Dans sa recension, Roger-Pol Droit salue le nouveau livre du philosophe et sinologue François Jullien, Entrer dans une pensée ou Des possibles de l’esprit [1], comme « le sésame de son œuvre [2] ». Est-ce si sûr ? Une nouvelle fois, le philosophe met en scène l’opposition entre pensée occidentale et pensée chinoise. Pour cela, il interroge le seuil, au double sens du terme : le seuil d’un livre, le seuil comme concept (le commencement). Et il compare le commencement de la Bible, celui de la Théogonie d’Hésiode et celui du Yijing. Le premier, fondateur de la pensée juive, parle du commencement en termes d’origine absolue, création divine ex nihilo, le deuxième, fondateur de la pensée grecque, traite du commencement en termes de problème (celui de la difficile articulation entre l’être et le devenir), le troisième comme enclenchement d’un processus de transformation, sans radicale nouveauté, sans rupture (le Yijing n’est-il pas traduit sous le titre : Le livre des transformations ?). Voilà pourquoi la Chine ignore tant la Révélation que le mythe (d’origine).
En se refusant au saut absolu, la pensée chinoise ignore aussi le don et, ultimement, le Donateur. Unité et nouveauté sont les deux problèmes les plus fondamentaux de la philosophie. De même que l’Orient dissout le multiple dans l’illusion d’une uniformité moniste, de même nie-t-il la nouveauté dans la simple amorce, sans événement fondateur.
Suivant le conseil ignatien nous invitant à « sauver [la vérité présente dans] la proposition d’autrui », nous saluerons dans la culture chinoise ce sens de la douce transformation, donc de la continuité, alors qu’on remerciera l’Occident d’avoir souligné la rupture instauratrice, l’étonnement d’une nouveauté donatrice.
Pascal Ide
[1] François Jullien, Entrer dans une pensée ou Des possibles de l’esprit, coll. « Bibliothèque des idées », Paris, Gallimard, 2012.
[2] Roger-Pol Droit, Monde des Livres, vendredi 23 mars 2012, p. 1.