John Henry Newman, L’Antichrist. Proposition de Plan 2/4

B) La religion de l’Antichrist

« Tout esprit qui ne confesse pas Jésus venu dans la chair n’est pas issu de Dieu ; c’est là celui de l’Antichrist, dont vous avez entendu qu’il venait, et qui maintenant est déjà dans le monde » (1 Jn 4,3).

0) Introduction

a) Objet

C’est en ces termes que saint Jean nous donne la caractéristique de l’Antichrist à venir : il déniera ouvertement à notre Seigneur Jésus-Christ d’être le Fils de Dieu, venu du ciel dans la chair. […]. Toute <personne> qui nie le Fils ne tient pas non plus le Père » (1 Jn 2,22-23) ce qui, de plus, laisse entendre que l’Antichrist sera [51] conduit du rejet du Fils de Dieu au rejet total de Dieu, implicitement ou manifestement.

Je vais poursuivre par d’autres observations sur les signes caractéristiques de l’ennemi annoncé de l’Église ; et, comme je l’ai fait la semaine dernière, je m’en tiendrai aux interprétations de l’Écriture données par les premiers Pères.

b) Observation sur la méthode : suivre les premiers Pères

1’) Première raison

La raison de mon choix est simple : sur un sujet aussi difficile qu’une prophétie inaccomplie, il ne m’est vraiment pas possible d’avoir une opinion propre ; d’ailleurs il n’est nullement désirable que j’en aie une, ou du moins énoncée de façon formelle. […]. Ces opinions ont par là plus de droits à notre attention que celles d’autres auteurs, que ces droits soient faibles ou importants, et s’ils sont faibles, ceux d’autres auteurs sont moindres encore.

2’) Deuxième raison

Il n’y a qu’une chose qui puisse avoir droit à notre entière adhésion : l’évident accomplissement de la prophétie. Si nous pouvions reconnaître tous les signes [53] de la prophétie parfaitement reflétés dans l’histoire passée de l’Église, nous pourrions nous dispenser de l’autorité de ceux qui nous en apporteraient la preuve. […]. C’est pour cette raison que j’ai eu recours à eux la semaine dernière et que je continuerai maintenant à les prendre pour guides.

1) Premier trait : blasphème contre Dieu

a) Preuves scripturaires

  1. De la similarité de leurs descriptions, il ressort clairement que saint Paul et saint Jean parlent du même ennemi de l’Église. […]. « Le mystère de l’iniquité exerce déjà son [54] influence» (2 Th 2,7), dit saint Paul. […]. Pour les dieux de ses pères, il n’aura pas d’égards ; pour celui qui est le désir des femmes (c’est-à-dire, semble-t-il, pour le Messie, car être sa mère était le privilège et l’espérance des femmes juives), pour aucun dieu, il n’aura d’égards, car au-dessus de [55] tous, il s’exaltera» (Dn 11,36-37). […]. Non pas de Dieu, comme le Fils de Dieu lui-même est venu, qui, lui, aurait pu venir dans la puissance de sa nature divine, non pas au nom de Dieu, non pas même avec la prétention d’une mission reçue de Lui, mais en son nom propre, dans l’appropriation blasphématoire d’une puissance divine – ainsi viendra l’Antichrist.

b) Preuves historiques

Aux passages ci-dessus, on pourrait ajouter ceux qui d’une façon générale font référence aux impiétés du dernier âge du monde, impiétés dont on peut croire qu’elles annonceront l’Antichrist et qu’elles seront parachevées en lui : « Beaucoup chercheront çà et là, et la connaissance s’accroîtra […]. Beaucoup seront lavés, blanchis et purifiés ; les méchants feront le mal, aucun des méchants ne [56] comprendra ; les doctes comprendront » (Dn 12,4.10) […]. « Audacieux, présomptueux, ils ne craignent pas de blasphémer les Gloires […] promettant <aux hommes> une liberté, se trouvant être eux-mêmes esclaves de la corruption » (Ibid., 2,10.19) et ainsi de suite.

