du feu, qui commence nécessairement par gagner ce qui est tout proche pour s’étendre au loin. Ton frère t’est plus proche que n’importe quel homme. À son tour, un homme que tu ne connais pas, mais qui ne t’est pas hostile, te touche de plus près qu’un ennemi qui, lui, t’est hostile. Etends ta dilection à tes proches, mais n’appelle pas cela ‘étendre’. Car c’est presque toi que tu aimes en aimant ceux qui te touchent de près. Étends-la aux inconnus qui ne t’ont fait aucun mal. Va encore au-delà : jusqu’à aimer tes ennemis. Cet amour, il n’est pas douteux que le Seigneur le commande [11] ».

3) Le don approprié (don 2)

Augustin parle du cœur comme le lieu où l’on reçoit l’amour et d’où celui-ci jaillit. Ici, je considérerai les relations entre les différents dons, le don 2 en constituant comme la médiation.

Il faudrait aussi traiter de l’amour de soi dont Augustin souligne toujours l’importance autant que la mesure. Il se fonde certes sur le commandement de l’Ancien Testament repris par le Christ, mais aussi sur un passage de l’Écriture : « Qui aime l’iniquité a de la haine pour son âme ». (Ps 10,6) [12]

a) Relation entre le don originaire et le don approprié

Il se pose ici une question qui n’a pas été évoquée en traitant du don originaire mais qui est de grande importance : elle est celle du lien existant entre la charité (créée) et l’Esprit-Saint [13]. Elle se fonde avant tout sur le passage de Rm 5,5. La réflexion d’Augustin sur les relations entre l’amour et l’Esprit passe par trois phases.

  1. Dans un premier temps, Augustin donne un sens principalement économique à la parole paulinienne. Tel est le cas dans la première citation qu’il fait de Rm 5,5, en 388, dans le Mor. 1,23.
  2. Dans un second temps, dès 393, Augustin octroie un sens intratrinitaire au verset de l’épître aux Romains, à savoir que l’amour dit le rôle de l’Esprit dans la Sainte Trinité : l’Esprit est alors la charité mutuelle du Père et du Fils [14].
  3. Enfin, en 407, le commentaire sur la Ia Ioannis estime que ce même verset, donc que la charité unifie immanence et économie : la dilection inclut la pneumatologie et l’économie du salut [15]. Cette doctrine sera surtout développéee, en 420-426, dans un passage capital du De Trinitate [16] qui, d’ailleurs, se fonde avant tout sur la première épître de saint Jean (1 Jn 4,7-16) : « Nulle part ailleurs, Augustin n’a présenté avec plus de netteté sa conception de l’Esprit-Charité [17] ».

b) Relation entre le don approprié et le don de soi

1’)  En positif

La charité est l’achèvement de la liberté. À la suite de l’Écriture, Augustin en apporte une double preuve, en positif et en négatif. En positif, la charité est la finalité. « La fin du précepte, c’est la charité ». (1 Tm 1,5) Or, pour Augustin, cette « fin » doit s’entendre au double sens de but [18] et d’accomplissement : « la fin par laquelle nous sommes parfaits, non pas consommés [19] ». L’évêque d’Hippone rejoint une seconde citation clé de l’Écriture : « La plénitude de la Loi, c’est la charité ». (Rm 13,10) « La loi de Dieu – commente notre théologien –, c’est la charité [20] ». Voilà pourquoi la charité présente une telle valeur. Augustin aimera parfois jouer sur le double sens de carus, cher – ce qu’on chérit et ce qui coûte – et de caritas – charité et cherté : « Qu’est-ce qui est cher si ce n’est la charité [21]? »

Augustin exprime cet achèvement dans un autre registre, celui de la beauté : « plus croît en toi l’amour, plus croît la beauté : en effet, cette charité est la beauté de l’âme [22] ». On peut le montrer à partir non de l’Esprit mais de la cause de cette beauté est le Christ : en effet, Dieu éternellement beau (Ps 44,3) s’est incarné pour prendre sur lui notre laideur (Is 53,2) ; or, il a répandu la charité ; c’est donc que celle-ci nous rend à la beauté. « Le Christ est venu changer l’amour, afin que, à partir de ce qui est tellurique, il fasse un amoureux de la vie céleste [23] ». Et la beauté dit autant un rayonnement qu’un achèvement.

