La deutérose est, peut-être, le concept le plus original d’exégète Paul Beauchamp [1]. En tout cas, il est d’une incontestable fécondité. Le jésuite parisien est le premier à avoir mis en évidence ce phénomène présent dans toute l’Écriture ; la nouveauté de la découverte a appelé la nouveauté de la dénomination. Nous nous demanderons successivement : Qu’est-ce que la deutérose ? (1 et 2) Pourquoi la deutérose ? (3) Comment la deutérose ? (4)
1) Nature de la deutérose
Beauchamp appelle deutérose le phénomène de reprise, de répétition d’un texte, en un mot, une réécriture [2]. Précisons : la répétition est unique, la réécriture est binaire. Il s’agit donc d’une modalité de l’écriture, tant en son style (le Deutéronome, par exemple, aime répéter) qu’en son contenu, en son fond. On n’a bien entendu pas attendu notre exégète pour souligner l’existence de la deutérose : ce processus est évident, jusque dans le nom du cinquième livre du Pentateuque, le Deutéronome (Dt), qui est formé sur les deux termes grecs, deutéros, « deuxième » et nomos, « loi » [3]. Mais l’originalité de l’approche de Paul Beauchamp est d’avoir montré son ubiquité, plus encore d’avoir montré qu’il constituait une clé de lecture de toute la structure de l’Ancien Testament et de la relation entre l’un et l’autre Testament. En effet, la répétition binaire est partout présente dans les petites unités, mais elle régit aussi le discours au niveau d’un livre entier, des collections de livres et enfin de la Bible en son intégralité.
Le fait de la deutérose s’observe de manière particulièrement claire dans le livre déjà cité, le Deutéronome. En effet, Moïse y prend la parole dans une série de discours où il rappelle tout ce que Dieu a dit et fait. Or, rappeler, c’est répéter, au plan de la parole, une réalité déjà vécue. L’exégète Pietro Bovati en propose une étude systématique [4]. Pour lui, la deutérose s’analyse ou se décompose en trois concepts qui en sont comme des parties intégrales et constituent autant d’indices :
- la répétition qui dit le même de la deutérose. Le principal signe de la deutérose est la circularité du style. Cette répétition se présente sous trois formes : confirmation, redondance et différence ;
- la rupture qui en dit la nouveauté. La répétition ne va pas sans nouveauté. Le Deutéronome introduit plusieurs nouveautés à l’égard des listes de lois que l’on peut lire dans les livres précédents de la Torah : une unification, une intériorisation.
- la clôture qui fait l’unité des deux premiers aspects en tension dialectique.
Il demeure que le contenu de ces catégories n’est pas défini avec toute la rigueur souhaitable, notamment dans l’articulation, centrale pour bien comprendre la deutérose, entre répétition (la différence) et nouveauté, ce qui devrait être le propre de la rupture.
2) Espèces de deutérose
On peut distinguer quatre niveaux de reprises, du plus régionalisé au plus global.
a) La reprise à l’intérieur d’un livre
La première deutérose est interne à un seul livre. C’est ainsi que dans l’unique livre d’Isaïe, on distingue un proto et un deutéro-Isaïe, qui est un livre en quelque sorte deutéro-prophétique. De même, les chapitres 1 à 9 du livre des Proverbes constituent comme une deutéro-sophie.
b) La reprise interne à un groupe de livres
Chaque groupe de livres connaît sa propre réécriture. On verra que les livres sont regroupés en trois : Torah, Prophètes, Sagesse. Or, le Deutéronome est une reprise de la Loi à l’intérieur de la Torah (le Pentateuque). Autrement dit, la nouveauté du Deutéronome consiste en l’intériorisation de la norme ; plus important que le contenu est ce processus d’appropriation. Paul Beauchamp illustre cette deutérose à partir d’une image parlante : le Deutéronome est aux quatre premiers livres (parfois appelés Tétrateuque, comme on a pu parler d’un Hexateuque) comme le pouce par rapports aux quatre autres doigts : il en est distinct, il leur fait face.
c) La reprise globale au sein du premier Testament
La répétition interne au Deutéronome est aussi la manière de dire la fin de la Loi et le passage à la prophétie. En effet, l’Ancien Testament est composé de trois grandes sortes de livres : la Loi, les Prophètes et les écrits de Sagesse. Or, Paul Beauchamp a montré que le groupe suivant reprend, relit le groupe suivant. Il a synthétisé cette loi réflexive dans une phrase souvent reproduite : « Le retour de la parole sur elle-même n’est possible qu’après qu’elle s’est longuement produite au jour [5] ». Le Pentateuque, la Torah comprend tout le récit sous le signe du commencement, de l’avant ; l’écriture prophétique est une reprise de la Loi, mais sous le signe de l’histoire actuelle, donc de l’instant présente, du maintenant, de son accomplissement ; enfin, la sagesse est aussi une réécriture de la prophétie, mais sous la dimension de l’éternel. Guido Benzi résume ainsi : « La Loi pose les archétypes que la prophétie ‘actualise’ dans l’histoire et que les sages universalisent dans le ‘toujours’ de l’expérience quotidienne [6] ».
d) La reprise de l’Ancien Testament dans le Nouveau
L’on sait les nombreuses citations de l’Ancien Testament dans le Nouveau. Cette reprise néotestamentaire est exprimée dans une catégorie technique chez le premier évangéliste, « l’accomplissement ».
