Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature III-1 Les philosophies de la nature à l’ère scientifique moderne. Goethe, Novalis, Schelling, Hegel

D) Développement de la réaction. Le romantisme français

« La révolution littéraire que constituait le romantisme fut principalement une réhabilitation de la nature [1] ». Il aurait été passionnant de traiter de la nature chez François-René de Chateaubriand, Alphonse de Lamartine ou Victor Hugo. Je dirais seulement un mot de la nature chez Alfred de Vigny.

Âgée d’à peine 18 ans, Simone Weil a écrit une dissertation remarquable (et déjà remarquée de son professeur, même s’il lui a reproché son caractère trop philosophique et pas assez littéraire) sur la nature chez Vigny [2]. Sa thèse n’est pourtant pas sans poser une question. En effet, d’un côté, elle affirme que « la révolution littéraire que constituait le romantisme fut principalement une réhabilitation de la nature [3] ». De l’autre, elle différencie Vigny de ses confrères, notamment Lamartine et Hugo en ce que ces derniers voient dans la nature une amie et le premier une ennemie. Il explique ce regard par la biographie de Vigny qui est toute tournée vers l’intérieur, alors que celle des deux autres romantiques admirative de l’extérieur. La nature est-elle ou non aimée par Vigny – Simone Veil n’hésite pas à dire qu’au fond, « la nature est pour Vigny une amie [4] »

Peut-être la solution de ce dilemme qui n’est pas thématisé par la philosophe en herbe tient-elle à la symbolique majoritaire qui anime ces deux courants du romantisme français : plus féminine chez Lamartine et Hugo (« Lamartine voyait en la nature une mère [5] »), plus masculine chez Vigny (la nature y apparaît sur le mode de l’absence et du retrait). En effet, chez les premiers, la nature est parole, hymne à Dieu, communion avec l’homme, jusqu’à décrire, avec Hugo, les pensées des bêtes, alors chez le second, elle est profond silence et absence, mise à distance jusqu’à l’obscurité de la nuit.

E) La Naturphilosophie romantique

Jusqu’à maintenant, nous avons parlé des réactions immédiates au projet galiléocarté­sien ; ces réactions se sont faites dans l’orbe du mécanisme. Mais il est des réactions plus profondes, plus radicales, plus à distance aussi : la philosophie de la nature roman­tique en est l’exemplaire, parfois non sans excès [6] ; Hegel a su y discerner la part du vrai et de l’extrême. Nous verrons dans un autre chapitre combien aujourd’hui la gnose, l’orientalisme re­prennent les thèmes principaux de ces visions de la nature et les extrêmisent en les simplifiant outrancièrement.

1) Intention générale

Le romantisme est, pour une part, né en réaction à l’égard du rationalisme des Lumières et du scientisme mécaniste et triomphaliste. Cette critique romantique de l’en­treprise scientifique est le sens profond et souvent méconnu du célèbre roman de Mary Shelley, écrit en 1817, Frankenstein. Le titre complet n’est-il pas : Frankenstein ou le Prométhée moderne ? En effet, le Dr. Frankenstein veut fabriquer un être humain à partir d’organes prélevés sur des cadavres, violant ainsi le mystère de la vie. Il est donc l’in­carnation de la science toute-puissante et dominatrice, préfigurant ce que seront un jour les conquêtes des biotechnologies. Or, on le sait, la créature enfantée sera un monstre (car il est dénué de nom) non pas d’abord à cause de son apparence, mais à cause de son incapacité à aimer ; cette impuissance ne l’empêche pas de souffrir terriblement, au point qu’il en viendra à tuer les proches de son créateur et le Dr. Frankenstein lui-même. Le roman de Mary Shelley n’est donc pas une histoire d’horreur, comme sa représenta­tion cinématographique ou sa réputation le font croire ; c’est une méditation sur l’inhuma­nité du projet de domination de la nature au cœur de la science moderne née avec Descartes et sur l’incapacité congénitale de celle-ci à apporter le bonheur à l’homme. D’ailleurs, est-ce un hasard que ce soit une femme qui rappelle à la science symboli­quement masculine dans sa tendance dominatrice, son devoir d’humilité et d’humanité [7] ?

Et puisque nous sommes à parler de littérature, on ne saurait négliger non plus l’apport d’un Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881) dans la lutte contre le mécanisme [8]. Dans ses Mémoires écrits dans un souterrain (1864, soit deux siècles exactement après la publication du Traité de l’homme de Descartes, édité de manière posthume en 1664), Dostoïevski proteste énergiquement contre la réduction du comportement humain à un mécanisme formalisable dans une statistique. Au contraire, le dessein authentique d’une personne humaine est « de se prouver à lui-même qu’il est un homme et non un rouage [9] ».

De même, le projet de toute la Naturphilosophie de l’Allemagne romantique peut se comprendre comme une réaction massive au réductionnisme classique. Telle est du moins l’opinion de Louis Bouyer : « La pensée romantique allemande, dans la première moitié du xixe siècle, s’efforcera sans y parvenir d’aller plus loin, en tentant d’ajouter, voire de substituer, à la reconstruction scientifique du monde se prolongeant dans la ligne de la physique newtonienne, une philosophie de la nature qui réintégrât à la connaissance de celle-ci ces qualités dites secondaires, avec tout ce qu’elles pouvaient impliquer, que Locke et ses successeurs pensaient en avoir été justement évacuées pour toujours ». Et d’en tirer la leçon d’histoire de la pensée : « Ces tentatives sont bien dé­cevantes dans leurs résultats. Elles n’en méritent pas moins quelque attention, ne serait-ce que pour le sens persistant, voire renaissant, qu’elles traduisent de l’artifice inaccep­table, pour l’esprit humain, tout comme pour la croyance chrétienne, d’une réduction de la réalité cosmique à cela seul qui se compte et se mesure [10] ».

Pour ma part, j’y vois aussi un nouvel avatar de la mystique d’immanence, de la tenta­tion de vision moniste de la nature qui n’a cessé d’être résurgente et suit la philosophie comme son ombre (cf. plus bas).

2) Les thèmes majeurs

À la suite d’Alain Lacroix, je distinguerai cinq thèmes majeurs dans la Naturphilosophie [11].

a) Le thème de la totalité

La nature est considérée comme un tout, où un seul principe est à l’œuvre et s’exprime dans des manifestations particulières et graduées. Dès les Idées pour la philosophie de l’histoire de Herder, on retrouve l’idée d’une diversité des vivants se différenciant à partir d’une lointaine forme commune originaire ; c’est d’ailleurs cette origine qui explique les similitudes aujourd’hui observées. Telle est l’intuition profonde de la Métamorphose des plantes de Gœthe. La plante se développe et se différencie à partir d’un organe unique : par exemple la feuille devient pétale. Plus globalement, les êtres vivants constituent les expressions diverses, mais analogues et graduelles, d’une même force vitale.

b) Le thème de la métamorphose

Ce thème est d’une importance majuscule dans la Naturphilosophie. Les manifesta­tions graduées du principe unique sont aussi le résultat de transformations, d’altérations. Or, c’est ce que l’on nomme métamorphose et l’on sait quel sort Gœthe a réservé au nom : celle-ci est synonyme de ce processus continu par lequel la nature passe d’une forme à une autre. La continuité du passage n’est pas sans évoquer le principe leibnizien des indiscernables. En tout cas, la gradation des formes naturelles n’implique aucune hiérar­sation ontologique.

c) Le thème de la figure

La processualité de la métamorphose caractéristique de la nature aboutit à une figure (Gestalt). Celle-ci est à la fois toujours différente, diverse, et expression intégrale de la totalité : Ganz im Fragment, dira Balthasar. La nature se retrouve totalement actualisée, quoique de manière différenciée et étagée, en chaque forme. Là encore, cette idée n’est pas sans résonnance leibnizienne. Ne nous trompons pas : la diversité qui se manifeste ne constitue pas tant le passage effectif d’un être dans un autre que la tendance d’une force unique se concrétisant à travers différentes configurations, et cherchant sa perfec­tion : les formes cherchent une perfection de plus en plus grande.

d) Le thème des contraires

Enfin, il faut un moteur à ce processus de métamorphose et de différenciation : c’est le jeu des contraires, le conflit universel des éléments à la fois opposés et unis. La variété et la complexité des formes naturelles, tout autant que leur unité, naissent de ce mouve­ment dialectique. Chez Gœthe, ce dynamisme producteur des formes se nomme polarité. Il le développe dans sa Doctrine des couleurs (1808-1810), contre la doctrine newto­nienne : les couleurs s’engendrent du conflit de la lumière et de l’obscurité.

e) Le thème antimécaniste

Nous l’avons dit, la philosophie de la nature romantique s’est construite par récusation du modèle mécaniste. Or, celui-ci se fonde sur le dualisme de la substance pensante et de la substance étendue. Voilà pourquoi il faut retrouver l’unité de la nature avec l’esprit : la nature n’est pas l’autre de l’esprit ou ce qui la limite, mais constitue un être avec lui. C’est chez Schelling que l’on trouve au plus haut point ce désir de surmonter l’opposition de l’esprit et de la nature. En effet, selon lui, l’Absolu doit être conçu comme tout à la fois subjectif (esprit) et objectif (nature) ; or, l’objectivitré naturelle constitue comme le pôle du non-moi ; aussi la liberté devra-t-elle le surmonter pour conquérir sa liberté. Dès lors, ces deux pôles expriment deux polarités constitutives du tout : idéalité-réalité, subjectivité-objectivité, liberté-nécessité. D’où le nom de « réal-idéalisme » donné par Schelling à son système [12]. Voilà pourquoi aussi l’Absolu est le « système de l’identité absolue [13] », alors qu’un Hegel en fera le système de l’identité de l’identité et de la différence.

Dès lors, la nature n’est plus un mécanisme mort ; elle n’est pas non plus le lieu de l’ir­rationnel sensé et, pour l’inerte, de l’inanimé ; elle devient un dynamisme interne, vivant, doué de subjectivité, d’idéalité et de liberté : cette autoposition n’est-elle pas celle de l’esprit ?

Hegel prendra nettement ses distances à l’égard de la Naturphilosophie ; il demeure que sa critique du mécanisme le marquera et que plus généralement il sera durablement influencé par elle. Sa philosophie de la nature sera en quelque sorte une voie médiane entre les excès du mécanisme et ceux de ce « carnaval de la pensée spéculative », selon le mot excessif de François de Gandt, qu’est la vision romantique de la nature.

3) Quelques noms

L’origine lointaine est à trouver chez des Jacob Bœhme, donc dans le fond hermétique de la Renaissance [14].

Trois grands ouvrages et auteurs vont constituer le fond de la Naturphilosophie roman­tique : les Idées pour la philosophie de l’histoire de Herder (1784), la Métamorphose des plantes de Gœthe (1790) et les Idées pour la philosophie de la nature de Schelling (1797).

Ces grands noms et auteurs vont faire des disciples, dont certains seront brocardés par Hegel, comme Joseph Görres, Carl Eschenmayer, Henrik Steffens.

4) La philosophie de la nature de Gœthe

Un exemple typique est Gœthe [15]. Son souci premier était d’échapper à une vision seulement partielle de la réalité. Or, la science seulement quantitative rattachée à la physique newtonienne évacuait toute la richesse et la variété de la nature. Aussi, Gœthe développera-t-il une science qualitative qu’il développera dans sa théorie des couleurs et botanique de l’Urpflanz. Je renvoie aux brefs développements que Bouyer consacre à Franz von Baader, à Louis Bautain, Hermann Lotze et Anton Günther [16].

Lisons par exemple la manière dont Werther décrit la nature :

 

« Il règne dans mon âme tout entière une merveilleuse sérénité, semblable à ces douces matinées de printemps que je savoure de tout mon cœur. Je suis seul et je goûte la joie de vivre dans cette contrée qui est faite pour des âmes comme la mienne. Je suis si heureux, mon très cher, je suis à ce point plongé dans le sentiment de cette existence paisible que mon art en souffre. Actuellement je ne pourrais pas dessiner, pas même tracer un trait et pourtant jamais je n’ai été un plus grand peintre qu’en ce moment. Quand les vapeurs de ma chère vallée s’élèvent autour de moi, quand les feux du soleil au zénith reposent sur les impénétrables ténèbres de ma forêt, si bien que seuls quelques rayons épars se glissent furtivement à l’intérieur du sanctuaire ; quand, allongé dans l’herbe haute, près du ruis­seau qui dévale, et plus proche de la terre, je découvre des milliers d’herbes diverses ; quand je sens plus près de mon cœur le grouillement du petit monde qui s’agite entre les brins d’herbe, les formes innombrables et insondables des vermisseaux et moucherons, et quand alors je sens la présente du Tout-Puissant, qui nous a créés à son image, le souffre de l’Être d’amour qui, voguant dans une éternelle béatitude, nous porte et nous soutient ; mon ami ! lorsque mes yeux sont noyés de brume et que le monde qui m’en­toure et le ciel tout entier reposent en mon âme comme l’image d’une bien-aimée, alors, souvent je ne suis plus que nostalgie et je songe : ah ! que ne peux-tu exprimer tout cela ! que ne peux-tu insuffler au papier ce qui vit en toi avec tant de plénitude, tant de chaleur pour que cela devienne le miroir de ton âme, comme ton âme est le miroir du Dieu infini ! Mon ami, ces pensées m’anéantissent, je succombe sous la puissance et la splendeur de ces apparitions [17] ».