2’)  En négatif

Sans la charité, l’homme n’est rien. Ici, le texte clé est bien entendu le début du chapitre sur la charité (1 Co 13,1-3). Augustin y distingue deux aspects [24]. Le premier concerne l’homme dans son intégralité : sans la charité, l’homme qui possède des dons, « n’est rien » : en effet, dans l’optique concrète qui est celle d’Augustin, l’homme est bon seulement s’il aime Dieu ; or, seule la charité permet d’aimer Dieu. Le second concerne les dons eux-mêmes : sans la charité, ils ne servent à rien. En effet, pour le platonicien qu’est Augustin, l’excellence ne vaut que référée au Bien suprême qu’est Dieu ; or, seule la charité permet cette référence.

Enfin, sans la charité, l’âme est défigurée. En effet, elle est habitée par le péché ; or, celui-ci enlaidit l’âme.

c) Relation entre les trois dons

Pour Augustin, cette relation est une relation responsoriale. C’est cette réponse que suggère le beau verbe qu’Augustin emploie parfois [25] et sans équivalent en français, de redamare, « aimer de retour ». En effet, on l’a vu, l’amour divin est gratuit ; autrement dit, Dieu a aimé le premier. Or, l’amour de Dieu, loin de nous laisser passifs, suscite en nous, dans le don 2 du cœur, une libre réponse d’amour.

Comme le résume son De Catechesis rudizanbus, Dieu s’est fait homme pour révéler et donner à l’homme l’amour de Dieu ; puis lui demander d’aimer en retour (redamare) et Dieu et le prochain [26]. Or, la révélation de l’amour est le don originaire, alors que l’aimer en retour est le don de l’homme, autrement dit le don offert. Plus encore, Augustin envisage la relation entre don 1 et don 3 sur le mode d’une demande et d’une réponse ; le beau verbe redamare signale d’ailleurs l’unité entre l’amare originaire reçu et le l’amare terminal, offert en réponse, en retour.

Un autre mot passage synthétise de manière encore plus précise : le Christ « nous a aimés, pour que nous l’aimions en retour ; et pour que nous puissions l’aimer en retour, son Esprit nous a visités [27] ».

Cette réponse, en même temps, n’est pas facultative. Certes, on peut la décrire en termes de devoir. Encore faut-il y voir l’expression d’une vérité anthropologique que traduit psychologiquement l’inquiétude, voire la blessure. On se souvient en effet que le converti de Milan dit de Dieu qu’il l’a blessé : « Tu avais blessé notre cœur par ta charité [28] ».

4) Conclusion

Les différentes luttes qu’Augustin a dû mener dans sa vie épiscopale sont autant d’occasions permettant de développer sa doctrine de l’amour. Ont-elles permis de valoriser tel ou tel aspect de la dynamique du don ? Les spécialistes distinguent habituellement trois grandes hérésies auxquelles l’évêque d’Hippone a dû faire face :

  1. Le manichéisme est un refus de la valeur intrinsèque des créatures, du moins en leur matérialité ; or, cette valeur renvoie au don 2. Contre Mani, saint Augustin fait valoir qu’unique est le Dieu créateur et rédempteur.
  2. Le pélagianisme est clairement une négation du don 1 de la grâce. Contre Pélage et ses disciples, saint Augustin ne cesse de répéter que le salut est l’œuvre gratuite de Dieu.
  3. Enfin, le donatisme est une négation de l’unité de l’Église ; or, la communion n’est pas seulement l’œuvre de la charité, mais la finalité du don En effet, contre les donatistes, saint Augustin ne cesse de répéter que les grands biens de la paix et de l’unité ne peuvent exister sans la charité qui est don de l’Esprit.

Pourrait-on aussi chercher un autre parallèle dans les différentes étapes de sa conversion ? Chacune représente un des visages du don, de l’amour. La période plus sensuelle est la négation du vrai don de soi en faveur d’une affection toute égoïste de soi. La période manichéenne serait-elle un moment où se brouille le sens de la bonté de la nature humaine, donc du don 2 ? Enfin, la période plus plotinienne constitue-t-elle un moment plus pélagien, comme une négation du don reçu par auto-rédemption orgueilleuse ?

