Analysant la vie du couple, le sociologue français Jean-Claude Kaufmann consacre un chapitre au don de soi. De prime abord, remarque-t-il, on pense que le don de soi constitue l’idéal et « l’économie majoritaire des échanges conjugaux [1] ». Mais il faut déchanter. En réalité, l’époux se donne seulement parce que, secrètement, il attend un retour. Même le conjoint le moins suspect de faire des comptes finit par se lasser de donner sans reconnaissance. La trame conjugale est un drame caché. En effet, les comportements très oblatifs du couple se conjuguent (!) à de secrètes mises sous tutelle. Dans la réalité concrète, on ne trouve jamais « la seule économie du don à l’état pur » (ibid.). Certes, la personne vit de don sans se le dire. Le conjoint prend sans arrêt en charge des tâches sans calculer, sans chercher de retour, c’est-à-dire de contre-don. Mais, justement, pourquoi n’en a-t-il pas conscience ? Parce que l’injonction « Il faut donner » n’est opérante que si elle n’est pas remise en question. Sa représentation autoriserait une périlleuse prise de conscience. En effet, sans se le dire, le conjoint attend non pas un contre-don, mais que son geste de don pousse le vis-à-vis à devenir à son tour un donateur [2]. Nous assistons ainsi à un subtil passage du don à la dette, de la relation gratuite à la relation égalitaire. Dans le don le plus apparent se love l’attente du contre-don. Tel est l’impensé présent en tout couple.
Prenons l’exemple fondamental de l’aide, du « coup de main » : « Le don n’est pas fait pour récupérer explicitement un contre-don de valeur identique. Sinon il ne serait pas don : il y a dans tout don de soi une mise à fonds perdus, un investissement aveugle dans le conjugal. L’espoir, lorsqu’il est formulé, se limite à un retour (mal défini) de niveau inférieur, dont l’archétype est le ‘coup de main’ ». Mais que l’on ne s’imagine pas qu’il y ait là une sorte de compromis, un sous-don, un état imparfait de gratuité. En effet, le ‘coup de main’ « cumule tous les avantages. Il constitue d’abord une aide matérielle, certes limitée. Car le coup de main est par définition second dans une action principale. C’est justement son second intérêt : il s’inscrit dans une hiérarchie qui a pour effet de renforcer et de valoriser le premier rôle, celui du donateur. Ce qui explique que beaucoup de femme continuent à le préférer à une froide tentative de répartition fondée sur l’idée d’égalité : elles n’ont pas obligatoirement tout à gagner à un partage plus équitable [3] » (). Bref, « le don n’est jamais pur [4] » ().
Le désir permanent d’asymétrie ne doit donc pas tromper. Don et calcul de la dette sont inextricablement enchevêtrés dans les pratiques quotidiennes, faisant que tout couple passe de l’une à l’autre des économies conjugales. Souvent, la stratégie floue fait que le donateur attend une compensation a posteriori, de sorte que l’évaluation rigoureuse est plutôt rare. Sans compter la compensation trouvée par le couple dans ce que Kaufmann appelle « défection secrète [5] » () et les tricheries avec le don [6] ().
Ce constat désenchanté ne dit que la moitié de la vérité. Primo, l’évaluation précise est impossible. Kaufmann montre qu’aucun couple n’évalue et ne peut évaluer le temps passé aux tâches ménagères : « Les tentatives d’évaluation égalitaire entretiennent un lien des plus subtils et des plus paradoxaux avec le don. Car, outre les difficultés purement techniques de la mesure, l’essentiel est que la norme n’est jamais la même pour les deux conjoints : chacun a ses manières particulières, ses définitions du propre et du rangé. L’acceptation du mode général d’organisation du travail et de vague normes communes de calcul représente donc toujours une concession, un don de l’un. Les comptes sont ensuite tout à fait secondaires, ils ont surtout pour but de renforcer l’impression d’égalité. Le plus important s’est déroule avant, dans la mise au point des règles du jeu. C’est pourquoi certains couples à la volonté égalitaire affichée donnent singulièrement l’occasion d’observer des formes très prononcées de don, l’idéologie égalitaire constituant le meilleur paravent pour que le don se structure dans le silence et la non-représentation [7] » ().
Secundo, l’attente du conjoint ne porte pas d’abord sur le retour : il ne cherche pas à recevoir un don [8] (). Mais son désir profond est d’établir une relation de communion gratuite, fondée sur l’échange. Kaufmann ne le dit pas explicitement, parce qu’il lui manque une philosophie du don et qu’il n’élabore pas philosophiquement ses concepts. Mais, en-deçà du pessimisme affiché, la gratuité transpire : ce que recherche le couple, ce n’est pas l’égalité des tâches, mais la rencontre des personnes. Et l’exacerbation des relations de justice, le retour aux choses n’est que la traduction d’une crise dans la communion des personnes.
Tertio, il ne s’agit pas de choisir entre désintéressement et narcissisme. Les motivations du couple sont complexes, mêlées. Tout couple vit de « la combinaison complexe entre don de soi et calcul de la dette [9] » (). Le don n’est peut-être jamais vécu, mais il est toujours espéré. Il demeure l’aspiration secrète qui habite tout homme, à l’instar du pardon : aussi irréalisable que désirable. Surtout, l’homme s’inscrit dans une histoire, donc une possibilité d’amélioration et de pardon.
Pascal Ide
[1] Jean-Claude Kaufmann, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, coll. « Essais et Recherches », Paris, Nathan, 1992, chap. 8 : « Le don de soi et le calcul de la dette », p. 127-142, ici p. 127.
[2] Cf. Françoise Bloch, Monique Buisson et Jean-Claude Mermet, Dettes et filiations. Analyse des interrelations entre activité féminine et vie familiale, Lyon, Groupe de Recherche sur la socialisation, 1989.
[3] Jean-Claude Kaufmann, La trame conjugale, p. 132 et 133.
[4] Ibid., p. 138.
[5] Ibid., p. 136-138.
[6] Ibid., p. 138 et 139.
[7] Ibid., p. 136.
[8] Cf. le travail cité ci-dessus de Françoise Bloch et al., Dettes et filiation.
[9] Jean-Claude Kaufmann, La trame conjugale, p. 142.