La douceur, vertu des petits pas 1/2

Pascal Ide, « La douceur, vertu des petits pas », Sources vives. Violence et douceur, n° 114, Carême 2004, p. 117-133.

« Vous êtes plus fort [stronger] que moi. – Non, je crois que c’est vous la plus forte. – Vous vous trompez, parce que vous êtes douce ; et qu’il n’existe rien de plus fort au monde que la douceur [For you are gentle, and there is nothing stronger in the world than gentleness] [1] ».

1) Délicate douceur…

« Il est difficile de définir la douceur [2] ». De fait, les définitions de la mansuétude se heurtent à (au moins) cinq types de difficulté :

  1. Certaines sont circulaires. La douceur, écrit le classique Précis de théologie ascétique et mystique d’Ad. Tanquerey, est « une vertu morale surnaturelle qui […] traite [le prochain] avec bénignité [3] ». Mais douceur et bénignité ne sont-ils pas synonymes ?
  2. D’autres ont tendance à multiplier les mots. Si j’ouvre le Grand Robert (Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française) [4], je lis sous le substantif « Douceur » : « 3° Qualité morale qui porte à être bienveillant, patient, bon et conciliant envers autrui ». Or, la multiplication des termes crée un halo autour du concept. Ce que l’on gagne en extension, on le perd en précision.
  3. Parfois, les définitions reconduisent la douceur à d’autres dispositions et donc ne présentent plus une spécificité qui la distingue des autres vertus. Je passe les quasi-équivalences avec mansuétude, bénignité, suavité, etc. Combien d’auteurs douceur et patience, douceur et charité, douceur et humilité [5].
  4. Les définitions peuvent osciller entre le général et le régionalisé. Il est piquant qu’un saint Thomas d’Aquin, dont on sait la réputation justifiée de rigueur (semper formaliter loquitur), propose, selon les contextes, l’une ou l’autre approche. D’un côté, il fait de la douceur la vertu spéciale qui a pour objet très déterminé de modérer l’irascible [6]. De l’autre, il l’élargit jusqu’à en faire une vertu générale couvrant tout le champ de la relation à autrui et à soi-même [7].
  5. Enfin, les approches sont quelquefois contradictoires ou en tout cas difficilement conciliables. Notamment dans l’objet. Selon les auteurs, la douceur ajuste à autrui ou au Tout-Autre. Pour le Grec, estime Jacqueline de Romilly, la douceur est une « disposition à accueillir autrui comme quelqu’un à qui on veut du bien [8] ». Dans l’Ancien Testament, la douceur est une soumission parfaite à la volonté divine (Ps 122,1). André-Ignace Mennessier achève son article du Dictionnaire de spiritualité sur la douceur en englobant l’ensemble des relations ad extra : « Elle caractérise un comportement d’ensemble fait à la fois de dépendance à l’égard de Dieu et de modeste et aimable patience à l’égard du prochain [9] ».

Ne faut-il pas lire dans ces embarras l’indice que nous sommes en présence d’une notion première, donc d’une réalité que l’on doit approcher… en douceur. J’écarterai d’abord comme insuffisante la définition classique (2), puis je proposerai une hypothèse (3) que je chercherai à établir par quatre approches convergentes (4-7).

2) L’approche classique

La plupart des manuels classiques de théologie morale proposent une définition rigoureuse et précise, héritée de saint Thomas. La mansuétude est une partie potentielle de la vertu cardinale de tempérance, qui a pour objet propre d’atténuer la passion de colère.

Cette définition demeure toutefois insatisfaisante. Avant tout, elle propose une approche seulement négative de la douceur : elle-ci a pour unique fonction de réprimer, modérer l’irascible. Pourtant, notre expérience de la douceur n’en fait-elle pas au contraire une qualité positive ? L’homme de la mansuétude n’est pas seulement ni d’abord un champion de l’autocontrôle, mais un être empli de délicatesse qui pacifie son entourage. Il mérite pour lui ce que disait Séraphim de Sarov : « Acquiers la paix intérieure et des milliers, autour de toi, trouveront le salut [10] ».