 

Mais ce qui se dit ici en creux, se dit aussi en plein. En particulier, l’Eucharistie dynamise secrètement tout le mouvement de l’amour, du don chez Augustin. C’est par exemple ce qu’il affirme dans cette phrase : « Les martyres ont donc combattu, eux qui ont mangé et bu, afin d’être rendus tels [29] ».

Pascal Ide

[1] Cf. Plotin, Ennéades, 6, 8, 15. Cf. Dany Dideberg, Saint Augustin et la première épître de saint Jean, op. cit., p. 140-142, 29-230.

[2] In Ioannis Epistolam, 10, 3, p. 413-417. Les citations qui suivent sont tirées de ce passage.

[3] Ennar. in Ps., 30, 2. « Hoc autem corpus nisi connexione caritatis adæreret capiti suo, ut unus fieret ex capite et corpore ».

[4] In Ioannis Epistolam, 10, 3, p. 417.

[5] Bapt., 1, 16.

[6] In Ioannis Evangelium, Tractatus 7, 3. « Nullo modo […] possunt dicere se habere caritatem, qui dividunt unitatem ».

[7] Sermon 156, 16 ; In Ioannis Epistolam, Tractatus 5, 4.12 ; 6, 1.

[8] Sur les relations entre l’amour et la crainte, cf. Sermon, 161, 9 qui résume la pensée d’Augustin. Cf. les différentes références données par Dany Dideberg, art. « Dilectio », c. 436-437.

[9] Sermon, 32, 8. « Qui transit ad Christum, transit a timore ad amorem ».

[10] In Epistolam Ioannis, Tractatus 5, 4, SC, p. 255.

[11] In Ioannis Epistolam, Tractatus 8, 4, SC 75, p. 347.

[12] Cf. par exemple De doctrina christiana, I, 23, 23 ; Sermo de dilectione Dei et proximi, § 7 et 12, éd. déjà citée, p. 70 et 72.

[13] Dany Dideberg a exploré attentivement cette question, notamment dans ses deux articles de la Nouvelle revue théologique, 1975) et dans l’art. « Dilectio », c. 446-450.

[14] Cf. De fide et symbolo, 19s.

[15] Cf. In Iohannis Epistolam, Tractatus 7,6.

[16] Cf. De Trinitate, L. 15, 27-32.

[17] Dany Dideberg, art. « Dilectio », c. 448.

[18] Enchiridion, 121.

[19] Sermon 358, 4. « Finis, quo perficimur, non quo consumimur ».

[20] De spiritu et littera, 29.

[21] In Ioannis Evangelium, Tractatus 9, 8.

[22] In Epistolam Ioannis, Tractatus 9, 9. Cf. Plotin, Ennéades, 1, 6, 7.

[23] Sermon, 344, 1. « Venit Christus mutare amorem, et de terreno facere vitæ cælestis amatorem ».

[24] Pour la distinction qui se fonde sur un texte de In Ioannis Evangelium, Tractatus 65,3, et les références, cf. Dany Dideberg, art. « Dilectio », c. 441-442.

[25] Cf. Confessions, 4, 13s ; Contra Sec., 1 ; De Catechesis rud., 7.9.39 ; Contra Iul. imp., 1, 94 ; In Ioannis Evangelium, Tractatus 6, 1 ; 32, 3 ; Ennar. in Ps., 127, 8 ; In Epistolam Ioannis, Tractatus 7, 7.

[26] De Catechesis rud., 7.9.39.

[27] Ennar. in Ps., 127, 8. « Amavit nos, ut redamaremus eum ; et tut redamare possemus, visitavit nos spiritu suo ».

[28] Confessions, L. 9, 3. « Sagittaveras tu cor nostrum caritate tua ».

[29] Sermon, 329, 1. « Agnoverunt ergo martyres quid comederent et biberent, ut talia redderent ». Cf. In Ioannis Evangelium, Tractatus 47, 2 ; 84, 1.

5.12.2024
 

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