La dynamique ternaire du don d’amour chez saint Augustin 1/3

0) Introduction

a) Intention générale : le don chez Augustin

Ce n’est pas tant sous le vocable ou à l’entrée don qu’à celui et celle d’amour qu’il faut chercher le contenu d’une doctrine du don chez l’évêque d’Hippone [1].

En effet, la charité est centrale chez Augustin. Quant au signifiant, ainsi que l’atteste la fréquence des termes la désignant [2]. Quant au signifié, puisque le fondement de l’enseignement d’Augustin est avant tout biblique ; or, pour lui, la charité est la res de la Bible [3]. C’est ce que montre aussi le grand principe exégétique augustinien dont la charité est le cœur : « En ce que dans l’Écriture on comprend, la charité est évidente ; en ce qu’on ne comprend pas, la charité se cache [4] ».

Or, la charité, dans son contenu, renvoie au don. Nous le verrons plus en détail plus bas. Mais on peut déjà le pressentir à partir du vocabulaire de l’amour et de la définition de l’amour.

1’) Le vocabulaire de l’amour chez Augustin

Historiquement, le terme grec charité, agapè, peut être traduit par deux mots en latin : dilectio et caritas.

Au point de départ, le terme dilectio jouait un grand rôle. Il présentait un grand avantage : son absence de passé littéraire et philosophique rendait son sens disponible pour un nouvel investissement sémantique. En revanche, le terme caritas était à la fois usuel et classique : il désigne l’amour de parenté et d’amitié.

Mais, progressivement, de Tertullien à Cyprien, puis à partir de Cyprien, surtout sous l’influence d’Ambroise et d’Augustin, dilectio va reculer, de sorte que, en définitive, caritas triomphera, prenant en charge la signification biblique de agapè. Cela tient d’abord à saint Ambroise qui était un cicéronien ; or, Cicéron emploie largement le terme caritas. Mais saint Augustin va aussi contribuer à valoriser le terme amor, établissant une équivalence entre l’éros platonicien et l’agapè biblique [5].

Chez l’évêque d’Hippone [6], on trouve les trois substantifs : amor, caritas et dilectio et les deux verbes : amare et diligere. La distinction principale se prend ni de la nature de l’amour (bienveillance-convoitise), ni de ses objets (soi, autre, Dieu), mais de sa bonté et de sa malice. En effet, la perspective augustinienne est d’emblée concrète, existentielle ; or, dans la vie, aucun acte n’est neutre ; plus encore, tout acte engage la vie éternelle : il est soit bon soit mauvais éthiquement c’est-à-dire spirituellement ; voilà pourquoi le point de vue d’Augustin n’est pas abstraitement anthropologique mais concrètement éthique.

Appliquons ce principe de méthode. « Cet élan de l’âme [qu’est l’amour] n’est pas abstrait et indifférencié mais concrètement déterminé par l’objet (‘res aliqua’, ‘aliquid’) vers lequel il se dirige ou auquel il est déjà uni [7] ». Le terme le plus englobant, partant, le plus indéterminé, est celui de amor : il désigne autant l’amour bon que l’amour mauvais : « à partir de son amour, chacun vit soit bien soit mal [8] ». En revanche, Caritas présente, le plus souvent, un sens positif : « la charité [est] volonté bonne [9] ». Maintenant, son usage à l’égard des différents objets est extrêmement large, puisqu’il peut autant l’englober l’amour que Dieu est en lui-même (1 Jn 4,8.16) que l’amour de l’animal pour ses petits. Il en est de même pour dilectio, qui est aussi rarement utilisé en mauvaise part : elle est un amour ordonné (« ordinata »), un amour du bien. « Qu’est-ce que dilectio ou caritas […] si ce n’est l’amour du bien [10]? »

2’) Les définitions de l’amour chez Augustin

En fait, l’amour est avant tout la cause du don de soi. Multiples sont les définitions de l’amour chez Augustin : « Aimer n’est rien d’autre que désirer pour soi une certaine chose […] puisque l’amour est un certain mouvement et qu’il n’y a jamais de mouvement si ce n’est vers quelque chose [11] » ; « Qu’est-ce que l’amour ou charité […] si ce n’est l’amour du bien [12] ? » ; « J’appelle charité le mouvement de l’âme à jouir de Dieu pour lui-même et de soi et du prochain pour Dieu [13] ».

Les trois définitions ci-dessus ont ceci de commun qu’elles comprennent l’amour comme un mouvement finalisé, une tendance vers un objet, celui-ci étant, du plus général au plus concret : « une certaine chose » (rem aliquam), le « bien », « Dieu », « soi » et le « prochain ». Par ailleurs, lorsque ce bien est Dieu, l’amour procure un achèvement, un repos, thème central dans la doctrine augustinienne : l’amour qui n’apporte rien à Dieu comble le cœur de l’homme [14]. Or, le don 3 est au don 2 ce que la finalité est au sujet libre, ce que l’achèvement est à l’être en devenir.

