La double voie sur laquelle nous guide Marie (Samedi Saint 16 avril 2022)

Une de mes arrière-grand-mères disait que, même les samedis les plus voilés, l’on pouvait entrevoir un bout de ciel bleu. « Parce que c’est le jour de la Sainte Vierge ». En effet, la continuité doit être assurée entre le Christ et son Église, entre la Tête et le Corps, entre la Source et ceux qui viennent y puiser. Si l’Église est l’assemblée des fidèles du Christ, elle se fonde d’abord sur la foi en son Seigneur. Or, le seul acte collégial des Apôtres fut : « Ils s’enfuirent tous » (Mc 14,50) [1]. Certes, le disciple bien-aimé est revenu et se tient au pied de la Croix (cf. Jn 19,26-27) ; mais il reconnaît lui-même qu’il n’a cru à la résurrection qu’en rentrant dans le tombeau vide (cf. Jn 20,8). Certes, les saintes femmes se pressent autour du Crucifié ; mais Marie-Madeleine, qui en fait partie, elle aussi est inconsolable de la mort du Christ et interprète le tombeau vide comme un transfert du corps avant que le Ressuscité ne se révèle à elle (cf. v. 11-18). En revanche, au pied de la Croix, Marie a tenu debout (Stabat mater) en son corps et plus encore en sa foi : « C’est dans la seule Vierge que l’Église a tenu [stetit] [2] ». Cette fidélité héroïque s’est poursuivie le Samedi Saint et de cette conviction provient la consécration du samedi à Marie. Ainsi, pendant la Passion et jusqu’à la Résurrection, seule Marie a cru d’une foi indéfectible, « tandis que chez tous les autres la foi s’était au moins obscurcie [3] ».

Par la continuité sans faille de sa foi-confiance au travers de l’épreuve, Marie, Mère de la Sainte Espérance, est celle qui nous donne l’exemple et ne cesse de nous tenir la main. Mais la Vierge nous conduit aussi par un autre chemin : celui qui va des événements parfois incompréhensibles de nos vies à leur signification mystérieuse, de la superficie vers la profondeur. Car elle-même, la première, fut initiée par son Fils à cette lecture allégorique de son existence. C’est ce que montre par exemple l’épisode de Cana. À Marie qui lui dit : « Ils n’ont pas de vin » (Jn 2,3), Jésus fait cette réponse intrigante, que l’on peut traduire littéralement : « Qu’y a-t-il à moi et à toi ? » Cette parole n’exprime assurément pas une inimitié, comme on l’observe dans d’autres passages bibliques (par exemple, Jg 11,12 ; 1 R 17,18 ; Mt 8,29 ; Lc 4,34). Elle ne signifie pas non plus un reproche, ainsi que le pensaient certains Pères [4]. Comme dans d’autres références vétérotestamentaires (cf. 2 R 3,13 ; Os 14,9), la question souligne en fait un malentendu. En effet, Marie constate le manque du vin matériel et suggère discrètement à son Fils : « Pourrais-tu y faire quelque chose ? » [5] Or, dans l’évangile selon saint Jean où le signe est omniprésent, les réalités visibles sont le signe des réalités invisibles. C’est ainsi que les noces qui ouvrent la vie publique parlent du mariage de deux époux (dont on ne saura rien), mais symbolisent bien davantage les épousailles du Christ et de l’humanité. Et ces deux sens, littéral et allégorique, ne sont pas une superposition statique, mais un chemin dynamique, « un canal [channel] qui conduit à quelque chose de plus grand que lui-même [6] ». Par sa question, Jésus invite ainsi Marie à un « changement de niveau [level] » ou une « mutation [shift] de perspective [7] » : passer de la signification sensible du vin à sa signification symbolique, en l’occurrence l’Alliance. C’est comme si le pronom interrogatif « quoi donc [Τί] ? » signifiait concrètement la fin et donc comme s’il lui disait : « [Le vin] qu’est-ce donc pour moi et pour toi ? » [8]. Ainsi, comme Nicodème qui devra passer du sens littéral de la première naissance physique au sens spirituel de la renaissance dans l’Esprit qu’est le baptême (cf. Jn 3,3 s), comme la Samaritaine qui devra passer du sens littéral de l’eau à celui de la grâce salvatrice (cf. Jn 4,7 s), de même, Marie, et sans nulle faute de sa part, apprendra à relire sa vie comme Dieu la voit : en passant des événements sensibles à leur profondeur mystérieuse qui ne s’éclaire qu’en Dieu et par Dieu. De même chacune de nos histoires saintes. Combien d’événements, heureux ou douloureux, nous échappent, dont nous ne découvrirons le sens que plus tard, parfois bien plus tard, quand, nous ouvrant docilement à l’Esprit-Saint, nous passerons de la lettre à l’esprit, de la superficie à la profondeur qui est divine.

