« Quoi de plus admirable que de voir Celui qui remplirait mille et mille mondes de sa grandeur se renfermer dans une demeure aussi étroite ! À la vérité, notre Maître est tout-puissant, il jouit de toutes les libertés : et, comme il nous aime, il se met à notre portée. Une âme qui débute dans cette voie serait troublée en se voyant, elle si petite, destinée à renfermer en soi Celui qui est si grand. Mais le Seigneur ne se manifeste pas à elle immédiatement : il agrandit peu à peu sa capacité ; il la dispose et la prépare aux dons qu’il veut mettre en elle. J’ai dit qu’il jouit de toutes #727 les libertés, parce qu’il a le pouvoir d’agrandir ce palais.
« L’important pour nous, c’est de lui en faire un don absolu après l’avoir débarrassé de tout objet créé, pour qu’il puisse en disposer comme d’un bien propre. Puisque Sa Majesté a raison de le vouloir ainsi, ne lui refusons point ce qu’Elle demande. Dieu ne force pas notre volonté ; il prend ce que nous lui donnons. Mais il ne se donne pas complètement, tant que nous ne nous sommes pas, nous aussi, donnés à lui complètement. Voilà un fait certain. Comme cette vérité est extrêmement importante, je ne saurais trop vous la rappeler. Le Seigneur ne peut agir librement dans l’âme que quand il la trouve dégagée de toute créature et toute à lui ; sans cela, je ne sais comment il le pourrait, lui qui est si ami de l’ordre. Or, si nous remplissons notre palais de gens de basse condition et de futilités, comment le Seigneur pourrait-il y trouver place avec sa cour ? C’est déjà beaucoup qu’il daigne venir un instant au milieu de tant d’embarras [1] ».
Dans ce bref texte tiré du Chemin de perfection, sainte Thérèse d’Avila, dont nous faisons mémoire en ce jour, exprime de manière concrète et synthétique de nombreuses lois du don (1), au point de tisser l’entièreté de la dynamique du don (2).
1) De la donation à la réception
Le premier paragraphe du texte contient de manière ramassée toute une théologie de la donation et de la réception. Contentons-nous de les énumérer en les commentant brièvement.
a) Lois du côté du donateur
- La loi d’autocommunication qui est la méta-loi du don se traduit dans une loi de disproportion entre le donateur et le récepteur qui est comme la projection quantitative de la déhiscence essentielle à la différence entre donateur et récepteur : toujours celui-là surplombe celui-ci. Et cette loi universelle se vérifie analogiquement au maximum dans le cadre de la relation entre le Dieu infini et la créature finie.
- La loi de proportion : « comme il nous aime, il se met à notre portée » [2]. Une antique traduction dit : « Comme il nous aime uniquement, il se proportionne à nous [3]». De plus, la Madre corrèle cette loi à l’amour ; plus encore, l’éclaire comme une manifestation de l’amour. Enfin, elle en explicite le contenu : « le Seigneur ne se manifeste pas à elle immédiatement : il agrandit peu à peu sa capacité ; il la dispose et la prépare aux dons qu’il veut mettre en elle ». Et cela quadruplement. Primo, de manière concrète et temporelle : « pas […] immédiatement », c’est-à-dire progressivement dans la durée. Secundo, de manière imagée et en quelque sorte spatiale : « il agrandit peu à peu sa capacité », c’est-à-dire il élargit l’âme. Tertio, de manière conceptuelle et traditionnelle, en convoquant les catégories de disposition et de préparation (causa disponens sive praeparans). Quarto, toujours de manière conceptuelle et ontodative : par une allusion ontophanique (« se manifeste ») et par une explicitation limpide (« aux dons »).
- La loi d’ensemencement par rapetissement : « quoi de plus admirable que de voir Celui qui remplirait mille et mille mondes de sa grandeur se renfermer dans une demeure aussi étroite ! ».
b) Lois du côté du récepteur
- L’attitude fondamentale de la réception est l’émerveillement: « quoi de plus admirable » s’exclame l’auteur en ouvrant son paragraphe.