 

La conception romantique de la nature se traduit par plusieurs signes : l’étroite corres­pondance entre l’esprit (son état intérieur) et la nature extérieure ; le primat accordé, non pas au vrai et au bien, mais à l’esthétique, l’émotion poétique, ce que traduit la rythmicité de cet admirable poème en prose ; le passage continu de l’infiniment petit à l’infiniment grand est typique de la conception quasi-panthéistique de Dieu ; la possibilité d’une communion à la joie et à la vitalité infinies du Créateur ; etc.

5) La philosophie de la nature de Novalis

Novalis est à la fois proche de Gœthe – car la Nature est une sorte d’hiéroglyphe, d’Ur­phänomen qui a besoin d’être perçu et non pas expliqué : elle se donne immédiatement, alors que nous cherchons à tort un sens au-delà du sens immédiat – et éloigné – car il est disciple de Fichte : peu passionné par l’observation concrète des choses, malgré ses études à l’école des Mines de Freiberg, il préfère l’abstraction et l’étude de son image intérieure, de son Moi : « Tout me ramène en moi-même [18] » ; la Nature, la Vierge de Saïs, est une image intérieure : le mortel qui soulève le voile d’Isis découvre son propre Moi [19].

Dans son ouvrage Disciples à Saïs, Novalis dialogue avec diverses philosophies de la Nature – Werner, Steffens, Baader, Schleiermacher – qui nous donnent un état de cette discipline à la fin du xviiie siècle. Le second fragment de l’ouvrage s’intitule La Nature. Novalis livre sa réflexion sur la nature et en propose une vision historico-mythologique à la limite de la gnose.

  1. Au commencement, l’homme est comme en fusion avec la nature. Les mythologies antiques comme les premières physiques sont proches de cet état où l’homme se confondait avec la nature et où l’histoire de l’humanité est identiquement une histoire de l’univers. Ce souvenir, cette trace d’un âge d’or initial est aussi une annonce et une pro­messe de l’état d’unité homme-nature.
  2. À ce contact intime succède une rupture : d’un côté, la nature devient déshumanisée, hostile à l’homme ; de l’autre côté, l’homme ne comprend plus la nature, ne sait plus la déchiffrer.
  3. Enfin, on peut espérer que la civilisation permettra de retrouver cette harmonie per­due entre l’homme et la nature.

Novalis ne fonde pas ses propos sur ceux de Fichte pour qui la nature est une fidèle image du moi ; d’autres font de la nature l’ennemie de la raison humaine. Novalis va trouver sérénité dans les propos

6) La philosophie de la nature de Schelling

Friedrich Wilhelm Joseph Schelling (1775-1854) est l’un des représentants majeurs du courant de la Naturphilosophie. Hegel ne cessera de prendre ses dis­tances à l’égard de la conception schellingienne de l’Absolu.

Contrairement à Novalis pour qui la nature est avant tout un spectacle qui se donne à contempler, pour Schelling, la nature mérite pleinement son étymologie : elle est nais­sance, productivité, formation. En notre siècle, Heidegger retrouvera en partie cette in­tuition.

Le point de départ de la réflexion de Schelling est l’hypothèse kantienne de l’intellectus archetypus de la Critique du Jugement :

 

« Ce que Kant a rêvé, Schelling veut le penser, le vivre, l’éprouver, commente Maurice Merleau-Ponty. Ce sera l’‘intuition intellectuelle’, qui n’est pas une faculté occulte, mais la perception même, avant qu’elle ait été réduite en idées, la perception endormie en elle-même, où toutes choses sont moi, parce que je ne suis pas encore le sujet de la réflexion [20] ».

 

Tirant peut-être trop dans le sens de sa conception d’un en-deçà de la distinction du sujet de l’objet, d’une chair qui soit l’étoffe du monde, Merleau-Ponty souligne du moins une intuition centrale de Schelling : l’indi­vision primordiale de la réalité une, antérieure à toute distinction subjectif-objectif, conscient-inconscient, Esprit-Nature. S’inspirant toujours de Kant, Schelling voit une preuve de cette unité dans la démonstration faite par la Critique de la faculté de Juger de la parenté existant entre la finalité de l’œuvre d’art et celle de la nature.

De ce fait, la nature n’est pas le produit d’une création, elle est la création même. Cette créativité de la nature se manifeste par une auto-organisation, une auto-production, une finalité interne. Dès lors, la nature s’exprime dans une succession de formes qui sont autant d’enfants de son désir [21].

Or, cette unité qui est d’abord indistinction statique s’avère histoire dynamique : « Si l’on pouvait résoudre l’énigme de cette mystérieuse écriture de la nature, on y découvrirait l’Odyssée de l’Esprit qui, victime d’une remarquable illusion, se fuit, tout en se cherchant, car il n’apparaît à travers le Monde que comme le sens à travers les mots [22] ». Or, cette Odyssée de l’Esprit est un passage, ou plutôt une victoire progressive du subjectif sur l’objectif, de l’Esprit sur la Nature. Entre le produit de la nature et l’œuvre d’art, n’y a-t-il pas une montée dans la conscience et la liberté ?

Voici comment Schelling en retrace les étapes. Deux passages valent d’être cités en entier, tant ils sont éclairants. Le premier est plus technique :

 

« Les produits morts et in­conscients de la nature ne sont que des essais manqués qu’elle a tentés pour se réflé­chir elle-même, mais, d’une façon générale, la nature dite inanimée est une intelligence qui n’est pas parvenue à maturité ; c’est pourquoi dans ses phénomènes perce déjà in­consciemment leur caractère intelligent. Le but suprême, qui consiste à devenir objet pour soi-même, la nature l’atteint seulement par sa réflexion suprême et la plus haute, laquelle n’est autre que l’homme ou, pour employer un terme plus général, ce que nous appelons raison : c’est par elle seulement que la nature retourne définitivement à elle-même, et c’est cela qui montre que la nature est primitivement identique à ce que nous connaissons comme intelligence et conscience [23] ».

 

Le second est plus lyrique :

 

« Il est vrai que les formations de la nature dite inanimée, étant donné la trop grande distance à laquelle elles se trouvent pour nous révéler leur substance, nous permettent seulement de deviner la force qui les anime, comme une flamme profondément cachée ; mais même ici, dans les métaux, les minéraux, etc., il est impossible de ne pas reconnaître, dans la puissance échappant à toute mesure dont chaque existence est une expression, l’impulsion irrésistible à l’individuation, à l’existence, à l’état défini et déterminé. La sub­stance apparaît déjà comme émergeant d’une profondeur insondable dans les plantes (dans chaque fleur qui étale ses pétales, on croit appréhender le principe non d’une seule chose mais d’une multitude de choses), jusqu’à ce que, hypostasiée dans l’orga­nisme animal, l’essence, qui était d’abord si profonde et si lointaine, finisse par se rap­procher et ouvrir pour ainsi dire devant le spectateur ses yeux pleins de signification. Elle semble toujours réserver un mystère et ne révéler que certains de ses aspects. Devant cette divine confession et cette multitude indénombrable des formations, le spectateur de ces œuvres finira par renoncer à tout espoir de les appréhender avec son entendement et se trouvera introduit dans le Sabbat de la Nature, dans la Raison, où se reposant de ses œuvres périssables, elle se reconnaît et s’interprète elle-même. Car la Nature ne nous parle que pour autant que nous restons nous-mêmes muets [24] ».

 

Ici, Schelling re­joint une intuition de Plotin : la nature crée en contemplant dans le silence.

Et cette évolution s’avère être une révélation externe d’un fond interne. « chaque forma­tion n’est que l’enveloppe extérieure de l’artiste, inséparable de sa matière et montre le degré de libération où est parvenu ce qui était enfoui profondément dans l’intérieur ». Or, le plus enfoui est l’esprit et c’est le corps humain qui lui est lié. Voilà pourquoi, reprenant une expression de Christophe Œtinger, Schelling peut dire : « La corporéité est le but des voies de Dieu [25] ».

7) Conclusion

On sait les errements et la stérilité relative de la Naturphilosophie. Mais n’oublions pas le positif du bilan : conception unifiée de la nature, primat de la forme et de la qualité.

Pour le dire autrement, le juste chemin doit se frayer entre l’univocisme panthéiste et l’équivocisme éclaté du mécanisme qui n’en est que la figure inversée

F) La philosophie de la nature de Hegel

Hegel est l’un des grands philosophes de la nature de l’âge classique, sinon le plus grand [26]. De prime abord, cette affirmation étonne, voire choque. Pour plusieurs raisons qu’il convient d’examiner en préliminaire pour prévenir toute défiance a priori contre les développe­ments qui vont suivre.

1) Introduction. Quelques prétendus lieux communs

Il n’est pas rare que l’on se représente la philosophie de la nature de Hegel comme une sorte d’illustration de sa logique ou de sa philosophie de l’Esprit. On peut donc se passer de cette incarnation accidentelle et vite passer de cette contingente physique vers l’es­sentielle métaphysique.

Non contente d’être superfétatoire, la philosophie de la nature de Hegel n’est-elle pas erronée ? On connaît l’âpreté et la constance de sa critique de Newton. L’histoire et les faits ne prouvent-ils pas amplement le caractère erroné de sa critique ? Comment une si grave erreur de discernement n’entacherait-elle pas tout l’édifice physique hégélien ?

Il est hors de question d’exposer même de manière survolée toute la philosophie de la nature de Hegel. Je centrerai mon étude sur la perspective qui est celle de cette histoire de la philosophie, à savoir que je montrerai combien Hegel sut intégrer et prendre du re­cul à l’égard des visions de son époque, et ainsi sut proposer une originale vision de la nature. Double sera le développement : plus historique et plus doctrinal. Entre les deux, j’exposerai très succinctement l’intuition centrale de la philosophie de la nature du maître de Berlin.

2) Situation historique et doctrinale

Quel est le contexte de la philosophie de la nature hégélienne ? Pour faire simple mais non simpliste, Hegel réagit à l’égard de deux conceptions de la nature tout aussi caricaturales l’une que l’autre : la Naturphilosophie et la science new­tonien. Il est significatif que, dans son histoire de la philosophie, Hegel consacre autant de pages à Bœhme qu’à Descartes.

Hegel s’est longuement opposé à ces deux formes caricaturales, partielles de compré­hension de la nature qui relèvent toutes deux du seul entendement : la première est la tendance à ramener la diversité des phénomènes physiques sous le formalisme unifica­teur et homogénéisateur de la mécanique ; la seconde est la tendance à maintenir la di­versité mais sans principe d’unité autre que celui de l’apparence sensible non critiquée. Dépassant cette dichotomie, ce dilemme mortel, l’approche philosophique pense spécu­lativement l’unité la différence dans sa forme conceptuelle

Donnons-en encore un exemple clair et simple de l’unification de :

 

« Autrefois l’on a considéré magnétisme, électricité et chimisme comme totalement séparés, sans corréla­tion entre eux, chacun à titre de force autonome. La philosophie a conçu l’idée de leur identité, mais sous expresse réserve de leur différence ; il semble que dans les nou­veaux modes de représentation de la physique, on ait sauté à l’extrême de l’identité de ces phénomènes, et qu’il soit impérieusement requis – de savoir si et comment l’on doit en même temps les tenir-hors-les-uns-des autres. La difficulté tient au besoin de les ré­unir ; elle n’est résolue que dans la nature du concept [27] ».

 

Comprenons bien. Hegel ne nie nullement le réel progrès assuré par la tendance uni­versalisante de la science physique. Mais il craint à juste titre la tendance nivelante, ho­mogénéisante, caractéristique du projet mécaniste dont la mathématisation est l’instru­ment.