3) Finalité
Ce phénomène de deutérose est, pour Paul Beauchamp, le principe de base de l’écriture de la Bible. Il assure différentes fonctions qu’il est possible d’illustrer avec le livre par excellence de la deutérose, le Deutéronome.
a) Clore l’unité
La deutérose a pour finalité première d’assurer l’unité du texte biblique. Elle articule la totalité en unité. En effet, la Bible se distribue entre un commencement et une fin, entre une promesse et son accomplissement, entre une figure et sa réalisation, etc. Or, ces réalités multiples se dédoublent, se répètent, non sans une différence et une nouveauté. L’unité est donc habitée par la deutérose.
En effet, la deutérose est une répétition. Or, affirmer : « Je te le dis et je te le répète » signifie notamment : « Je n’ai rien d’autre à dire ». Plus encore, l’énoncé d’une phrase, même impérative, peut faire encore croire à sa réversibilité, alors que la répétition en signe l’irréversibilité : la décision est prise et définitivement. C’est ce qu’explique Joseph au Pharaon (Gn 41,32) et la multiplication des signes de Moïse à un autre Pharaon (les plaies d’Égypte) n’a pas d’autre sens que de manifester la décision irrévocable de Dieu. Donc, la réécriture n’est pas un simple décalque de l’origine, elle scelle le geste qui fut initié et en exprime le terme : la répétition est finale. C’est ce qu’explique clairement Paul Beauchamp, ajoutant une précision, la nécessité qu’a l’origine de ne pas se clore dans son unicité : « La répétition du commencement est nécessaire, pour que lui soit retiré le prestige de l’unicité [7] ».
Donc, la deutérose opère l’unification du texte biblique. Il est dit : « Le Seigneur n’ajoute rien d’autre ». (Dt 5,21) Or, cette parole n’est pas une nouvelle loi s’ajoutant aux précédentes, mais confirme plutôt tous les préceptes précédents.
Dt 6,5 affirme que « la loi » consiste à aimer le Dieu unique de tout son cœur. Or, « la loi » est mis au singulier. C’est donc que le Dt dit explicitement que l’observation de tous les préceptes est équivalent à aimer Dieu, ce qui constitue un unique commandement.
L’unification ne touche pas seulement les préceptes, mais, plus globalement, les faits et les paroles. Dans les quatre premiers livres du Pentateuque, les récits (la geste fondatrice de Dieu) et la loi (l’agir de l’homme) sont séparés ; or, le Dt les unifie dans un même texte : d’un côté, le récit inclut la Loi, puisque l’action de Dieu inclut le don du cœur intelligent et docile ; de l’autre, la loi devient un faire mémoire (cf. par exemple Dt 26).
Or, cette unification fait appel à la redondance. En effet, à côté d’une simplification dans le contenu de la loi, on trouve une forme stylistique particulière qui est la distension, la dilatation, la répétitivité, voire l’emphase, en un mot la redondance du discours. La raison en est que l’Écriture a pour dessein non seulement de reprendre les traditions de l’Exode et de l’alliance mais aussi les traditions patriarcales et même jusqu’à la création ; or, une telle extension menace de faire éclater le texte ; d’où le besoin de répéter et de couvrir le tout.
b) Favoriser la réflexivité
La deutérose est aussi le lieu de la réflexivité, de l’appropriation. Paul Beauchamp le montre pour chaque groupe de livres : « La deutérose se présente dans la Loi comme un impératif dont le contenu est replié sur lui-même puisqu’il enjoint d’observer la loi, dans les prophètes comme une parole de Dieu dont le contenu est que Dieu parle et qu’il est Dieu, dans les sages comme une invitation qui a pour centre ces mots : ‘le commencement de la Sagesse : acquiers la Sagesse’ [8] ». A chaque fois, la deutérose est un acte du sujet revenant sur ce qui fut donné objectivement, extérieurement : le deutéro-nome n’a pas seulement la loi pour contenu, mais pour forme : l’impératif se dédouble ; l’écriture prophétique insiste sur le fait que la parole entendue vient de Dieu ; l’écriture sapientielle souligne le conseil central qui est d’acquérir la sagesse. De prime abord, rien de nouveau n’apparaît : le discours précédent est repris.