- La loi d’élargissement du récepteur : « Une âme qui débute dans cette voie serait troublée en se voyant, elle si petite, destinée à renfermer en soi Celui qui est si grand. Mais le Seigneur ne se manifeste pas à elle immédiatement : il agrandit peu à peu sa capacité ; il la dispose et la prépare aux dons qu’il veut mettre en elle ». La réformatrice du Carmel énonce d’abord la loi : Dieu le donateur « agrandit peu à peu sa capacité ». Puis elle en donne les raisons. La première est prise du côté du récepteur : l’évitement du trouble qui pourrait engendrer la fermeture et donc bloquer la réception. En effet, saint Thomas le notait, la disproportion suscite en général la crainte ; or, Dieu est si grand (infini) et l’âme si petite ; donc, la présence de Dieu dans l’âme a de fortes chances de susciter la crainte ; or, celle-ci, comme la peur cause le trouble, cela indépendamment de tout péché, et même de tout repli sur soi, ainsi que l’atteste le début de l’épisode de l’Annonciation (cf. Lc 1,26-27).
- Enfin, sainte Thérèse en nomme la condition ou propriété, à savoir la « liberté » : « notre Maître […] jouit de toutes les libertés ». La mention étonne, au point que notre auteur l’explicite expressément : « J’ai dit qu’il jouit de toutes les libertés, parce qu’il a le pouvoir d’agrandir ce palais ». « Liberté » s’identifie donc ici à la puissance (« pouvoir ») de Dieu qui seule peut s’exercer jusque sur notre âme.
c) Conséquence théologique
Sainte Thérèse d’Avila relit la toute-puissance divine à partir de l’amour. De prime abord, elle semble tout concéder à la conception occamienne de la puissance : « Notre Maître est tout-puissant, il jouit de toutes les libertés ». De plus, elle semble s’arrêter à la contradiction : le plus grand est contenu par le plus petit. Mais aussitôt son explicitation conjure cette primauté absolue de la puissance sur la sagesse et l’amour, et au détriment même de la cohérence du créé. D’abord, elle explique le paradoxe qui n’est qu’apparent. Ensuite et surtout, elle éclaire cette toute-puissance à la lumière de l’amour : « comme il nous aime, il se met à notre portée ».
2) La dynamique ternaire de l’amour-don
Le paragraphe suivant confirme et approfondit le développement précédent, en insérant la pulsation de la donation-réception dans la dynamique ternaire de l’amour-don : réception, appropriation et donation. Thérèse d’Avila nomme d’abord le don de soi, puis l’appropriation.
a) Le don de soi
La sainte carmélite parle d’« en faire un don ». Or, le « en » se rapporte au « palais » qui, dans tout l’ouvrage, est la métaphore de l’âme. Donc, il s’agit bien du don du soi, ici nommé ontologiquement (l’âme) plus qu’existentiellement (le « moi »).
Ce don est nommé dans son essence même. En effet, donner, c’est, du côté du donateur, rendre commun ce qui est propre et, du côté du récepteur, rendre propre ce qui est commun. Or, très précisément, Thérèse d’Avila affirme que l’âme doit devenir pour Dieu son « bien propre ». Il s’agit donc bien d’une donation.
Et ce don se caractérise par son absoluité (« don absolu »). Cela est vrai du terme : notre don doit être complet (« nous aussi, donnés à lui complètement »). Cela est vrai, par conséquent, du chemin : il s’agit de « débarrass[er] » notre palais « de tout objet créé », le « dégag[er] de toute créature », le vider « de gens de basse condition et de futilités ».
b) L’appropriation
Si absolue soit-elle dans sa conception du don de soi, la Carmélite espagnole ne nie pourtant pas le moment médian et médiateur du don à soi. Certes, elle ne le nomme pas expressément, mais elle le suppose implicitement et indirectement. D’abord, pour elle, le don de soi n’a rien d’automatique. L’âme qui a reçu ne donne pas mécaniquement à la manière d’un réservoir qui, rempli, se déverserait par surabondance. D’ailleurs si elle exhorte si fermement à ce chemin du « nada » des créatures, comme le dira son confrère carme, c’est parce que la liberté résiste beaucoup à ce chemin de dépouillement, dessaisissement, dégagement. Ensuite, nous allons le redire, Thérèse contemple sans cesse l’harmonieuse symétrie qu’est l’échange de dons et qui constitue le cœur battant de toute amitié, ici avec Dieu même. Or, elle souligne à trois reprises combien l’action divine qui est un don est libre. Nous avons vu, dans le premier paragraphe, les deux premières occurrences sous la forme du substantif « libertés ». Le deuxième en offre une troisième, sous la forme de l’adverbe « librement » : « Le Seigneur ne peut agir librement dans l’âme que quand il la trouve dégagée de toute créature et toute à lui ». À la libre initiative de Dieu qui se donne doit répondre la libre initiative de l’homme qui donne en retour – et cette liberté se définit philosophiquement comme donation à soi.