On pourrait appliquer sa critique au grand projet d’unification voulu par la physique ac­tuelle : Hegel est trop moniste, parménidien pour refuser a priori le dessein ; mais il sou­haite que cette unification s’opère de l’intérieur, comme une intégration-sursomption des différences.

a) La critique de Newton

La critique de la mécanique newtonienne est constante chez Hegel, depuis Les orbites des planètes, jusqu’à la troisième éd. de l’Encyclopédie des sciences philosophiques en 1830. Cette critique est d’autant plus intéressante que Hegel a une connaissance de première main et approfondie des textes de Newton, et plus généralement des questions scientifiques de son temps, notamment de la chimie, ainsi que nous le verrons.

Au fond, la conception newtonienne ne différencie pas mathématique pure et mathé­matique appliquée.

1’) Critique de l’inertie

– Première critique : l’inertie est une notion équivoque. La preuve en est que Newton parle de « force d’inertie [28] ». Or, en plus, Hegel récuse le concept de force.

– Seconde critique : L’inertie n’est pas seulement un principe, mais veut se présenter comme une force, donc comme une réalité physique. Or, justement, elle n’a pas d’effec­tivité physique, elle ne constitue pas une propriété réelle des corps matériels.

– Troisième critique : le principe d’inertie efface la différence du repos et du mouvement, donc considère ces déterminations comme indifférentes aux corps. De plus, la cause du mouvement demeure extérieure au corps. Or, homogénéiser ainsi les corps, récuser ces différences, c’est faire valoir l’exigence abstraite d’universalité formelle caractéristique de l’entendement et nier la différenciation réelle que respecte la raison [29].

Il en est du principe d’inertie en mécanique comme du principe d’identité en logique traditionnelle pour Hegel : ces principes privilégient l’uniformisation et l’identité en niant les différences concrètes. Or, Hegel a critiqué le principe d’identité – qui n’est rien d’autre qu’un principe de tautologie – comme loi de l’entendement et lui a substitué la dialec­tique, le procès de contradiction [30].

– Enfin, Hegel distingue deux niveaux d’expression de la capacité d’expansion infinie caractéristique de la matière : la gravité et la gravitation. La mécanique finie des corps terrestres s’intéresse à la première, tandis que la mécanique infinie des corps célestes s’intéresse à la seconde. Or, la loi d’inertie s’applique à la première, mais elle ne pré­sente aucune validité pour la seconde. Donc, « la gravitation est en contradiction immé­diate avec la loi d’inertie [31] ».

Pour Hegel, la force d’inertie n’a pas de réalité physique : c’est une détermination ma­thématique que le formalisme newtonien a subrepticement substantialisé, ontologisé.

2’) Critique de la force

Cette critique est encore plus décisive. Hegel rejette le concept newtonien de force pour trois raisons.

– Première critique : Newton distingue réellement les forces en attractives et répulsives, en centripètes et centrifuges. Or, pour Hegel, ces différences relèvent des déterminations de l’entendement et ne constituent pas des propriétés ontologiquement autonomes de la matière :

 

« en introduisant la représentation des forces, Newton a arraché les détermina­tions à l’effectivité physique et les a essentiellement autonomisées. En même temps, dans ces représentations, il a continûment parlé d’objets physiques, et ainsi, même dans les représentations censées purement physiques, et non métaphysiques, de ce qu’on nomme l’édifice du monde, il est parlé de telles forces autonomes les unes par rapport aux autres et indépendantes, de leurs attractions, de leurs chocs, etc., comme d’exis­tences physiques, et l’on en traite sur la base du principe d’identité [32] ».

 

– Seconde critique : le point de vue mécanique implantent les forces dans la matière de manière extérieure ; la matière est une réalité prédonnée à laquelle on impose des forces qui la mettent en mouvement. Or, pour Hegel, la force est une réalité interne à la matière, elle la constitue : la matière est identité de l’espace et du temps. « Il appartient en outre à cette réflexion non conceptuelle d’envisager ce qu’on appelle les forces comme implantées dans la matière, c’est-à-dire comme originairement extérieures à elle [33] ».

Nous comprendrons mieux la critique hégélienne en étudiant sa conception de la force.

3’) Critique de la gravitation universelle

Plus grave encore, Hegel ose critiquer la théorie newtonienne de la gravitation univer­selle. Lisons d’abord le paragraphe que lui consacre Hegel :

 

« La gravitation universelle doit être reconnue pour soi comme une pensée profonde, encore qu’elle [ait] surtout at­tiré sur elle attention et confiance grâce à la détermination quantitative qui lui est liée, et placé sa garantie dans l’expérience poursuivie depuis le système solaire jusqu’au phé­nomène des tubes capillaires, en sorte que, saisie dans le domaine de la réflexion, elle n’a, elle non plus, que la signification de l’abstraction en général et, plus concrètement, celle seulement de la gravité dans la détermination de grandeur de la chute, non la si­gnification de l’idée indiquée dans ce paragraphe, développée dans sa réalité. La gravi­tation est en contradiction immédiate avec la loi d’inertie, car elle implique que, sortant d’elle-même, la matière tende vers l’autre matière. – Le concept de gravité, comme on l’a montré, contient lui-même les deux moments de l’être pour soi et de la continuité sursu­mant l’être-pour-soi. Le sort réservé à ces moments du concept est d’être saisis comme des forces particulières, correspondant à la force d’attraction et à la force de répulsion, dans une détermination plus précise comme force centripète et force centrifuge, les­quelles, de même que la gravité, sont censées agir sur les corps, indépendamment l’une de l’autre, et se heurter de façon contingente dans une troisième réalité, le corps [34] ».

 

Commentons cet important développement. Tout d’abord, Hegel reconnaît la valeur in­déniable de la loi newtonienne de gravitation universelle : elle est « une pensée pro­fonde ». On ne reviendra pas en-deçà de cet acquis définitif.

Mais aussitôt, Hegel ajoute une série de réserves très révélatrices de sa manière d’envisager la nature. Ces critiques sont d’abord générales et valent pour toute loi physique, quelle qu’elle soit. La loi newtonienne est une loi de l’entendement : elle est une loi universelle qui homogénéise les différences singulières ; elle est l’ex­pression du formalisme mathématique ; elle est une loi abstraite ; elle identifie quantitati­vement des réalités qualitativement diverses. Certes, il est possible d’étendre la loi d’at­traction, dans sa structure formelle, à des réalités aussi différentes que les astres, la ca­pillarité et même les premières théories de l’électricité, comme celles de Coulomb ; c’est ainsi que Newton a cherché à transposer son explication à la lumière en la composant de corpuscules matériels et en rendant compte de la diffraction comme un écart par rap­port à la propagation rectiligne. Il demeure que ces réalités sont hétérogènes les unes aux autres. Le seul paradigme mécanique ne peut rendre compte de la complexité des phénomènes physico-chimiques. C’est pour cela que, chez Hegel, la physique de l’indi­vidualité universelle traite de la lumière, la physique de l’individualité particulière du son et de la chaleur et la physique de l’individualité totale du magnétisme, de l’électricité et du processus chimique. Certes, ces phénomènes présentent des points communs : Maxwell le montrera et Hegel l’anticipe génialement, faisant appel ici à la logique de l’Essence comme structure relationnelle en laquelle l’unité en processus se donne comme dédoublement d’elle-même et se reprend dans et par ce dédoublement. Mais ces phénomènes présentent aussi une diversité spécifique et qualitative, de sorte qu’au­cun principe commun d’explication ne peut les subsumer. « Si l’on met en lumière l’éga­lité, ou plutôt l’analogie indiquée plus haut [qui concerne l’identification de la « physique finie des corps individuels singularisés à la libre physique autonome du processus ter­restre »], c’est parce qu’on fait abstraction des différences et conditions caractéristiques et que, de la sorte, cette abstraction produit des universalités superficielles, comme l’attrac­tion, les forces et les lois auxquelles manquent le particulier et les conditions particu­lières [35] ». La loi de gravitation tombe donc sous la critique commune : bien qu’elle soit l’expression la plus élaborée du mécanisme, elle hérite aussi de ses limites intrinsèques qui sont l’abstraction et la finitude du formalisme.

Une confirmation en est l’intérêt de Hegel pour la chimie. N’y voir que l’intérêt du philo­sophe pour la Naturphilosophie serait manquer l’autre moitié de la vérité : celle-ci, à l’opposé du mécanisme, respecte la complexité des phénomènes naturels et tente d’en rendre compte. En effet, le processus chimique pose « la relativité des substances et pro­priétés immédiates [36] ». La chimie permet de penser la matérialité autrement que dans le cadre de la mécanique classique. Mais elle est aussi attentive au risque symétrique d’empirisme qui substantialise toute apparence sensible et qui universalise toute donnée particulière de la perception.

Ces critiques s’adressent ensuite directement à la théorie de la gravitation universelle. Pour bien le comprendre, distinguons avec Hegel gravité et gravitation (ou attraction uni­verselle). La gravité est une propriété concrète de la matière, la gravitation est l’abstrac­tion formelle de la théorie newtonienne. Or, pour Hegel, la matière est l’unité négative de deux moments : répulsion ou multiplicité et attraction ou continuité, identité. Plus préci­sément, la matière est d’abord donnée sous l’aspect de la répulsion : elle n’apparaît pas sous la forme de la singularité formelle du point géométrique, mais comme multiplicité et séparation due à la répulsion. Cependant, la matière est unifiée par l’attraction. Il faut en­core davantage préciser : ces deux moments ne sont pas juxtaposés, mais s’articulent selon le réel et l’idéal : la répulsion est le moment de la réalité et l’attraction celui de l’idéalité. Par conséquent, la gravitation, la loi d’attraction newtonienne privilégie de ma­nière exorbitante l’identité au détriment de la diversité qui est la réalité même de la ma­tière, alors que la gravité caractérise essentiellement la matière dans sa négativité intrin­sèque et sa multiplicité.

Un texte tiré du même § résume ces conclusions : « La gravitation est le concept véri­table et déterminé de la corporéité matérielle, lequel est réalisé en idée. La corporéité universelle se partage – originairement et essentiellement en corps particuliers et se ras­semble pour constituer le moment de la singularité ou subjectivité, comme être-là appa­raissant dans le mouvement, lequel de la sorte est immédiatement un système de plu­sieurs corps [37] ».

Un signe en est que la gravité insiste non pas sur l’unification opérée – de manière abs­traite, sursumant la pluralité des corps dans l’unité du système solaire – mais la contra­diction interne qui est la caractéristique de la Nature. En effet, la nature est l’esprit dans son extériorité, son aliénation : or, « le centre ne doit pas être pris comme matériel ; car le caractère du matériel est précisément de poser son centre hors de soi. Ce qui est imma­nente à la matière n’est pas le centre, c’est le fait de tendre vers lui [38] ». En langage aristotélicien : l’essentiel, le cœur de la matière n’est pas d’être en repos en son acte, mais puissance, appétit vers celui-ci. Hegel critique ainsi la notion galiléenne de mou­vement-état pour redonner au changement son caractère essentiellement processuel. Certes, il envisage ce processus sous la forme dialectique de la contradiction et Aristote sous la forme réconciliée de l’actualisation ; mais au-delà de cette différence capitale, nous trouvons une heureuse communion dans le même regard physique d’une nature comme autodéploiement d’une énergie intrinsèque.

4’) Critique de la loi de la chute des corps

Une autre critique permettra d’encore mieux préciser la perspective hégélienne et sa pertinence. Hegel n’est pas un antimoderne qui suspecte la mathématisation de la na­ture. Il oppose la loi de la chute des corps (selon un mouvement uniformément accéléré) établie par Galilée et la systématisation newtonienne jugée superflue et mystifiante [39].

En effet, le principe d’inertie galiléen se fonde sur la vitesse. Or, celle-ci est le rapport simple de l’espace au temps. Mais l’abstraction mathématique ne doit pas tromper qui homogénéise deux entités différentes. Le rapport est d’abord qualitatif. Temps et espace sont profondément dissymétriques. Le temps désigne la rupture et la négativité, il est « le moment de la négation, de l’être-pour-soi, le principe de l’un, et sa grandeur (un quel­conque nombre empirique) doit être prise, dans la relation à l’espace, pour l’unité ou dé­nominateur » ; en regard, l’espace exprime la continuité et l’extériorité réciproque, il « est l’être-l’un-hors-de-l’autre ». Comment penser leur rapport ? La dialectique de la quantité étudiée par la section sur l’Etre le dit : le nombre résulte de l’articulation de l’unité et du nombre-nombré qui est l’itération de l’unité selon le nombre-nombré [40]. Le temps sera l’unité (négative) et l’espace sera le nombre-nombré. Or, le rapport de l’espace sur le temps est la mesure.