Surtout, cette définition négative n’hérite-t-elle pas d’une conception trop rétractée du sentiment ? La douceur ne mériterait-elle pas de bénéficier du même traitement que celui Karol Wojtyla a administré à la vertu de chasteté [11] ? En effet, celle-ci a pour sujet le concupiscible comme la douceur, l’irascible, irascible et concupiscible constituant les deux facultés de l’affectivité sensible. Or, le futur Jean-Paul II, dans une superbe analyse historique et éthique, montre que la chasteté présente deux faces : négative, visant à contenir la libido ; positive, cherchant à l’intégrer à la dynamique de l’amour d’autrui. Mais, jusqu’à maintenant, les moralistes ont surtout envisagé la première face ; il est désormais temps de voir dans la chasteté la vertu qui s’approprie l’énergie positive de l’éros. Ne pourrait-on en dire de même de la douceur ? Il est significatif que Tanquerey, dans le passage cité ci-dessus, donne la définition complète : « une vertu morale surnaturelle qui prévient et modèle la colère, supporte le prochain malgré ses défauts et le traite avec bénignité ». Il double donc l’approche plus répressive d’une approche promotrice. Mais, ce faisant, il soulève une autre difficulté : quel est le principe supérieur unifiant ces deux pôles ?

Par ailleurs, la douceur est une vertu morale et celle-ci trouve sa mesure dans un juste milieu entre deux extrêmes. En l’occurrence, la mansuétude avance entre les précipices de la mollesse et de la violence : au coléreux, tout n’est qu’aquilon ; au doux, tout semble zéphyr ; le mou, quant à lui, ne croit plus au vent ou ignore qu’il existe. Or, s’il est aisé de distinguer la suavité de la colère démesurée, quel critère de discernement proposer pour ne pas sombrer dans l’opposé qu’est la mollesse ? Les manuels ne le disent guère. N’est-il pas éloquent que ce numéro de Sources vives s’intitule « Douceur et violence », et non : « douceur, violence et mollesse » ?

Enfin, « la notion de douceur, telle qu’elle apparaît dans la Bible et chez les spirituels chrétiens […], écrit Mennessier au terme de l’article cité ci-dessus, semble recouvrir un peu plus que la seule vertu de mansuétude telle que la définit saint Thomas ».

Il faut donc tenter une autre proposition.

3) Une autre approche

Je souhaiterais proposer l’hypothèse suivante : la douceur est la vertu qui accompagne l’action pour la conduire vers son bien. Pour reprendre une expression que l’on attribue à Simone Pacot, elle est la « vertu des petits pas » [12]. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus écrivait de Jésus : « avec quelle tendresse, quelle douceur, vous conduisez ma petite âme [13] ».

Je visitais un jour un Centre de rééducation pour personnes ayant perdu presque toute leur capacité locomotrice, notamment à la suite d’accidents vasculaires cérébraux. Face à la quasi-disparition des possibilités neuromotrices, comment éviter le double péril d’une inaction désespérante et d’une rééducation trop exigeante tout autant décourageante ? Une seule réponse : fractionner le plus possible les gestes. A cet effet, un rééducateur du Centre avait eu l’idée de placer le patient dans une piscine d’eau tiède et de l’inviter à plonger avec les deux bras un flotteur de liège dans l’eau. Et un kinésithérapeute commentait : « On n’a pas trouvé de mouvements plus doux ». Ladite douceur qualifiait un geste adapté au mieux aux capacités du patient en vue de le conduire vers ce bien qu’est la pleine autonomie motrice.

L’exercice de la douceur comporte donc deux actes : s’approcher de la liberté de l’autre, au plus près ; la mener vers son terme, un bien qui se trouve à une distance plus ou moins éloignée selon les cas.

Dès lors, les deux extrêmes entre lesquels la douceur, comme toute vertu morale, se fraye son chemin changent non pas de nom – il s’agit toujours de la mollesse et de la dureté –, mais de visage. Le premier excès – la mollesse – consiste à épouser le mouvement d’autrui au point de ne plus en décoller. Tout à l’opposé, le second – la violence – consiste à désigner un objectif à ce point éloigné qu’il en devient à jamais inaccessible. Pour reprendre l’exemple ci-dessus, la mollesse consisterait à écouter le patient dire sa difficulté sans chercher à déployer les moyens de l’en hisser et la violence à multiplier impatiemment des exercices démesurés.