2) Les Juifs et l’Antichrist

  1. J’ai fait allusion aux juifs : il serait sans doute bon de préciser maintenant comment l’Église primitive considérait leur relation avec l’Antichrist.

a) Ce que dit l’Écriture

Notre Seigneur avait prédit que beaucoup viendraient en son nom, disant : « c’est moi le Christ » (Mt 24,5). Ce fut l’arrêt de la justice divine contre les juifs, et contre [57] tous les incroyants d’une manière ou d’une autre, qu’ayant rejeté le vrai Christ ils en viennent à s’associer à un faux ; et, à croire le texte que je viens de citer, « si un autre vient en son propre nom, celui-là vous le recevrez », l’Antichrist sera le Séducteur par excellence, à côté de qui tous ses précurseurs ne seront que de pâles approximations. […]. C’est ce que semblent confirmer les paroles mêmes de notre Seigneur, qui a parlé de « l’Abomination de la désolation (qui, dans son sens plein et quelles que soient ses autres [58] significations, désigne l’Antichrist) se dressant dans le lieu saint » (Mt 24,15). De plus, d’après saint Jean, la persécution des témoins du Christ par l’Antichrist aura lieu à Jérusalem : « Leur cadavre sera sur la place de la grande cité, celle qui est appelée spirituellement « Sodome et Egypte », là également où notre Seigneur a été crucifié » (Ap 11,8).

b) Précisions dans la Tradition

1’) Histoire

À ce point, une remarque s’impose. À première vue, il faut admettre que les textes sacrés ne donnent pas beaucoup d’indications sur une relation de l’Antichrist avec les juifs ou avec leur Temple. […]. De plus, – et c’est une circonstance à garder en mémoire – il faut savoir que cette conviction de l’Église que l’Antichrist aurait une relation avec les juifs fut exprimée bien avant le temps de Julien, et que les textes qui rapportent cette relation sont toujours en notre possession.

2’) Autorités de deux Pères

Nous disposons des écrits de deux Pères, évêques et martyrs de l’Église, qui vécurent en tout cas cent cinquante ans avant Julien et moins de [59] cent ans après saint Jean. […].

Et l’autre, que « ce qui a été montré n’est rien d’autre que l’Antichrist qui, réveillé, relèvera lui-même aussi la royauté des Juifs ».

3’) Confirmation

Ceci est d’autant plus remarquable que la récente Ombre de l’Antichrist – dont nous-mêmes ou nos pères avons vu l’apparition – comme par une sorte de fatalité, prit fait et cause pour les juifs (qui l’accueillirent prati[60]quement comme leur Messie) et, rôdant alentour, sembla irrésistiblement attirée par la Terre Sainte que l’Église primitive tenait pour la future scène des agissements de l’Antichrist.

3) La religion professée par l’Antichrist

a) Problème

  1. Venons-en maintenant à la question de la religion de l’Antichrist : en professera-t-il une ? […]. Ce qui est traduit par « dieu des forteresses » puis par « dieu étranger » nous est caché et le restera sans doute jusqu’à l’événement ; quoi qu’il en soit, il est clairement prédit, comme marque de l’Antichrist, quelque fausse vénération, se doublant de [61] la prédiction contraire qu’il s’opposera à toutes les idoles, autant qu’au vrai Dieu.

b) Réponse

Il n’y a en fait rien d’extraordinaire à cette contradiction de la prédiction, car on sait bien que l’incroyance mène à la superstition et que les hommes les plus hardis dans leur blasphème sont aussi des lâches : le voudraient-ils qu’ils ne pourraient être cohérents.

c) Confirmation historique

1’) Intention

Laissez-moi relever maintenant une autre coïncidence étonnante qui remonte à ces cinquante dernières années ; une coïncidence entre les événements historiques et la prophétie, qui suffirait à démontrer que les apparentes contradictions de celle-ci peuvent aisément se résoudre – même si, auparavant, il nous est difficile de voir comment ; une coïncidence qui suffirait à nous rappeler que l’œil de Dieu, qui observe tout, et la main de Dieu, qui ordonne tout, sont encore là, au-dessus du monde, et que les graines de la prophétie, semées depuis plus de deux mille ans, ne sont pas mortes mais lèvent de temps en temps, sous forme de pousses ou de tiges fragiles, tel un gage de la moisson future. Le monde est assurément imprégné de puissances qui ne sont pas de la terre et qui, à un moment ou un autre, en des saisons hostiles, font gronder et résonner les sombres rumeurs de la colère à venir.

2’) Le paradoxe en France depuis un demi-siècle
a’) D’un côté, l’athéisme

C’est donc, non loin de nous, dans une grande et célèbre nation, grande naguère par son amour de l’Église du Christ, et remarquable depuis par ses actes [62] blasphématoires (c’est pourquoi je la mentionne ici), nation qu’à trop de titres nous avons prise pour modèle quand elle aurait dû être l’objet de notre pitié et de notre prière – l’imitant au lieu de la condamner, l’admirant quand il faudrait lui chercher des motifs de pardon – c’est dans la capitale de cette puissante et célèbre nation que se développa ces cinquante dernières années, nous le savons tous, une apostasie déclarée non seulement du christianisme, mais de toute forme d’adoration qui aurait pu conserver une apparence, ou même un lointain reflet des grandes vérités de la religion. […]. Ils fermèrent les églises, saisirent et profanèrent les vases liturgiques d’or et d’argent, souillant ces instruments sacrés, comme [63] Balthasar, en des festins impies (cf. Dn 5,1-4) ; ils firent des parodies de processions, revêtus de tenues sacerdotales et chantant des hymnes profanes. […]. Et ceci n’est qu’une partie de leurs énormités.