Hegel explique dès lors de manière qualitative la loi de la chute des corps. Dans l’accé­lération, la grandeur s’outrepasse mais dans l’ordre de sa propre détermination, puisque l’espace est proportionnel au carré du temps. Ainsi

 

« l’espace n’a d’autre grandeur que justement celle du temps : car la vitesse de ce mouvement libre consiste en ce que le temps et l’espace, dans leur rapport entre eux, ne sont pas extérieurs, contingents, mais qu’il y a pour eux une détermination une. Comme opposée à la forme du temps, à l’unité, la forme de l’être-l’un-hors-de-l’autre qui est celle de l’espace, et sans que s’y immisce une quelconque autre déterminité, est le carré – la grandeur sortant d’elle-même, se po­sant dans une seconde dimension et ainsi s’accroissant, mais selon une déterminité qui n’est autre que la sienne propre –, se faisant elle-même la limite de cet accroissement et, de la sorte, dans son devenir-autre, ne se rapportant qu’à soi-même […]. Telle est la dé­monstration de la loi de la chute à partir du concept de la chose. La relation-de-puis­sance est essentiellement une relation qualitative et est seulement la relation qui appar­tient au concept [41] ».

 

Or, le traitement mathématique opéré par Newton, lui, ne préserve plus la qualité propre à l’accélération des corps en chute. Hegel reprend ici ce qu’il a toujours déjà dit, à savoir que les notions mathématiques d’accélération ou de force d’inertie devienne, avec Newton, des propriétés physiques. C’est pour cela que Hegel préfère le traitement ana­lytique opéré par Lagrange, parce qu’il garde aux êtres une détermination réelle : « les fonctions primes et secondes se présentent naturellement dans la mécanique, où elles sont une valeur et une signification déterminées [42] ». De même, il manifeste sa préfé­rence pour Kepler.

5’) Confirmation. La préférence pour Kepler

 

« On sait bien que les lois du mouvement absolument libre [entendez par là le mouve­ment céleste] furent découvertes par Kepler, et cette découverte mérite une gloire immor­telle. Kepler a démontré ces lois en ce sens qu’il a trouvé l’expression universelle convenant aux data empiriques. Tout le monde répète à présent que Newton aurait été le premier à trouver les preuves de ces lois. Il n’a pas été facile de transférer indûment une gloire d’un premier inventeur à un second […]. La seule différence est celle-ci : ce que Kepler a exprimé, d’une manière simple est sublime, sous la forme de lois du mouve­ment céleste, Newton en a fait la forme réflexive d’une force de pesanteur, à vrai dire telle que dans la chute se présente la loi de ses grandeurs. Si la forme newtonienne n’est pas seulement commode, mais nécessaire, pour la méthode analytique, il ne s’agit là que d’une différence de formulation mathématique : l’analyse s’entend depuis long­temps à déduire de la forme des lois képlériennes l’expression newtonienne et les pro­positions corrélatives [43] ».

 

Ces affirmations ne confirment-elles pas la position régressive de Hegel ? Au fond, Newton construit formellement ce que Kepler avait établi empiriquement, en collectant un grand nombre d’observations et en en tirant une loi, notamment la troisième (nous l’avons vu plus haut). Or, ce faisant, le formalisme mathématique arrache la loi à sa vérité physique, c’est-à-dire réduit le qualitatif au quantitatif : ainsi la trajectoire elliptique des planètes qui est une réalité qualitative devient un cas particulier d’une construction géo­métrique. De plus, alors que les Principia prétendent déduire les trois lois de Kepler, n’est-ce pas plutôt dans l’autre sens qu’il faut procéder, à savoir déduire la loi d’attraction de la troisième loi de Kepler ? C’est ce que Hegel tentera [44].

Et, là encore, Hegel critique d’autant plus librement Newton qu’il lui oppose « la voie simple, parfaitement correcte » suivie par le formalisme de Lagrange [45].

6’) Conclusion

La critique générale de Hegel se résume en une mise en évidence de la « métaphysique indicible » ou implicite de la mécanique newtonienne : celle-ci est une collusion du forma­lisme mathématique et d’une expérience naïve, non critiquée. Le résultat est qu’elle onto­logise les corps physiques et substantialise les forces ; de ce fait, la véritable nature de la matière échappe au physicien.

La critique hégélienne renvoie moins au refus de telle ou telle notion précise du new­tonianisme qu’à la question plus générale et plus décisive du statut du discours physico-mathématique de la mécanique classique : la construction mathématique peut-elle pré­tendre rendre compte de l’essence de l’intelligibilité matérielle ? En termes plus simples : est-il vrai d’aller répétant avec Newton que la nature parle un langage mathématique ?

Bref, sans nier la valeur de la quantité, Hegel veut constamment sauver la qualité contre le primat exclusif de la quantité, la différenciation complexe contre l’homogénisation identifiante. Mais cela demande qu’il porte spécifiquement sa réflexion sur le difficile problème des relations de la qualité et de la quantité, ainsi qu’on le verra.

b) La critique de la Naturphilosophie

Hegel l’a rencontrée notamment sous la forme schellingienne qu’il a longuement criti­quée. Sa critique vise le cœur, à savoir la conception de l’Absolu. Hegel refuse cette ré­sorption réciproque de la nature et de l’esprit. Certes, parménidien, Hegel veut l’identité, mais cette identité demeure celle de l’identité et de la différence.

Précisément, Hegel s’est constamment refusé à une divinisation de la nature, quelle qu’elle soit. On le redira tout à l’heure.

c) La revalorisation de la qualité

Au fond, comme il a été dit, la catégorie de qualité va se retrouver, diversement interpré­tée, dans les systèmes des grands idéalistes allemands, notamment Fichte, Schelling et Hegel. La qualité occupe une place précise dans la dialectique développée dans la première section de la Logique ou théorie de l’être. Elle est de nouveau une détermina­tion intrinsèque :

 

« Il ne faut pas confondre la propriété avec la qualité [nous dirions l’avoir et la qualité]. On dit, certes, aussi que Quelque-chose a des qualités. Cette expression, cependant, est inadéquate dans la mesure où l’avoir indique une subsistance-par-soi qui n’appartient pas encore au Quelque-chose immédiatement identique à sa qualité. Quelque-chose n’est ce qu’il est que par sa qualité, alors qu’au contraire la chose […] n’est pourtant pas liée à telle ou telle propriété déterminée [46] ».

 

Par ailleurs, la qualité est irréductible à la quantité, comme le montre le passage sui­vante (qui est aussi d’un grand intérêt pour comprendre l’importance du processus chez Hegel) :

 

« L’esprit ne trouve jamais un état de repos, mais il est seulement emporté dans un mouvement indéfiniment progressif ; seulement il en est ici comme dans le cas de l’enfant ; après une longue et silencieuse nutrition, la première respiration, dans un saut qualitatif, interrompt brusquement la continuité de la croissance seulement quantitative, et c’est alors que l’enfant est né ; ainsi l’esprit qui se forme mûrit lentement et silencieu­sement jusqu’à sa nouvelle figure, désintègre fragment par fragment l’édifice de son mode précédent […]. Cet émiettement continu qui n’altérait pas la physionomie du tout est brusquement interrompu par le lever du soleil qui, dans un éclair, dessine en une fois la forme du nouveau monde [47] ».

 

Cette distinction rappelle l’explication aristotélicienne de la nouveauté ; à la différence près que la lente préparation intéresse pour lui le mou­vement d’altération donc le prédicament qualité et l’apparition de la nouveauté, la géné­ration, c’est-à-dire la catégorie substance.

Hegel prend aussi bien soin de distinguer quantité et qualité, et ce, dans l’optique de son système. Celle-ci est première, puisqu’elle est « la déterminité immédiate, identique à l’être [48] ». La quantité intervient dans le temps de la médiation : elle n’est plus identique à l’être. Elle est « la qualité supprimée, c’est-à-dire la déterminité seulement extérieure non identique à l’être, mais indifférente à son égard [49] ». « La quantité est l’être pur où la détermination concrète n’est plus posée comme faisant un avec l’être même, mais comme mise à l’écart ou comme indifférente [50] ». L’unité dialectique de la quantité et de la qualité est donnée dans la mesure : « La mesure est le quantum qualitatif, d’abord im­médiat, un quantum auquel est attaché un être-là ou une qualité [51] ».

3) Notion générale de la Philosophie de la nature

Pour comprendre ce qu’est la philosophie de la nature de Hegel, il faut s’interroger sur deux points : épistémologique et proprement cosmologique.

a) Le statut des sciences et de la philosophie

Dans un contexte d’étude différent du nôtre mais de même teneur spéculative, Jean-François Kervégan émet une originale hypothèse : le mouvement historique d’autonomi­sation des savoir positifs est le plus souvent considéré comme lié au dynamisme propre des savoirs eux-mêmes ; n’est-il pas plutôt l’abandon par la philosophie de la tâche de fondation qui constitue sa visée principielle ? L’auteur ajoutait une remarque génétique plus précise : n’est-ce pas Hegel qui a premier perçu la portée de cette mutation ? Sa pensée est « le commentaire spéculatif » du processus d’émancipation des connaissances positives, car « elle offre des moyens pour le penser [52] ». N’est-ce pas ainsi qu’il faut penser la relation entre sciences positives et philosophie de la nature : celle-ci serait en tension féconde entre la matière scientifique et la forme conceptuelle systématique du discours philosophique. Toujours selon Jean-François Kervégan, cette tension peut s’exprime d’une manière métaphorique comme tension entre l’ouverture empirique et la « clôture spéculative [53] ». La philosophie de la nature doit donc d’abord accueillir, assu­mer, se laisser déployer le savoir de l’effectivité concrète : les connaissances positives ne sont pas seulement un matériau à travailler, mais une présupposition à son propre déploiement. Que devient alors la Philosophie de la nature ? Un réordonnancement ? Non, car elle possède ses propres règles intelligibles et son économie propre qui relève de l’autodétermination et de l’autodéploiement encyclopédique de la raison.

Hegel a compris qu’il devait donner son plein droit à l’entendement scientifique. En ef­fet, la philosophie ne peut renoncer au projet de totalité qui est le sien. Or, la fécondité et la puissance d’intelligibilité des connaissances positives ne cessent de s’étendre. Comment faire ? Afin de comprendre la distinction et surtout l’articulation entre les sa­voirs positifs et la philosophie de la nature hégélienne, il convient de faire appel à la dis­tinction de l’entendement et de la raison. Pour faire très simple, disons que les sciences sont à la philosophie ce que l’entendement (Verstand) est à la raison (Vernuft).

1’) Principe

Pour Hegel, comme pour la philosophie classique, il ne s’agit pas de deux « facultés » distinctes, mais de deux modes d’effectuation d’une même dynamisme productif que Hegel nomme d’un terme unique : le penser (Denken).

Un tableau résumera les différences :

 

Entendement

Raison

Fixe les déterminités, c’est-à-dire ce par quoi une réalité est qualifiée : son activité est séparation, distinction et différenciation éclatée.

Son activité est de sursomption (Aufhebung), donc d’unification par sup­pression-conservation et assomption dans une figure supérieure.

S’effectue sous la contrainte du principe d’identité

S’effectue dans la liberté du processus d’autodéploiement dialectique

Son activité est abstraite. Hegel entend par là non pas tant, positivement, la noblesse de l’élévation à l’universel que, négativement, l’incapacité de l’entendement à appréhen­der les déterminités dans le mouvement qui en engendre les figures et à réfléchir son propre acte.

Son activité est concrète. Hegel entend par là le mouvement par lequel les déterminités isolées par l’entendement à la fois sont pro­duites dans leurs différenciations et rappor­tées – de manière intrinsèque – à leur prin­cipe dynamique d’unité grâce à la réflexion de la raison qui les fonde en son propre acte.

 

On pourrait objecter : la raison ne semble pas être plus que l’entendement quant au contenu de sens. En effet, le spéculatif est l’autoréflexion du penser qui authentifie le sa­voir de l’entendement en le fondant ; or, une autoexplication opère sur ce qui est à expli­quer. Donc honorer l’entendement, c’est honorer la raison.