Le Dt demande au sujet croyant d’obéir à la loi ; or, l’obéissance est une attitude intérieure. Plus encore, le livre demande d’adhérer à Dieu par amour ; or, l’amour est un acte intime de la personne, une décision du cœur.
c) Assurer la nouveauté
La deutérose dit aussi la nouveauté. Nous sommes toujours tentés par Parménide ou Héraclite. La véritable nouveauté suppose une continuité et une rupture. Or, le dédoublement, la reprise marque à la fois l’identité du contenu mais aussi l’émergence d’une altérité.
La deutérose permet aussi la nouveauté en manifestant la limite interne à toute parole. Reprenons l’exemple du Dt. De prime abord, puisque celui-ci est une reprise de la Loi et que, nous l’avons vu, la répétition est aussi un terme, on pourrait croire que la Bible se finit quand le Dt finit. Or, loin de clore définitivement la Révélation, le Dt ouvre et assure une transition vers un autre type d’écriture, les livres prophétiques. En effet, le Dt note l’importance d’une actualisation de la loi ; mais il note aussi que cette concrétisation dans le maintenant a manqué aux Pères, à la Torah (par exemple Dt 5,3 ; ou : « Jusqu’à aujourd’hui, le Seigneur ne vous a pas donné un cœur pour comprendre ni des yeux pour voir ni des oreilles pour entendre ») ; donc, le Dt introduit à une interprétation extérieure à lui et au Pentateuque en général. Or, l’écriture prophétique n’est pas une autre loi mais une autre parole sur la loi. Précisément, la prophétie introduit à la prise en compte actuelle du don originaire de la Loi dans le présent de l’obéissance et de l’intériorisation.
L’événement qui explique l’écriture deutéronomique est sans doute l’exil. Cet événement dramatique a pu faire croire que toute l’histoire de l’alliance était désormais achevée, que le peuple avait mérité d’être abandonné par Dieu après avoir aussi gravement péché. Mais, dans l’exil, le peuple a médité à nouveau l’exode, le dernier discours de Moïse et a découvert qu’il recelait un autre sens et une fidélité plus profonde de Dieu. C’est donc dans la répétition, la reprise, qu’un nouveau visage de l’alliance a pu voir le jour.
4) Les modalités d’expression
La deutérose possède une fonction, une finalité que nous venons de voir ; elle a aussi une cause efficiente, un moteur. En termes concrets : qu’est-ce qui pousse à la réécriture ? D’où vient la deutérose ? Que doit-il se passer entre la première écriture et la seconde ? Repartons à nouveau de l’exemple du Dt.
D’abord, nous le savons : l’orateur, celui qui parle ne se répète que parce qu’on ne l’a pas entendu. Or, dans la Bible, c’est Dieu qui parle, et ne pas écouter Dieu, c’est pécher. Donc, la raison profonde de la réécriture de la Torah est le péché de l’homme et le péché par lequel l’homme se coupe de Dieu, autrement dit la rébellion et l’idolâtrie. Or, on le sait, l’idolâtrie par excellence est symbolisée par l’adoration du veau d’or. Il est intéressant, de ce point de vue, de comparer les deux récits qui en sont donnés, d’une part dans le Tétrateuque (Ex 32-34), d’autre part dans le Deutéronome (cf. Dt 9-10).
Ensuite, entre la Loi donnée à Moïse et proposée au peuple, et la reprise deutéronomique s’étend un long temps, un silence. Toute répétition suppose un temps d’arrêt, une pause qui distingue les deux paroles. Précisément, entre les deux écritures de la Loi, se produit l’événement dramatique de l’exil.
Pascal Ide
[1] Cf. Paul Beauchamp, « La ‘deutérose’ », L’un et l’autre Testament. 1. Essai de lecture, coll. « Parole de Dieu », Paris, Seuil, 1976, p. 150-163.
[2] Il serait passionnant de comparer le concept de deutérose à celui de « répétition » chez Kierkegaard dans la pensée duquel il joue le même rôle nodal que chez Beauchamp.
[3] Paul Beauchamp a intitulé son chap. sur le Deutéronome : « Reprises du récit fondateur » (L’un et l’autre Testament. 2. Accomplir les Écritures, coll. « Parole de Dieu », Paris, Seuil, 1990, p. 296 s).
[4] Pietro Bovati, « Deuterosi e compimento », Teologia, 27 (2002), p. 20-34, ici p. 29-33.
[5] L’un et l’autre Testament. 1. Essai de lecture, p. 157.
[6] Guido Benzi, « L’esegesi figurale in Paul Beauchamp », Teologia, 27 (2002), p. 35-51, ici p. 38.
[7] L’un et l’autre Testament. 2. Accomplir les Écritures, p. 329 en italien.
[8] L’un et l’autre Testament. 1. Essai de lecture, p. 150.