b’) De l’autre, l’adoration de la liberté

D’autre part, s’étant affranchis de toute contrainte envers Dieu et envers l’homme, ils donnèrent un nom à l’état de damnation dans lequel ils s’étaient précipités, exaltant cette absolue négation de la religion, ou plutôt ce réel et vivant blasphème, au rang d’un dieu. […]. Ils décidèrent encore que des dieux tutélaires, et même des morts, pouvaient être canonisés, consacrés et [64] adorés, et comptèrent au nombre de ceux-ci des infidèles et des libertins parmi les plus notoires du siècle passé. Les dépouilles de deux des plus fameux d’entre eux furent amenées en procession solennelle dans l’une de leurs églises, et déposées sur l’autel sacré lui-même ; on les encensa, puis la multitude se prosterna devant l’un d’entre eux – devant ce qui restait d’un ennemi invétéré du Christ.

c’) Sens de la preuve historique

Qu’on ne se méprenne pas : je ne considère pas tout ce que je viens de mentionner comme l’accomplissement de la prophétie ni que cet accomplissement, à son heure, se fera de cette façon-là ; j’ai voulu souligner ce que le cours des événements nous a montré tout récemment – que des formes de réalisation des prédictions sacrées peuvent, à première vue, sembler contradictoires : par exemple que des hommes se dressent contre tous cultes, vrais ou faux, pour ensuite adopter un mode d’adoration de leur cru, par orgueil, par politique, par légèreté, superstition, fanatisme ou pour toute autre raison.

3’) Un trait de cette idolâtrie : le néopaganisme romain
a’) Le fait historique

Il faut encore signaler, chez ces êtres imbus d’eux-mêmes, une tendance à réinstaurer le culte démocratique des anciens Romains, comme pour mieux nous montrer que Rome, le quatrième monstre de la vision prophé[65]tique, n’est pas morte. […]. Cela en tout cas manquait de cohérence avec leur auto-exaltation « au-dessus de tout ce qui est appelé « Dieu » (2 Th 2,4) ; pourtant je ne le mentionne pas pour éclairer la prophétie mais, comme je viens de le dire, pour montrer que l’esprit de la Rome antique, bien que son nom soit presque effacé, n’a pas quitté le monde.

b’) Confirmations historiques antérieures

Plus loin dans le passé, on est frappé d’observer que cet apostat des premiers temps, l’empereur Julien, avait tenté lui aussi de réinstaurer le paganisme romain.

Et encore plus loin, observons qu’Antiochus, l’Antichrist avant le Christ et le persécuteur des juifs, se signala également par le fait qu’il força les juifs à ce culte païen, allant jusqu’à l’introduire dans leur Temple.

4’) Application : attitude pour l’avenir

Nous ne savons pas ce qui arrivera. […]. Qui, auparavant, n’aurait été pris pour un fou ou un illuminé [66] d’imaginer une fantasmagorie aussi sinistre que le paganisme qui, de fait, s’instaura ?

4) Autre trait : l’Antichrist sortira de l’Empire romain

  1. Revenons maintenant aux anciens Pères et voyons comment la suite de leurs anticipations correspond aux événements qui se sont produits depuis.

a) Exposé

1’) Issue immédiate

L’Antichrist, selon eux, sortira de l’Empire romain juste après la destruction de celui-ci ; autrement dit, dans ses derniers temps, l’Empire romain se divisera en dix parties, l’ennemi en jaillira et, fondant sur elles, en subjuguera trois, ou les dix peut-être et, selon le prophète, « proférera des paroles contre le Très-Haut et éprouvera les saints du Très-Haut ; il méditera de changer les temps et le droit, et <les saints> seront livrés entre ses mains pour un temps, des temps et un demi-temps » (Dn 7,25) […]. [67] J’estime que ceci est particulièrement remarquable, considérant l’état présent du monde, la tendance générale d’aujourd’hui à la démocratie, et l’exemple de démocratie qui nous a été proposé ces cinquante dernières années en France, dans les circonstances que je viens d’évoquer.