En fait, la productivité du penser est infinie. Or, le savoir positif n’est qu’une des virtuali­tés du penser. Donc il y a toujours un excès ou une « surabondance » (le mot est de Bernard Bourgeois) du penser sur les catégories de l’entendement. Et cet excès se mani­feste dans l’inventivité de la raison :

 

« Le rapport de la science spéculative aux autres sciences est dans cette mesure seulement celui-ci, à savoir que celle-là ne vient pas à laisser de côté le contenu empirique des dernières, mais le reconnaît et en fait usage, qu’elle reconnaît de même ce que ces sciences ont d’universel, les lois, les genres, etc. et les utilise pour son propre contenu, mais qu’aussi en outre dans ces catégories elle en introduit et fait valoir d’autres. La différence se rapporte dans cette mesure uniquement à ce changement de catégories [54] ».

2’) Application à la distinction des deux types de savoir

Voici l’un des rares textes où Hegel s’explique sur les relations entre la philosophie (le savoir spéculatif) et les sciences positives :

 

« Non seulement la philosophie doit être en concordance avec l’expérience naturelle, mais la naissance et la formation de la science philosophique ont la physique empirique pour présupposition et condition. Autre chose cependant est la manière dont naît une science ainsi que ses travaux préliminaires, autre chose la science elle-même ; dans celle-ci, ceux-là ne peuvent plus apparaître comme base, laquelle doit ici bien plutôt être la nécessité du concept. Il a déjà été rappelé que, outre le fait que l’objet est à présenter dans la démarche philosophique, selon sa déter­mination conceptuelle, le phénomène empirique qui correspond à cette détermination est à dénommer et à exhiber comme ce qui en fait lui correspond [55] ».

 

Or, dans le vocabulaire de la logique de l’Essence, Hegel appelle présupposition ce qui est déjà donné à la réflexion, mais de manière immédiate et qui demande donc à être explicité, c’est-à-dire ressaisi dans le mouvement de la réflexion qui le fonde et le constitue. Mais nous savons que le propre de l’entendement est de s’arrêter à l’immédiat pour l’exposer, alors que la philosophie n’a de sens qu’à opérer cette sursomption » (selon la traduction que propose Pierre-Jean Labarrière du terme technique hégélien Aufhebung). Voilà pourquoi la relation des savoirs positifs, ce que nous appelons au­jourd’hui sciences est à la philosophie ce que l’entendement est à la raison qui la fonde.

Explicitons : la science ne fait que rassembler extérieurement les données sous une dénomination universelle, par exemple une espèce ou un genre ; mais l’universel de­meure séparé des éléments particuliers et n’en opère pas le lien ; dit autrement, la science ne pense pas l’identité des différences, mais seulement leur différenciation et plus encore leur réduction à l’identique. Voilà pourquoi un autre discours est nécessaire qui lui pense l’identité de cette identité (l’universel) et des différences : c’est le discours conceptuel de la philosophie.

On peut dès lors comprendre de manière plus profonde, la critique que Hegel adresse aux sciences de son temps, en particulier la science newtonienne. En voici un exemple : Hegel critique le galvanisme de Berzélius : « L’expérience la plus banale montre […] que les propriétés des corps sont essentiellement soumises à l’influence de l’activité et de l’altération d’autres propriétés ; c’est l’abstraction de l’entendement qui exige, lorsqu’il y a distinction entre des propriétés appartenant déjà au même corps, que ces propriétés soient totalement séparées et autonomes [56] ». Ces sciences sont empirico-formelles ; or, le formalisme mathématique qui regroupe les entités demeurant disjointes ne fait qu’im­primer extérieurement et donc de manière abstraite la forme de l’universalité. En regard, la philosophie qui est science du concept (der Begriff) veut saisir de manière immanente et autodéveloppée la totalité du pensable, en le réfléchissant et en le fondant : elle in­tègre donc et authentifie les catégories de l’entendement comme l’un de ses moments. Et dans ce même geste, elle refuse d’absolutiser la signification particulier recelée par les éléments empiriques déterminés et les élève à la figure concrète du Concept. Un exemple serait bienvenu pour illustrer ces propos généraux. On en trouvera plus bas.

On comprend aussi l’engouement de Hegel pour la Naturphilosophie de son époque : il en voit les limites et les risques ; il n’apprécie pas l’aventurisme expérimental d’un Gœthe, mais il en voit aussi les chances et la fécondité : les phénomènes de la nature sont à saisir à partir d’une pensée de la complexité, autrement dit d’une pensée de l’identité de l’identité et de la différence.

On peut encore le redire dans les termes de la quantité (qui est objet des savoirs posi­tifs) et de la qualité (qu’envisage, comme un de ses moments, la philosophie) : « L’entendement quantifie l’être matériel immédiat pour se le rendre intelligible et fait abs­traction de ses différences qualitatives mais, passant ainsi de la qualité perçue à la quantité pensée, il le soumet à une opération de mesure, laquelle fait apparaître le mo­ment de la qualité pensée, moment proprement médiatisant, récapitulant à la fois celui de l’immédiateté sensible et celui du quantitativement médiatisé [57] ».

En tout cas, tirons deux conséquences : d’une part, les sciences de la nature ont leur pleine autonomie ; d’autre part, celles-ci ne peuvent pas plus se passer de la philosophie que la philosophie se passer d’elles. La vision hégélienne du spéculatif et du positif permet donc de renouveler profondément la question des relations philosophie-sciences. Elle nous offre aussi un modèle de discernement intégrateur des risques op­posés de l’ésotérisme et du mécanisme, autrement dit des visions mythiques ou désonto­logisées de la nature.

b) Place de la philosophie de la nature dans l’édifice hégélien. Qu’est-ce que la Nature ?

Ces questions capitales d’épistémologie une fois réglées, quelle place tient la nature dans le développement de la philosophie spéculative ? En effet, nous avons vu que le savoir positif demandait à être pensé par la philosophie ; en retour, celle-ci ne peut en faire l’économie. Or, la philosophie n’est rien d’autre que l’autodéploiement du concept. Voilà pourquoi en un premier temps, la philosophie est philosophie du concept pur, hors toute autodétermination ou extériorisation. Mais double est celle-ci : dans la nature et l’esprit (fini et infini). Nature et esprit sont les deux concrétisations des déterminations pures. Or, la logique, explique Hegel dans un texte très clair, « doit être saisie comme le système de la raison pure, comme le royaume de la pensée pure. Ce royaume est la vé­rité elle-même, telle qu’elle est sans voile en et pour soi ; pour cette raison, on peut dire : ce contenu est la présentation de Dieu tel qu’il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d’un esprit fini [58] ». La logique est donc le déploiement de la to­talité des formes du penser sans présupposer aucune extériorité de son propre contenu. Aussi, la Philosophie hégélienne se déploie-t-elle en trois temps : la Science de la Logique ; la Philosophie de la nature qui en est le moment médian ; la Philosophie de l’esprit.

1’) La relation de la Nature à la Logique

Des développements qui précèdent, on peut tirer la conséquence que la philosophie de la nature vérifie, concrétise les déterminations que la logique laisse à leur pure logicité. Aussi les structures fondamentales de la Philosophie de la nature épousent-elles celles de la Science de la logique. Celle-ci se déploie en trois moments : Etre, Essence, Concept qui sont en relation bijectives avec les trois moments de celle-là : Mécanique, Physique et Physique organique. En effet, le régime de l’Etre est celui des détermina­tions qui passent l’une dans l’autre selon le mode de l’extériorité ; or, la Mécanique dont le régime est celui de l’extériorité réciproque. Ensuite, la structure processuelle de l’Es­sence est celle du négatif de la réflexion qui est aussi bien relation à soi (identité) que relation à l’autre posé en soi comme sa propre médiation (différence) ; or, la Physique dépasse l’extériorité initiale de la mécanique d’une part en ce que le concept est l’inté­rieur dont l’extériorité est celle concrète du corps physique particulier et d’autre part en ce que cette extériorité n’est qu’expression de la présence active du concept. Enfin, le Concept est la figure totale et intégrative ; de même la physique organique.

Lisons un texte décisif et difficile : « En tant que l’idée se pose en effet comme l’unité ab­solue du concept pur et de sa réalité, donc [se] rassemble dans l’immédiateté de l’être, elle est comme la totalité dans cette forme – Nature. Mais cette détermination n’est pas un être-devenu et [un] passage […]. L’idée pure, dans laquelle la déterminité ou réalité du concept lui-même est élevée au concept, est plutôt libération absolue, pour laquelle il n’y a plus de détermination immédiate qui ne soit pas en même temps posée et le concept ; dans cette liberté, par conséquent aucun passage n’a lieu, l’être simple à quoi se déter­mine l’idée, lui demeure parfaitement transparent et est le concept demeurant près de soi-même dans sa détermination – le passer est donc ici plutôt à saisir de telle sorte que l’idée se déprend d’elle-même librement, absolument sûre d’elle-même et en repos dans soi. En raison de cette liberté la forme de sa déterminité est aussi bien purement-et-sim­plement libre – l’extériorité de l’espace et du temps qui est absolument pour soi-même sans subjectivité […]. Cette décision prochaine de l’idée pure de se déterminer comme idée extérieure pose pourtant pour soi du même coup seulement la médiation à partir de laquelle le concept s’élève comme existence libre allée dans soi à partir de l’extériorité, accomplit par soi sa libération dans la science de l’Esprit, et trouve le concept suprême de lui-même dans la science logique, [entendue] comme le concept pur se comprenant [59] ».

Mais cette mise en parallèle ou cette application des métacatégories de la Logique ne suffit pas à rendre compte de la Philosophie de la Nature, car ce serait manquer leur ori­ginalité. En fait, les trois figures de la Philosophie de la nature s’organisent et se strati­fient selon une séquence spécifique au concept en son articulation formelle : la singula­rité (Mécanique), particularité (Physique), universalité (Physique organique). Or, la Logique suit un ordre inverse : universel, particulier et singulier. C’est assez dire l’indé­pendance par rapport aux catégories de la Logique.

Dans un premier temps, les différents moments de la Philosophie de la nature semblent des répétitions de la Logique.

Mais en un second temps, on perçoit la créativité propre de la Nature. Celle-ci n’est pas qu’une réédition du concept dans sa logicité : l’immédiateté naturelle est radicalement autre et originale à l’égard du concept dans son intériorité, son immédiat rapport à soi. Pour cela, il est nécessaire de remonter au processus d’apparition de la Nature. À partir de là, l’auto-engendrement de ses moments se laisse déchiffrer. L’idée logique décide librement de congédier hors d’elle-même la nature. « La nature s’est montrée comme l’Idée dans la forme de l’être-autre. Etant donné que, de la sorte, l’idée est comme le né­gatif de soi-même, en d’autres termes extérieure à soi-même, non seulement la nature n’est extérieure que relativement à l’égard de cette idée (et à l’égard de son existence subjective, l’esprit), mais l’extériorité constitue la détermination dans laquelle elle se trouve en tant que nature [60] ».

Il est certain que la nature contient en elle l’Idée – ici, Hegel partage totalement l’intui­tion de la Naturphilosophie –, mais elle la contient sous sa forme abstraite, non manifes­tée et aliénée. Et c’est parce qu’elle est comme habitée par le Concept que la nature est essentiellement et nécessairement processus. Plus précisément encore, le moteur est la contradiction non résolue : l’Idée en extériorité demeure en soi dans la Nature qui la cristallise et qu’elle a produit et pourtant est autre que soi dans la figure aliénée qui ne la dit pas totalement et explicitement. Voilà pourquoi l’Esprit qui s’est comme englouti dans la Nature se réveille, exprime leur intelligibilité dans les différentes figures prises par les formes naturelles. On retrouve, mais dans le registre de l’extériorité, les différentes fi­gures que l’on avait parcouru dans la Logique.

Voilà pourquoi il est possible les catégories de la Science de la Logique se réfractent de différentes manières au sein de ses moments naturels. Tout d’abord, les trois catégo­ries fondamentales de la logique de l’Etre sont constamment mises en œuvre dans la Philosophie de la nature. En effet, ces catégories sont : qualité, quantité et mesure. Or, le premier moment de l’Idée dans sa forme d’extériorité est l’extériorité quantitative, autre­ment dit l’espace. Mais celui-ci se dissout dans sa médiation formelle, qualitative et né­gative. Et cette dernière catégorie va se retrouve investie dans une articulation complexe du qualitatif et du quantitatif, à l’image de la mesure. Ainsi la matérialité va-t-elle se dé­ployer dans un processus auto-formateur.