c) Dans l’unité dynamique
Enfin, loin de juxtaposer ces trois moments du don, Thérèse les connecte intimement, jusque dans la répétition des termes, ici de l’adverbe : « il ne se donne pas complètement, tant que nous ne nous sommes pas, nous aussi, donnés à lui complètement ». En effet, à l’instar de la dense formule évangélique « Vous avez reçu gratuitement, donner gratuitement » (Mt 10,8), la phrase conjugue le don reçu au passé et le don offert au présent. Or, la différence de temps signifie que le don reçu a été intériorisé dans la mémoire, ce qui correspond à l’action propre du don à soi. Par conséquent, Thérèse noue en une rythmique unique les trois actes constitutifs du don.
3) Conclusion : « cette vérité est extrêmement importante »
C’est à la faveur d’un développement sur l’oraison que soudain, soulevée par l’enthousiasme, elle nous livre ces deux brefs et admirables paragraphes, si riches de doctrine. La lecture de la Madre montre qu’elle n’a pas la rigueur d’exposition de saint Jean de la Croix : il y va assurément d’une écriture qui doit être arrachée à une vie surocuupée ; il y va peut-être d’une autre forma mentis, plus intuitive, moins discursive. Quoi qu’il en soit, loin d’être accidentels, ces deux paragraphes contiennent un enseignement aussi important théoriquement que pratiquement (nous n’avons pas étudié ce deuxième aspect qui convoque plus la vie que la pensée). Et sainte Thérèse d’Avila ne l’ignore pas, elle qui affirme avec insistance : « Voilà un fait certain. Comme cette vérité est extrêmement importante, je ne saurais trop vous la rappeler ».
Pascal Ide
[1] Sainte Thérèse d’Avila, Chemin de la perfection, chap. 30, trad. Grégoire de Saint-Joseph, Paris, Seuil, 1948, tome 1, p. 726-727 : Paris, Seuil, 1961, p. 170-171. Voici la traduction la plus récente :
« 11. […] Quelle admirable chose ! Quoi ! Celui qui remplirait de sa grandeur mille mondes et bien davantage, se renfermer dans une si petite demeure ! Il est vrai, d’une part, qu’étant souverain Seigneur, il apporte avec lui la liberté, et de l’autre, qu’étant plein d’amour pour nous, il se fait à notre mesure.
- Sachant bien qu’une âme qui commence pourrait se troubler en se voyant, elle, si petite, destinée à contenir tant de grandeur, il ne se découvre pas tout d’abord ; mais, peu à peu, il va l’élargissant à la mesure des dons qu’il se propose de placer en elle. C’est le pouvoir qu’il a d’élargir ce palais de notre âme, qui me fait dire qu’il porte avec lui la liberté. Le point capital, c’est de lui en faire un abandon complet et de le vider absolument, afin qu’il puisse mettre et ôter à son gré, comme dans une demeure qui lui appartient. Notre-Seigneur a raison de vouloir qu’il en soit ainsi : ne nous y refusons donc pas. Il ne veut pas forcer notre volonté, il reçoit ce qu’elle lui donne. Mais lui ne se donne entièrement que lorsque nous nous donnons entièrement nous-mêmes. La chose est certaine, et si je vous la répète si souvent, c’est qu’elle est très importante. Jusque-là, il n’opère pas en notre âme comme il y opérerait si elle était à lui sans aucune réserve. Du reste, je ne sais comment il pourrait le faire, lui qui aime tant l’ordre parfait. Si nous remplissons le palais de petites gens et de toutes sortes de babioles, comment le souverain pourra-t-il y trouver place avec sa Cour ? C’est déjà beaucoup qu’il veuille bien s’arrêter quelques moments au milieu de tant d’embarras » (Sainte Thérèse d’Avila, Chemin de la perfection, chap. 28, n. 11 et 12, in Œuvres complètes, trad. Mère Marie du Saint-Sacrement, Paris, Le Cerf, 1995, 2 volumes, tome 1, p. 806).
[2] Toute proche est la traduction de 1995 citée dans la précédente note : « étant plein d’amour pour nous, il se fait à notre portée ».
[3] Sainte Thérèse d’Avila, Le Chemin de la perfection, dans Œuvres très complètes de sainte Thérèse, chap. 28, trad. Arnaud d’Andilly et al., Paris, Migne, tome 1, 1840, p. 536.