2’) Issue différée

D’après une autre prévision de l’Église primitive, le monstre romain, après une torpeur de plusieurs siècles, devrait se réveiller à la fin des temps, restauré dans ses lois et dans toutes ses formes. […]. En effet, il lui donnera à nouveau de la force et de la vigueur, du fait de la loi que lui- même aura définie ». [68]

b) Confirmation de la restauration du pouvoir romain : le nom de l’Antichrist

Je ne ferai que relever une autre interprétation de ces mêmes Pères, qui rejoint cette idée d’une restauration du pouvoir romain ; elle concerne le nom de l’Antichrist, tel qu’il apparaît dans le treizième chapitre du livre des Révélations : « Ici est la sagesse, dit le texte inspiré, celui qui a une intelligence, qu’il fasse le compte du nombre de la bête ; c’est en effet un nombre humain. […]. Ce sont en effet les Latins qui règnent actuellement ». [70]

 

Quant au second Père, voici ce qu’il dit :

 

« Mais puisque précédemment nous avons dit que la blessure de la première bête avait été guérie, c’est-à-dire fortifiée, et qu’elle fera parler l’image, il est manifeste pour tous qu’il est question de ceux qui ont encore maintenant le pouvoir, les “Latins” (en grec Lateinoi) ; or s’il est appliqué à un seul homme, ce nom devient “Latin” (en grec Lateinos) ».

 

[…]. Je ne la mentionne que pour montrer la croyance des Pères en une restauration et un rétablissement de l’Empire romain – ce qui a bien été tenté depuis leur temps.

5) Conclusion

a) Résumé

Il semble donc, d’après le témoignage de l’Église primitive, que l’Antichrist sera un blasphémateur notoire, s’opposant à tout culte existant, vrai ou faux, qu’il sera un persécuteur, le protecteur des juifs et le restaurateur de leur culte, et ensuite l’instaurateur d’une nouvelle sorte de culte ; qu’il apparaîtra brusquement à la toute fin de l’Empire romain, empire jadis vivant, aujourd’hui en sommeil ; qu’il le vivifiera et lui redonnera cohésion ; [71] qu’il greffera son judaïsme et son nouveau culte (sans doute une sorte de paganisme) sur l’ancien ordo de César Auguste ; qu’il recevra en conséquence le titre de « Latin » ou « Roi romain », comme l’expression la plus juste de sa position et de son rôle ; enfin, qu’il disparaîtra aussi soudainement qu’il est apparu.

b) Intention

Dans tout ceci, je le répète, je ne tiens pas à décider jusqu’à quel point l’Église primitive avait tort ou raison dans ses anticipations, bien qu’il faille admettre que les événements ont de diverses manières contribué depuis à renforcer ses interprétations de l’Écriture.

c) Objection

On pourra se demander à quoi peut servir, dans la pratique, de parler de ces choses si elles ne sont pas certaines. C’est en répondant brièvement à cette objection que je conclurai.

d) Réponse

1’) Première réponse

Pour commencer, il ne peut être que salutaire de garder à l’esprit que nous vivons toujours dans ce que l’on pourrait appeler un système miraculeux. […]. Il se fera des prodiges ; l’ancien Empire romain n’est pas mort ; le diable, s’il est entravé, ne l’est que pour un [72] temps ; la lutte entre le bien et le mal n’est pas finie. Je le répète, dans la réalité qui est la nôtre, quand le grand souci de l’éducation est par principe l’élimination du surnaturel, et qu’on nous pousse à ridiculiser et à dénigrer la foi en tout ce que nous ne voyons pas ; quand on nous apprend à rendre compte de chaque chose par d’autres choses connues et prouvées, et à passer chaque jugement à la pierre de touche de l’expérience, je ne peux pas m’empêcher de penser que cette vision de l’Antichrist, en tant que puissance surnaturelle à venir, est un don providentiel comme contrepoids aux tendances mauvaises de notre âge.

2’) Deuxième réponse

Ensuite, il est certainement salutaire, pour nos pensées, d’être projetées « en arrière et en avant » (Ph 3,13) vers le début et vers la fin des temps évangéliques, vers le premier et le second avènement du Christ. Ce dont nous avons besoin, c’est prendre conscience que nous nous trouvons dans la position des premiers chrétiens, avec la même foi, le même ministère, les mêmes sacrements et les mêmes devoirs ; c’est prendre conscience d’un état de choses disparu depuis longtemps ; c’est sentir que nous sommes dans un monde de péché, un monde qui gît dans le mal, et c’est y distinguer notre condition ; c’est comprendre que nous y sommes des témoins, que le mépris et la souffrance sont notre lot – [73] que nous ne devrions pas trouver étrange qu’ils fondent sur nous, mais voir là une gracieuse exception s’ils nous épargnent. […].

Que Dieu nous donne ainsi à tous d’avancer par la foi et non par la vision (cf. 2 Co 5,7), et de vivre dans le passé et le futur, et non dans le présent ! [74-75]

Pascal Ide

18.8.2021
 

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