On peut comprendre encore autrement la processualité propre à la Nature : à partir des catégories d’objectivité et de subjectivité. La seconde section de la Doctrine du Concept (troisième partie de la Science de la Logique) développe les structures de l’Objectivité. Celle-ci correspond au moment où le concept qui est défini dans sa subjectivité, se mé­diatise avec soi-même et se donne sa propre réalité, autrement dit s’objective ; puis, il se récapitulera dans l’unité du sujet et de l’objet qu’est l’Idée, c’est-à-dire la réalisation de soi comme objectivité. De même, la Nature est l’objectivation de l’Idée logique qui, ulté­rieurement, se réconciliera avec elle-même, par la médiation de la sphère naturelle, dans la figure de l’Esprit.

On peut maintenant entrer dans plus de détail. Cette réalisation du concept dans l’ob­jectivité s’opère à travers trois moments : le mécanisme, le chimisme et la téléologie. Or, ces trois figures sont en relation bijective, similaires aux trois moments de la Philosophie de la nature : le mécanisme est évidemment homologue à la mécanique ; le chimisme l’est à la physique, ne serait-ce que parce que le processus chimique est la forme ache­vée de la physique ; la téléologie, enfin, ne trouve à se réaliser pleinement que dans l’être autofinalisé qu’est le vivant. C’est donc que les structures processuelles de l’objec­tivité déterminent ou du moins préfigurent logiquement celles que la Philosophie de la nature actualise et déploie dans l’extériorité du concept.

On ne peut donc jamais totalement s’affranchir de la Science de la logique pour com­prendre la Philosophie de la nature : cela est heureux, car une telle séparation relèverait de l’entendement qui pose et juxtapose. Mais l’incarnation des métacatégories logiques ne nient nullement la liberté et la créativité de l’Esprit qui autopose ses différentes figures naturelles.

2’) La relation de la Nature à l’Esprit

D’un côté, la nature est donc l’aliénation de l’Esprit dans son être autre : l’Idée s’y donne dans son extériorité. Mais d’un autre côté, comme négatif, la Nature ne peut qu’engendrer de l’intérieur ce qui la dépasse : sa contradiction est levée par l’Esprit. En effet, l’Idée réémerge ou plutôt assume la nature en se reprenant en soi et pour soi, li­brement. Ainsi l’Esprit est le négatif du négatif (la Nature).

De même que l’Esprit sort de la forme logique et se déploie librement dans la Nature, de même l’Esprit ne surgit pas spontanément et comme naturellement de la dialectique immanente de la nature. Certes, la nature trouve son achèvement dans le vivant et « la nature est en soi un tout vivant ; le mouvement qui en parcourt les étapes est plus préci­sément que l’Idée se pose comme ce qu’elle est en soi [61] ». Mais la vie demeure l’Idée dans son existence immédiate, l’Esprit dans son régime d’extériorité. Or, la nature se dé­finit comme la contradiction non résolue. Dès lors, le vivant appartient encore à part en­tière à la nature, il n’est pas une position de l’Esprit. Un signe en est que le vivant est l’identité paradoxale, contradictoire de l’universalité de la vie (en tant qu’il appartient à un genre), objectivée dans une singularité immédiate et limitée ; or, cette singularité limi­tée est vouée à la confrontation aux autres individus, à la sexualité et à la mort qui sont autant d’expressions de la contradiction ; le vivant porte donc en lui le principe de sa destruction. D’ailleurs, c’est ce que dit Hegel dans la suite du texte qui vient d’être cité : « ou, ce qui revient au même, que à partir de son immédiateté et de son extériorité, qui sont la mort, elle va dans soi pour être d’abord à titre de vivant, mais ensuite sursume aussi cette déterminité dans laquelle elle n’est que vie et se promeut elle-même à l’exis­tence de l’Esprit, lequel est la vérité et le but final de la nature et la vraie effectivité de l’Idée ».

D’un côté, l’Idée s’extériorise dans un certain nombre de déterminations matérielles, singulières, séparées : l’idéalité se pose dans sa réalité, engendrant des différences dont elle demeure le principe intérieur et seulement intérieur. Or, l’Idée n’engendre pas arbi­trairement la matière, mais se confronte avec la nature jusque dans sa plus extrême em­piricité, pour se réaliser. Aussi, de l’autre côté, ce mouvement d’extériorisation est aussi mouvement d’intériorisation et d’intégration, par lequel la liberté se constitue dans ses différents moments : la réalité fait ainsi retour vers l’idéalité, mais enrichie de cette mé­diation qu’elle pense, assume et sursume.

3’) La nature de la Nature

La Nature, on le comprend désormais, est l’extériorité de l’Idée qui se déploie, elle est l’Idée hors de soi. Or, cette extériorité radicale, cette altérité est contradiction à l’égard de l’autoposition première. Voilà pourquoi la Nature est contradiction. Hegel le dit claire­ment dans un texte important :

« La nature est divine en soi, dans l’idée, mais, telle qu’elle est, son être ne correspond pas à son concept ; elle est bien plutôt la contradiction non résolue. Sa caractéristique est l’être-posé, le négatif, à la matière dont les anciens ont conçu la matière absolument parlant comme le non-sens. De la sorte, on a aussi énoncé la nature comme la retombée de l’idée à partir d’elle-même, étant donné que l’idée, en tant qu’elle est cette figure de l’extériorité, est sa propre inadéquation à elle-même. C’est seulement à la conscience, d’abord elle-même extérieure et par conséquent immédiate, c’est-à-dire à la conscience sensible, que la nature apparaît comme le premier, l’immédiat, l’étant [62] ».

Pour Hegel, la Nature est donc essentiellement contradiction non-résolue : d’où son caractère paradoxal et instable. Elle est contradiction interne, puisqu’elle est elle-même l’autre de soi. Comment comprendre cette affirmation capitale ?

En premier lieu, contre la Naturphilosophie, Hegel récuse toute divinisation de la na­ture. En effet, Dieu est Esprit ; or, la nature est par essence, ontologiquement, inférieure à l’égard de l’esprit : elle est « retombée » (Abfall), dit Hegel. Autrement dit, la réalité objec­tive matérielle demeure toujours inadéquate à la forme subjective idéale. Pour le dire encore autrement, l’Idée logique est la sphère de l’identité ; la nature est la sphère de la différence et de la particularité ; par la nature s’opère donc la différenciation de l’Idée en ses deux pôles d’identité subjective intérieure et de différence objective extérieure.

On peut encore préciser : la sphère naturelle n’est pas l’Esprit. En effet, l’Esprit est la li­berté. Or, la liberté est essentiellement absente de la nature : « Le plus haut degré auquel atteint la nature dans son être-là est la vie, mais, comme idée seulement naturelle, la vie est vouée à la déraison et à l’extériorité, et la vitalité individuelle est, à chaque moment de son existence, captive d’une singularité qui est autre qu’elle, alors qu’en revanche toute extériorisation de l’esprit contient le moment du libre rapport universel avec soi-même [63] ». Voilà pourquoi le plus haut degré de la Nature n’est pas encore l’Esprit, même en son plus bas degré : « lorsque la contingence spirituelle, le libre arbitre, va jus­qu’à la méchanceté, cela même est encore situé infiniment plus haut que la révolution des astres conformément à des lois ou que l’innocence des plantes, car ce qui s’égare est encore esprit [64] ».

En second lieu, contre le mécanisme, cette expression comporte un sens positif. La Nature n’est pas étrangère à l’intelligibilité. En effet, la Nature est pénétrable à l’intelli­gence parce qu’elle est le concept qui pose l’universalité pensée dans la particularité naturelle, et ainsi forme une représentation simplifiée et finie de son infinité foisonnante. L’empiricité n’offre que des traces du concept et ne livre pas adéquatement celui-ci. Mais si le concept surabonde à l’égard de son extériorité naturelle, on ne peut donc dire qu’il soit présent, enfoui, au cœur de la nature ; il n’existe pas de rationalité immanente aux phénomènes naturels. De même doit-on refuser une adéquation entre la pensée du sujet connaissant et les structures ultimes de la chose connue. Hegel se refuse donc à l’empi­risme autant qu’au formalisme qui s’imagine déchiffrer l’Idée au sein de la seule nature. Il demeure une « impuissance de la nature », c’est-à-dire une impossibilité à égaler le concept qui la fonde et qu’elle objective en aliénant : « L’impuissance de la nature vient de ce qu’elle ne contient les déterminations conceptuelles que de façon abstraite, et de ce qu’elle expose à une déterminabilité extérieure la réalisation du particulier [65] ».

Un signe de cette contradiction interne constitutive de la nature est sa contingence : « Dans cette extériorité les déterminations conceptuelles ont l’apparence d’un consister indifférent et de la singularisation les-unes-à-l’égard-des-autres ; le concept est, pour cette raison, comme quelque chose d’intérieur. Ainsi ce que la nature montre dans son être-là n’est point liberté mais nécessité et contingence [66] ». En effet, le concept de­meure intérieur aux déterminations naturelles, mais il ne s’exprime pas dans les produc­tions de la nature ; aussi, celles-ci se multiplient-elles dans une indéfinie variété ; or, est nécessaire une réalité qui a en elle sa raison d’être ; voilà pourquoi les productions de la nature sont-elles contingentes : elles demeurent extérieures les unes aux autres.

Tirons-en une importante conséquence. Hegel n’envisage jamais la nature dans sa pure empiricité. En ce sens, il n’existe pas de dialectique hégélienne de la nature, comme elle peut exister dans la Naturphilosophie. « La nature est à considérer comme un système de degrés, chacun d’eux procédant nécessairement de l’autre… » : ce début de phrase semble dire le contraire ; mais attendons la fin : « non cependant de telle manière que l’un serait naturellement engendré par l’autre, mais dans l’idée intérieure, celle qui constitue le fondement de la nature. La métamorphose n’appartient qu’au concept comme tel, l’altération de ce dernier étant seule un développement [67] ». Voilà pourquoi il n’y pas pour Hegel de procès des réalités naturelles elles-mêmes, la seule processua­lité effective étant celle du penser. « L’évolution naturelle n’est aucunement créatrice, et, si dialectique de la nature il y a, cette dialectique est purement conceptuelle, c’est-à-dire dialectique du sens [68] ». Là est sans doute le point de divergence entre les conceptions aristotélicienne et hégélienne de la nature : Aristote concéderait plus à la Naturphilosophie et soulignerait avec moins d’insistance la négativité de la nature à l’égard de l’esprit. Pour Hegel, l’Esprit est étranger, radicalement, à la Nature. Il y a là toute la différence entre le négatif hégélien et la puissance (dunamis) péripatéticienne. Voilà pourquoi une théorie de l’évolution est beaucoup plus facile à imaginer par un Aristote que par un Hegel, restant sauf le primat de la finalité.

Mais Hegel conçoit toujours la Nature en rapport avec l’Idée logique qui la travaille et la pousse à se dépasser, dans son jaillissement et sa générosité : tout développement, toute évolution relève de la processualité spécifique non de la nature, mais du concept.

c) Structure générale de la philosophie de la nature de Hegel

Il est possible de se faire une idée du mouvement très général de la Philosophie de la nature qui est la seconde partie de l’Encyclopédie.

1’) La Mécanique

En un premier temps, la mécanique se développe de manière abstraite, dans l’univer­sel extérieur aux individus.

Puis la mécanique se développe en mécanique finie et absolue. Hegel distingue la mé­canique finie qui est la mécanique terrestre (le choc et la chute) et la mécanique absolue qui est la mécanique céleste (le mouvement des planètes dans le cadre du système so­laire), au nom même de la diversité qualitative des corps : l’application de la loi d’attrac­tion est réduite dans la physique céleste. Contre Newton et avec les Grecs et les médié­vaux, il rétablit donc une distinction qui avait fait le triomphe de la mécanique classique.

En mécanique terrestre, la réalité terrestre est déterminée par la forme qu’est la gravité ; mais celle-ci demeure encore extérieure, dispersée et idéale. Avec la mécanique abso­lue, la dispersion matérielle s’intériorise, s’unifie et se réalise [69].

2’) La Physique

Désormais, la matière s’est qualifiée et individualisée. La Physique expose le procès de cette particularisation.

3’) La Physique organique

L’infinité se réalise lorsqu’elle ne présuppose plus rien d’autre qu’elle-même. Or, tel est le cas d’un être qui s’engendre lui-même, autrement dit un organisme vivant. Ici, la tota­lité corporelle est parvenue à son infinité. Désormais, l’individu est advenu à une indivi­dualité pleinement autodéterminée

La physique organique se déploie en trois moments : la nature géologique, la nature végétale et l’organisme animal.