En outre et davantage encore, nous verrons que l’amour se compose de trois éléments : sujet aimant, objet aimé et l’acte d’amour [15]. Or, le sujet, l’objet et l’acte peuvent se saisir à partir de la dynamique d’extase du don 2 le conduisant au don 3 : du cœur de la liberté surgit un acte qui le conduit à se donner.

b) Intention particulière : la dynamique du don chez Augustin

Bien évidemment, il ne s’agit surtout pas pour moi de faire un exposé complet sur la théorie de l’amour chez Augustin [16], mais d’ordonner cette doctrine en fonction de la logique du don. Nous verrons alors se dessiner une cohérence profonde, une riche unité de la pensée augustinienne qui en retour confirmera et complétera la doctrine du don. Il va de soi qu’une telle approche n’est pas sans, sinon trahir du moins introduire des entorses dans la pensée d’Augustin : d’une part, celle-ci a évolué ; d’autre part, il répugne aux exposés systématiques surtout de type scolastique. Conscient des limites de mon approche, donc conscient qu’il laissera de côté des richesses et que le mode même d’exposition est par lui-même une interprétation déjà réductrice – mais aussi convaincu que cette approche légitime ne doit pas être réservée aux seuls auteurs scolastiques –, je parcourrai les trois moments de la dynamique du don, sans oublier la structure feuilletée du don 2.

c) Les sources

Pour Augustin, le texte par excellence de la charité est la Prima Ioannis puisque, toujours selon lui, le thème de l’épître est la charité [17]. D’ailleurs, certains versets de cette épître sont particulièrement cités dans son œuvre, avant tout : « Dieu est amour : Deus caritas » (1 Jn 4,8.16), qui est cité pas moins de 79 fois. Mais Augustin donne une place encore plus considérable à Rm 5,5 (« la charité a été répandue en nos cœurs par l’Esprit-Saint qui a été donné »), cité 215 fois.

Pascal Ide

[1] Cf. surtout Dany Dideberg, art. « Amor », Cornelius Mayer (éd.), Augustinus-Lexicon, Basel/Stuttgart, Schwabe 1 Co.AG, vol. 1, fasc. 1/2, 1986, c. 294-300. Id., art. « Caritas », Ibid., vol. 1, fasc. 5/6, 1992, c. 730-743. Id., art. « Dilectio », Ibid., vol. 2, fasc. 3/4, 1999, c. 435-453. Chaque article comporte une bibliographie considérable. Cf. aussi Id., Saint Augustin et la première épître de saint Jean. Une théologie de l’agapè, Paris, Beauchesne, 1975. Salvatore Nicolosi, « La filosofia dell’amore in Sant’Agostino. Dalla comunicazione alla comunità », Orpheus, 4 (1983), p. 42-66 ; Rivista Rosminiana di Filosofia e di Cultura Stresa, 78 (1984) n° 4, p. 366-374 ; « La filosofia dell’amore in Sant’Agostino. Eternità dell’amore e amore dell’eternità », 6 (1985), p. 325-349 ; « La filosofia dell’amore in S. Agostino. Carità e verità », Matteo Fabris (éd.), L’umanesimo di Sant’Agostino. Actes du congrès international 28-30 octobre 1986, Bari, Levante, 1988, p. 553-572.

« Frui-uti », note dans De doctrina christiana, La Doctrine chrétienne, trad. Madeleine Moreau, notes d’Isabelle Bochet et Goulven Madec, in Œuvres de saint Augustin 11/2, « Bibliothèque augustinienne », Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1997, p. 449-463.

[2] Cf. Dany Dideberg, art. « Amor », c. 294.

[3] De Doctrina christiana, L. 1, 39.

[4] Sermon 350, 2. « In eo quod ni scripturis intellegis, caritas patet ; in eo quod non intellegis, caritas latet ».

[5] Cf. Dany Dideberg, art. « Amor », c. 295-296.

[6] Sur ce sujet, cf. Dany Dideberg, art. « Amor », c. 294-295.

[7] Dany Dideberg, art. « Amor », c. 297.

[8] Contra Faustum, L. 5, 11 ; La Cité de Dieu, L. 14, ch. 7.

[9] Gratia et pecc. orig., 1, 22 ; Ennar. in Ps., 26, 2, 13. « Caritas […] voluntas bona ».

[10] De Trinitate, L. 8, ch. 14. « Quid est dilectio vel caritas […] nisi amor boni ? »

[11] Div. quæst., 35, 1. « Nihil enim aliud est amare quam propter se ipsam rem aliquam appetere […] cum amor motus quidam sit, neque ullus sit motus nisi ad aliquid ».

[12] De Trinitate, L. 8, 14. « Quid est dilectio vel caritas […] nisi amor boni ? »

[13] De doctrina christiana, 3, 16. « Caritatem voco motum animi ad fruendum Deo proter ipsum et se atque proximo propter Deum ».

[14] Ennar. in Ps., 149, 4.

[15] « Ecce tria sunt, amans et quod amatur et amor ». (De Trinitate, L. 8, 14)

[16] D’ailleurs, « aucun ouvrage de l’évêque d’Hippone n’expose sa théologie de la charité de manière systématique », explique Dany Dideberg (art. « Caritas », c. 730) qui poursuit en donnant quelques références de synthèses éparses.

[17] In Epistolam Ioannis, prol. ; 1, 5 ; 5, 7.13 ; 8, 1.4 ; 9, 1.

25.11.2024
 

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