Notre hypothèse permet de lever les difficultés des définitions classiques. Notamment, la douceur suppose l’altérité : elle accompagne autrui vers sa plénitude ; par conséquent, elle concerne en priorité la relation à l’autre ; mais elle peut s’étendre au Tout-Autre et à soi (à soi-même comme un autre). Vertu beaucoup plus générale que la maîtrise de la colère, la mansuétude acquiert une extension conforme à sa signification courante et biblique.

4) La douce sagesse du langage

Les expressions courantes confirment notre définition : une « lime douce » ne mord que légèrement le bois ou le métal ; pourtant, elle peut passer progressivement de la surface à la profondeur. On qualifie de « doux » un minerai parce qu’il se fond aisément. La locution familière « en douce » se dit de ce qui se fait avec discrétion. De même « filer doux » signifie se soumettre sans opposer de résistance. Dans le langage familier, la « douce » est la personne aimée, la fiancée.

Plus que l’adjectif ou le substantif, l’adverbe « doucement » – synonyme de graduellement, insensiblement, pas à pas – exprime la progressivité. Une colline qui descend doucement vers la mer dessine une ligne dénuée de solution de continuité.

Enfin, le latin mansuetus, « doux » vient du verbe mansuesco où l’on discerne le préfixe manus, « main », et qui signifie littéralement : « s’habituer à la main », autrement dit « s’apprivoiser » ; voilà pourquoi mansuetudo a d’abord voulu dire « domptage » avant de désigner l’attitude docile de la bête à son maître et enfin la disposition sereine, loin de toute impétuosité et toute insolence [14]. Or, on va le dire, la main nous est donnée pour exprimer la douceur ; de plus, la docilité – qui vient du latin docilis, « apte à être enseigné » – est l’attitude de juste soumission à celui qui sait.

[1] Dialogue entre le médecin eurasien Han Suyin (Jennifer Jones) et le correspondant de guerre américain, Mark (William Holden), dont elle est amoureuse, dans La colline de l’Adieu (Love is a many-splendored Thing), film américain de Henry King, 1955.

[2] M. Gaucheron, art. « Douceur », Catholicisme hier aujourd’hui demain, Paris, Letouzey et Ané, tome 3, 1952, col. 1051.

[3] Paris, Desclée et cie, 61924, n. 1156, p. 728.

[4] Qui pèche aussi par circularité « Douceur. 1° Qualité de ce qui est doux… » « Doux. 3° En parlant des personnes. Qui a de la douceur… »

[5] C’est ainsi que, dans son grand commentaire sur les béatitudes, Jacques Dupont estime que le second macarisme redouble le premier (Mt 5,3 et 4), autrement dit les doux sont identiquement les pauvres en esprit ou les humbles (Les béatitudes. La Bonne Nouvelle, coll. « Etudes bibliques », Paris, Gabalda, 21969)

[6] Somme de théologie, IIa-IIae, q. 157, a. 1.

[7] Commentant la parole du Christ « Je suis doux et humble de cœur » (Mt 11,29b), saint Thomas explique « Toute la loi nouvelle consiste en ces deux choses la douceur et l’humilité. En effet, la douceur nous ordonne à l’autre et l’humilité nous ordonne à Dieu et à nous-même ».

[8] La douceur dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1979, p. 1.

[9] Art. « Douceur », Paris, Beauchesne, tome 3, 1957, col. 1684. Il est regrettable, mais significatif des difficultés dont nous parlons, que cet article soit presque exclusivement historique.

[10] I. Goraïnoff, Séraphim de Sarov, sa vie, coll. « Théophanie », Paris, DDB, 1987, p. 47.

[11] Cf. Amour et responsabilité. Etude de morale sexuelle, trad. Thérèse Sas, Paris, Ed. du Dialogue et Stock, 1978, p. 155-161.

[12] Je parle d’une « loi de gradualité » qui n’est en rien une « gradualité de la loi » (cf. Jean-Paul II, Exhortation apostolique postsynodale sur les tâches de la famille chrétienne dans le monde d’aujourd’hui Familiaris consortio, 22 novembre 1981, n° 34).

[13] Ms B, 2 r°, Œuvres complètes, Paris, Le Cerf-DDB, 1992, p. 222.

[14] Cf. A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, 1932, in h. v.

15.11.2017
 

Les commentaires sont fermés.