4) Quelques développements plus particuliers. Les concepts essentiels

Nous avons montré l’originalité de la démarche hégélienne par contraste avec ses deux contraires. Montrons-la en positif à travers la manière dont Hegel comprend les concepts essentiels de la philosophie de la nature.

a) Notions épistémologiques. La place de la quantité et la théorie de la mesure
1’) Position de la question

Ce premier point est plus épistémologique. Hegel tourne tout aussi résolument le dos au réalisme mathématique qu’à l’empirisme. Il veut éviter deux erreurs opposées : en rester à une analyse empirique de la nature ; la réduire à une formalisation dont l’exemple type est le mécanisme newtonien. La première position ne pense que le quali­tatif et la seconde le quantitatif.

Le propre de la Philosophie de la nature, estime Hegel, c’est de prouver : « ce qui est plus élevé, c’est de prouver ces lois. Mais cela ne signifie rien d’autre que de connaître leurs déterminations-de-quantité à partir des qualités ou concepts déterminés qui sont en rapport (par exemple temps et espace). Mais de ce type de prouver il n’y a pas encore de trace dans ces principes mathématiques de la connaissance de la nature, de même que dans les travaux ultérieurs de ce type [70] ». Or, prouver n’est ni déduire mathématique­ment, ni induire empiriquement : c’est justement ce que Hegel reproche notamment à la physique mathématique qui croit avoir démontré, alors qu’elle n’a fait que réduire la ri­chesse de la nature à la pauvreté identifiante du formalisme. La véritable preuve, pour Hegel, opère selon l’automouvement du concept qu’est la philosophie spéculative. Nous l’avons vu plus haut : partant du matériau offert par les sciences positives, la philosophie a pour mission de rendre compte de leur intelligibilité à partir de la profonde vérité conceptuelle qui leur manque.

Concrètement, il s’agit donc d’entrecroiser l’approche qualitative et l’approche quantita­tive ? C’est ce qu’opère la théorie de la mesure. Évitons d’emblée toute méprise. La me­sure dont il est question n’est en rien la mesure au sens technique du terme : la science de la mesure n’est pas une métrique des réalités naturelles. Elle « est plutôt l’explicitation des médiations par lesquelles il y a des phénomènes pour les sciences de la nature et par lesquelles ils sont soumis à des règles d’intelligibilité déterminées. Simultanément, elle est à même de réinscrire cette particularité des points de vue sur la phénoménalité dans l’unité du processus par lequel le concept s’autodifférencie librement en produisant les conditions d’une connaissance de l’être matériel [71] ».

En fait, à proprement parler, Hegel parle de la mesure dans la Science de la logique et non dans sa Philosophie de la nature. Il n’empêche que ce concept es doué d’une réelle fécondité physique et trouve à s’appliquer dans celle-ci, autant dans la critique de Newton que dans la fondation des principaux concepts.

2’) Qu’est-ce que la mesure ?

L’Etre se déploie en trois sections : la qualité, la quantité et la mesure. Suivons-en le déploiement dialectique. La qualité est la détermination différenciante : autrement dit, l’être qualitatif change en se différenciant et en passant dans un être autre. Ce passage introduit dans la quantité qui médiatise la qualité : désormais, la déterminité devient indifférente à la différence qualitative de l’être ; or, la quantité s’identifie à cette indiffé­rence : elle est extérieure aux modifications qualitatives. Par exemple, les procédures mathématiques prennent en compte la variabilité, en demeurant insensibles aux varia­tions comme telles.

Mais l’être qualitatif resurgit au sein de la quantité : et c’est la mesure qui unifie ces deux premiers moments, qualitatif et quantitatif. Comment cela ? Dans la mesure, la va­riation quantitative par essence indifférente à la qualité, car elle est rapportée à la varia­tion qualitative d’une réalité déterminée. Pour cela, la dialectique de la mesure se dé­ploie en deux moments : 1. le quantum extérieur intériorisé qui est le quantum devenu qualité ; 2. la règle ou la procédure qui permet de penser les variations corrélatives de deux grandeurs (comme une progression arithmétique et une autre loi de série). Or, la mise en correspondance de ces deux séries est incommensurables à un nombre, car la réalité matérielle ne peut être épuisée par une série numérique. Voilà pourquoi la me­sure fait resurgir la qualité au sein du qualitatif en qualifiant des objets matériels par des procédures quantitatives.

3’) Exemple

La meilleure illustration de ce qu’est la mesure se trouve non pas dans la mécanique, mais dans la chimie commençante à l’époque de Hegel. Prenons l’exemple de la réac­tion acide-base. On observe qu’un corps neutre se forme lorsque les corps en présence sont dans des proportions strictement définies. La réaction est déterminée par une me­sure autonome et spécifique, donc qualitative. Or, cette qualité apparaît, se déploie dans une série de relations quantitatives que l’objet noue avec les autres corps, dans une sé­rie numérique (même si cette sériation n’est pas réductible à l’indifférence quantitative). Dit autrement, des transformations, c’est-à-dire des discontinuités qualitatives émergent au sein de variations continues, donc quantitatives de la matière. Le surgissement de l’altérité qualitative, pour être spécifique, n’est pourtant déterminable qu’au moyen des déterminations quantitatives. Voilà ce qu’est, pour Hegel, une authentique science philo­sophique de la nature : son objectif est de ressaisir conceptuellement l’émergence d’une mutation qualitative à partir d’un seuil de variation quantitatif.

En termes aristotéliciens, Hegel retrouve le sens de la différence entre mouvement local et mouvement qualitatif ; plus encore, il suggère que l’altération prépare le devenir ab­solu.

4’) Corollaire

Tirons-en une conséquence : la vision hégélienne de la mesure et de la place de la qualité ne peut que discréditer l’instrument intellectuel privilégié par Newton qu’est le calcul infinitésimal. En effet, celui-ci cautionne une approche purement continuiste des phénomènes naturels ; or, qui dit continuité dit primat voire exclusivité du quantitatif ; ce calcul est donc inapte, par nature, à restituer la dimension proprement qualitative des processus matériels.

b) Notions touchant le contenu de la Mécanique

Je considérerai plus attentivement la première dialectique de la mécanique intitulée : l’espace et le temps. Elle se déploie en trois moments : 1. espace . 2. temps ; 3. lieu et mouvement. Pour un Grec, pour un médiéval, la nature est un donné premier, immédiat. Jamais pour Hegel et même pour un moderne en général. L’extériorité naturelle n’est qu’apparemment immédiate. Ce qui est premier, c’est l’Idée dans son autoposition lo­gique ; or, la nature est l’Idée dans son aliénation et son altérité. C’est parce qu’elle n’est pas première que la nature ne se présente pas d’abord dans la sphère du « qualitatif » qui est en effet premier dans la Logique, mais « par le quantitatif, parce que sa détermination n’est pas, comme l’être logique, l’abstraitement premier et l’immédiat, mais essentielle­ment déjà le médiatisé dans soi, l’être extérieur et l’altérité [72] ». Autrement dit, l’immédia­teté du matériau empirique est trompeuse : ses déterminations qualitatives sont déjà le fruit d’une élaboration ; or, cette construction se fait selon une unité quantitativement ex­primable.

On s’étonnera que la matière ou la nature ne soit pas première, mais au plan spéculatif qui est celui de la philosophie, la matière est pensable en tant qu’elle est mesurable ; or, elle est mesurable selon qu’elle est saisissable dans la structure logique de l’espace et du temps. Hegel cherche toujours à rendre compte des structures intelligibles de la na­ture. « On a souvent commencé avec la matière et considéré ensuite espace et temps comme des formes de celle-ci. Ce qui est juste à cet égard est que la matière est le réel en espace et temps. Mais ceux-ci doivent, en raison de leur abstraction, se présenter ici à nous comme le premier ; et ensuite doit s’établir que la matière est leur vérité. De même qu’il n’y a pas de mouvement sans matière, il n’y a pas de matière sans mouvement [73] ».

1’) L’espace

Voyons ce qu’en dit Hegel : « La détermination première ou immédiate de la nature est l’universalité abstraite de son être-hors-de-soi, – l’indifférence non médiatisée de cet être-hors-de-soi, l’espace. Il est le à-côté-l’un-de-l’autre tout idéel, parce qu’il est l’être-hors-de-soi, et purement et simplement continu, parce que un-hors-de-l’autre est encore tout abstrait et n’a dans soi aucune différence déterminée [74] ».

Éclairons cette difficile définition ! En fait, les différentes expressions : « universalité abs­traite », « être-hors-de-soi », « indifférence non médiatisée », « être-hors-de-soi », « continuité », « idéalité » caractérisent l’espace. Quoiqu’ayant des sens divers, elles se retrouvent dans le dernier terme : « idéalité ». En effet, l’espace est tout entier et immédiatement homogène à la quantité, indifférent à toute actualité physique : « il est absolument parlant, pure quantité, celle-ci non plus seulement comme détermination logique mais comme immé­diate et extérieure [75] ».

Dit autrement, l’espace renvoie à la sphère de la pure extériorité ; certes, il n’appartient à la logique, mais, première expression de l’altérité naturelle, l’espace demeure indiffé­rent à toute concrétisation physique. Dit encore autrement, il est continuité indifférenciée, pure possibilité, ainsi que l’affirme Hegel : « Il n’y a pas lieu de parler de points spatiaux comme constituant l’élément positif de l’espace, car, en vertu de son indifférenciation, il est seulement la possibilité non l’être-posé de l’être-l’un-hors-de-l’autre et du négatif, par là purement et simplement continu ; c’est pourquoi le point, l’être-pour-soi, est bien plutôt la négation de l’espace, et cette négation posée en lui. – Ainsi se trouve aussitôt réglée la question concernant l’infinité de l’espace [76] ».

Or, dans la logique de l’essence, le processus dialectique commence par la détermina­tion la plus pauvre. Or, le plus pauvre est le plus abstrait, le moins réel, c’est-à-dire le plus idéel. La dialectique est toujours passage de l’idéel au réel, de l’abstrait au concret, dans un mouvement de concrétisation qui est aussi un mouvement de complexification. Voilà pourquoi l’espace est la première figure de la nature.

La conséquence en est que l’espace a une structure paradoxale, c’est-à-dire contradic­toire : il est à la fois l’immédiat et en même temps, comme issue de la processualité lo­gique se congédiant librement d’elle-même dans l’extériorité naturelle, « le médiatisé dans soi [77] », c’est-à-dire le premièrement sensible et, pourtant, comme forme abstraite quantitative, le non sensible, d’où l’expression de Hegel : l’espace est « quelque chose de non sensiblement sensible [78] ».

2’) Le temps

L’espace est pure abstraction, absence de toute différenciation réelle. Hors la géométri­sation, l’espace n’existe pas. De ce fait, il se nie en se particularisant : il s’offre à la dé­termination, à l’altérité, à la négativité, à la qualité et à une réalité plus grande. Or, le temps fait droit à ces différentes exigences : il introduit l’espace dans la particularité en le délimitant à une singularité. « En tant qu’il est l’unité négative de l’être-hors-de-soi, le temps est également quelque chose de purement et simplement abstrait, idéel. – Il est l’être qui, en étant, n’est pas, et qui, en n’étant pas, est ; le devenir saisi-par-intuition, ce qui signifie que les différences, qui sont certes purement et simplement momentanées, c’est-à-dire en sursumant elles-mêmes de façon immédiate, sont déterminées comme des différences extérieures, mais extérieures à elles-mêmes [79] ». Voilà pourquoi l’es­pace se convertit ou, mieux, se sursume, en temps. Grâce au temps, est réintroduite la négativité.

On peut encore préciser : le temps n’est pas extérieur au mouvement, il ne lui est pas prédonné. Le temps est certes encore sous la forme de l’idéalité ; il demeure qu’il n’est pas une pure extériorité indifférente aux réalités finies, une forme vide où tout s’engendre et se corrompt ; le temps exprime le mouvement dans son inquiétude consubstantielle, en sa négativité essentielle.

Tirons-en deux conséquences importantes qui sont plus qu’historiques. Alors que pour Kant, l’espace et temps sont des formes subjectives a priori, pour Hegel, elles ne consti­tuent que des formes pures, en-deçà, antérieures à la distinction oppositive du sujet et de objet, c’est-à-dire de l’intériorité et de l’extériorité : « Comme l’espace, le temps et une pure forme de la sensibilité ou de l’acte d’intuition, le sensible non sensible – mais la dif­férence entre l’objectivité et, face à elle, une conscience subjective ne concerne pas plus le temps que l’espace. Si l’on appliquait ces déterminations à l’espace et au temps, le premier serait l’objectivité abstraite, le second la subjectivité abstraite [80] ». Par consé­quent, Hegel se démarque profondément de Kant dans sa conception de la nature.