Au fait, pourquoi associe-t-on Marie au bleu ? Je ne connais pas l’histoire de cette croyance populaire. Peut-être vient-elle de la couleur souvent présente dans le vêtement de Marie lors de ses différentes apparitions. Elle est sans doute liée à la symbolique du bleu [9]. J’ajouterais une belle interprétation, elle aussi métaphorique, proposée par Chiara Lubich. Alors que, se fondant sur une symbolique païenne, la Tradition patristique a fait de la lune, le symbole de Marie [10] (Marie reflète le Christ comme la lune la lumière du Soleil ; aussi la célébration de Noël la célèbre-t-elle « pulchra ut luna [11] »), la fondatrice des Focolari propose une autre résonance cosmologique : de même que le ciel enveloppe le Soleil, de même Marie a protégé et nourri son Fils en son sein et ne cesse d’envelopper dans le manteau de sa médiation aimante les membres de son Corps qu’est l’Église.

Quoi qu’il en soit, Marie est doublement notre guide : sur la longue durée de notre existence en fortifiant notre espérance ; et sur sa profondeur en illuminant notre intelligence. Celle que saint Bernard priait comme son astre (« Regarde l’étoile, invoque Marie ») nous conduit donc sur ce double chemin, horizontal et vertical, qui épouse la forme de la Croix. « O Crux ave, spes unica : Salut, ô Croix, [notre] unique espérance ».

Pascal Ide

[1] Selon une parole ironique du cardinal Alfredo Ottaviani citée par John L. Allen Jr., Cardinal Ratzinger. The Vatican’s Enforcer of the Faith. The Continuum International Publishing Group Ltd., 2000 : Pope Benedict XVI. A Biography of Joseph Ratzinger, London, A&C Black, 2001, p. 46.

[2] Richard de Saint-Laurent, cité par Henri Barré, « Marie et l’Église. Du vénérable Bède à saint Albert le Grand », Bulletin de la Société française d’études mariales, 9 (1951), p. 59-143, ici p. 63.

[3] Henri de Lubac, Méditation sur l’Église, coll. « Théologie » n° 27, Paris, Aubier, 21953 : Œuvres complètes, éd. Georges Chantraine avec la coll. de Fabienne Clinquart et Thierry Thomas, tome 8, Paris, Le Cerf, 2003, p. 293. Cf. tous les textes rassemblés p. 293-296.

[4] Cf., par exemple, saint Irénée de Lyon, Contre les hérésies, L. III, 16, 7. Cf. Angelo Bresolin, « L’esegesi di Giov. 2,4 nei Padri Latini », Revue des Études Augustiniennes, 8 (1962), p. 243-273 ; Joseph Reuss, « John 2,3-4 in Johannes-Kommentaren der griechieschen Kirche », Josef Blinzler et al. (éds.), Festschrift für Josef Schmid zum 70. Geburtstag, Regensburg, Friedrich Pustet, 1963, p. 207-213.

[5] Telle est l’interprétation d’Ignace de La Potterie, Marie dans le mystère de l’Alliance, trad. inconnue, coll. « Jésus et Jésus-Christ » n° 34, Paris, Desclée, 1998, p. 207-208.

[6] Robert Henry Lightfoot, St John’s Gospel. A Commentary, Oxford et al., Oxford University Press, 1956, p. 100.

[7] Birger Olsson, Structure and Meaning in the Fourth Gospel. A text-linguistic analysis of John 2:1-11 and 4:1-42, coll. « Coniectanea Biblica, N.T. series » n° 6, Lund, Gleerup, 1974, p. 39.

[8] Cf. Édouard Delebecque, « Les deux vins de Cana », Revue thomiste, 85 (1985) n° 2, p. 242-252.

[9] Cf. site pascalide.fr : « Le bleu, couleur métaphysique ? En marge de la ‘verdure vitale’ chère à sainte Hildegarde de Bingen ».

[10] Cf. Hugo Rahner, « Mysterium lunae. Ein Beitrag zur Kirchentheologie der Väterzeit », Zeitschrift für katholische Theologie, 64 (1940), p. 61-81 et p. 121-141.

[11] Ibid., p. 80.

16.4.2022
 

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