L’autre conséquence concerne Newton : contre Newton, Hegel refuse une existence autre qu’abstraite à l’espace absolu et aussi au temps absolu. « ce n’est pas dans le temps que tout naît et périt, mais le temps lui-même est ce devenir, ce naître et ce périr, l’abstraite étant, le Kronos qui engendre tout et détruit ses enfants ». Voilà pourquoi « le réel est bien distinct du temps, mais aussi essentiellement identique avec lui [81] ». C’est ici, avec Hegel, que s’opère le passage décisif pour la philosophie subséquente, du mouvement ou devenir au temps, ce qui culminera avec Etre e[s]t temps de Heidegger. Et, plus globalement : « la représentation courante est de considérer espace et temps comme vides, indifférents à l’égard de leur emplissement, et pourtant toujours comme pleins, de les faire en tant qu’ils sont vides, emplir de matière de l’extérieur, et d’ad­mettre, d’une part, que de cette matière les choses matérielles sont indifférentes à l’égard de l’espace et du temps et, d’autre part, en même temps qu’elles sont essentiellement spatiales et temporelles [82] ».

Mais le temps, tel que Hegel vient de le décrire, demeure essentiellement relatif à l’es­pace, car il présuppose la continuité spatiale. De ce fait, il reste idéel, il ne donne pas lieu à une actualisation réelle : pure négativité, il appelle donc une nouvelle concrétisa­tion : le lieu et le mouvement qui sont

3’) Le lieu et le mouvement

Dans l’espace, « la détermination négative, le point exclusif, n’est plus seulement en soi selon le concept, mais il est posé et concrètement dans soi grâce à la totale négativité qu’est le temps ; le point ainsi concret est le lieu [83] ». « Etant ainsi l’identité posée de l’espace et du temps, le lieu n’est pas moins, d’entrée de jeu, la contradiction posée, la­quelle est l’espace et le temps, chacun en lui-même. Le lieu est la singularité spatiale, par conséquent, indifférente, et ne n’est qu’à titre de maintenant spatial, à titre de temps, en sorte que le lieu est immédiatement indifférent à lui-même en tant qu’à ce lieu, exté­rieur à soi, la négation de lui-même et un autre lieu [84] ». Autrement dit, le lieu naît de l’identité processuelle du temps et de l’espace : passant l’un dans l’autre, ils se concréti­sent dans l’unité singulière du lieu. La négativité du temps leste l’espace mécanique de concrétude physique, ce qui produit le lieu et le mouvement.

Or, pour Hegel, tout mouvement ne se comprend qu’en relation avec un lieu en repos.

Hegel réintroduit donc la distinction aristotélicienne du repos et du mouvement.

Nous verrons plus bas que ce repos se comprend surtout par rapport à la lumière qui est la référence absolue.

4’) Le mouvement

« Cet acte par lequel l’espace dans le temps et le temps dans l’espace périssent et se ré-engendrent de telle manière que le temps se pose spatialement comme lieu, mais que cette spatialité indifférente soit posée de façon aussi immédiatement temporelle, est le mouvement [85] ».

Ainsi, ce que l’espace et le temps exprimaient dans les catégories abstraites,

Penser le mouvement, c’est concevoir que « le corps en mouvement tout à la fois est et n’est pas dans le même lieu, c’est-à-dire est en même temps dans un autre lieu, et, de même, le même point temporel tout à la fois est et n’est pas, c’est-à-dire est en même temps un autre point [86] ». Or, la science, à cause de la formalisation mathématique, qui ne pense pas dialectiquement, ne le peut. Voilà pourquoi elle a tendance à réifier le mouvement, c’est-à-dire à en faire une réalité autonome, niant son essentielle proces­sualité. Voilà d’ailleurs pourquoi elle a pu faire du mouvement un état.

Pour moi, la réflexion hégélienne est plus proche d’Aristote que de la science méca­nique : ce que Hegel dit dans les termes dialectiques de la contradiction, il est possible de le retranscrire dans les termes aristotéliciens de la puissance et de l’acte. Je passe la théorie de l’élasticité et l’hypothèse des pores de la matière. Mais lisons la conclusion générale : « Cette erreur procède de l’erreur universelle que commet l’entendement lors­qu’il fait du métaphysique une chose-pensée qui serait à côté, c’est-à-dire en dehors de l’effectivité ; ainsi à côté de la croyance dans le caractère non absolu de la matière, on croit aussi à son caractère absolu ; la première croyance, si elle a sa place, se situe en dehors de la science ; la seconde a cours essentiellement dans la science [87] ». Mais la science est appelée à être dépassée, intégrée dans un discours philosophique qui donne aussi droit à une compréhension intégrative de la matière.

Voilà pourquoi Hegel critique le projet newtonien. Et on pourrait en dire la même chose du projet galiléen. Celui-ci ne se présente pas seulement comme un ensemble de lois physiques, mais comme une compréhension philosophique, à savoir mécanique et abs­traite de la nature.

5’) La matière

Hegel pose la matière dans le prolongement de la résolution de la première dialectique espace-temps qu’est le lieu et le mouvement. Il continue ainsi après avoir défini le pro­cessus d’engendrement de la notion de mouvement : « Mais ce devenir n’est pas moins lui-même l’écoulement dans soi de sa contradiction, l’unité immédiatement identique, étant-là de l’espace et du temps, la matière [88] ».

Pour Hegel, la matière est le négatif, c’est-à-dire la contradiction non résolue et opposi­tion à soi-même. En effet, la nature est l’autre de l’Esprit et plus encore l’Esprit aliéné dans sa forme autre ; or, l’aliénation est pour la libération : ce qui est autre n’est jamais le donné ultime. Voilà pourquoi les phénomènes naturels, matériels sont essentiellement relatifs : ils sont inclus dans le mouvement d’incarnation de l’Esprit et seront emportés dans le processus d’idéalisation ; leur figure passe, leur structure interne est une limite fuyante. Bref, la matière est procès.

Même si la conscience sensible les éprouve comme des réalités dernières, autonomes : ils ne sont posés dans l’être par le concept que de manière relative : « toutes les déter­minations ne sont que relatives, sans existence sensible distincte, indifférente [89] ». Par exemple, « ce qui est ainsi posé universellement dans le processus chimique est la rela­tivité des substances et propriétés immédiates [90] ».

C’est pourquoi Hegel s’est toujours opposé à l’atomisme de Newton qu’il juge comme un matérialisme naïf, ignorant la nature essentiellement déréalisante de la matière. Hegel s’oppose à la représentation atomistique de la matière (qui est notamment, on s’en souvient, la conception newtonienne). Il en parle par exemple à propos de la théorie de l’élasticité : « S’il est parlé ici et ailleurs de parties matérielles on ne doit pas les en­tendre comme des atomes ou des molécules, c’est-à-dire des parties séparées ayant consistance pour elles-mêmes, mais comme des parties dont la différence n’est que quantitative ou contingente, en sorte que leur continuité n’est pas essentiellement sépa­rable de leur différenciation : l’élasticité est l’existence de la dialectique de ces moments mêmes [91] ». En effet, pour l’atomisme classique, la présence de corpuscules est une donnée première. Or, la philosophie de la nature refuse que la matière soit une immédia­teté donnée. Il est donc nécessaire de rendre compte du processus d’engendrement, à partir de l’Idée. Précisément, la diversité matérielle doit être pensée à partir de l’intersec­tion qualitative de séries quantitatives, numériques.

Dès lors, la mécanique est une philosophie qui s’avance masquée, selon le mot de Descartes. Hegel parle de « la submersion de la mécanique physique sous une méta­physique indicible », celle de la mathématique. [92]

En un mot, Hegel montre que les sciences de la nature sont soumises à un essentiel déséquilibre, et sont tentées par une confusion liée à sa structure et son contenu : l’abso­lutisation de ce qui est relatif, l’ontologisation des catégories matérielles et le réalisme des déterminations de réflexion. Dit encore autrement : « C’est qu’on applique des caté­gories relevant d’un champ où les rapports sont finis à un domaine au sein duquel ces rapports sont infinis, c’est-à-dire selon le concept [93] ».

6’) La force

Bien comprendre ce que Hegel entend par force suppose qu’on se rappelle la doctrine de la Logique [94]. La doctrine de l’Essence est le lieu où s’explicite et se dépasse les différents dualismes de la philosophie classique : les oppositions initiales et apparentes (dont le paradigme est l’opposition de l’être et de l’essence) se résorbent dans l’identité processuellement advenue de l’Effectivité qui est le troisième temps de la Science de la Logique. Précisément, le phénomène se donne la figure d’une dualité extrême : se diffé­renciant en soi, son intériorité est l’expression de son intériorité. Dès lors, l’essence inté­rieure s’extériorise nécessairement et toute extériorité phénoménale est l’extériorisation d’une essence.

La notion hégélienne de force se déploie en trois temps. Tout d’abord, de manière im­médiate, la force apparaît extérieure à la matière ou au corps. Mais la force est aussi ac­tivité : cette immédiateté demande donc à être explicitée, ce qui constitue le second mo­ment. Or, l’activité demande une autre force à laquelle la force se rapporte ; or, ces deux forces sont essentiellement relatives, processuellement relatives l’une à l’autre : elles n’existent que médiatisées l’une par rapport à l’autre, la force n’a d’existence propre qu’en relation à son autre opposé. Leur dualité n’est donc pas substantielle, mais rela­tionnelle. Dès lors, elle est appelée à être assumée et dépassée dans un troisième temps qui donne à la force son infinité propre : la force, en son identité advenue, est rela­tion, c’est-à-dire procès par lequel elle se produit elle-même en s’opposant à soi.

Une conséquence immédiate de cette conception est la critique de la représentation mécaniste de la force. Un Newton s’est arrêté au premier temps de l’analyse ; voilà pour­quoi sa formalisation n’est pas fausse, elle a même le succès et la fécondité pratique que l’on connaît, ce qu’un Hegel ne nie pas (on l’a vu à propos de la théorie de la gravita­tion). Mais l’évaluation hégélienne est spéculative et non pratique : il mesure non l’effi­cacité technique mais la vérité des notions physique. Or, de ce point de vue, Newton est incapable de rendre compte de l’essence de la force ou plutôt il n’en donne une image que partielle est très appauvrissante. C’est ce que montre sa réfutation par la mécanique relativiste, comme on le redira dans la conclusion.

c) Notions touchant le contenu de la Physique
1’) La lumière

La matière est la catégorie centrale de la Mécanique, et nous avons vu comment celle-ci se trouvait comme progressivement engendré. De même, la lumière celle de la Physique et la vie celle de la Physique organique.

La doctrine ne Hegel se présente sous un double aspect, positif et négatif. En négatif, il se positionne par rapport aux deux philosophies que l’on sait : Newton qu’il critiquera de manière acerbe et la Naturphilosophie, ici la Théorie des couleurs de Gœthe dont il ap­prouvera, moyennant corrections, « la manière approfondie et non moins savante [95] ». Là encore, comme il est aisé de taxer Hegel d’extravagance et de vouer sa vision philoso­phique aux gémonies ! Pourtant, il est intéressant qu’un esprit libre et actuel comme ce grand fondateur de la mécanique quantique qu’est Werner Heisenberg n’hésite pas à dire, avec le recul, que, si la théorie gœthéenne présentait des faiblesses, elle était complémentaire de celle de Newton, ne serait-ce qu’à cause de sa physiologie subjec­tive de la perception des couleurs [96].

* Exposé de la théorie de Newton

Pour Newton, la lumière est composée de corpuscules.

Par ailleurs, se fondant sur l’expérience du prisme, Newton estime que la lumière blanche est composée des sept lumières colorées. De plus, la lumière se décompose essentiellement par réfraction, réflexion et inflexion.

* La critique hégélienne de Newton

La critique de Hegel contre Newton est double. Une première critique est générale, re­prenant le leitmotive bien connu : la formalisation mathématique homogénéise la com­plexité des phénomènes. Hegel va jusqu’à parler du « caractère malhonnête de son pro­cédé » et dénonce « l’aveuglement du préjugé selon lequel cette théorie reposerait sur quelque chose de mathématique, comme si méritaient seulement le nom de mathéma­tique des mesures, elles-mêmes partiellement fausses et unilatérales, et comme si les déterminations quantitatives introduites dans les conséquences fournissaient un fonde­ment quelconque pour la théorie et pour la nature de la Chose elle-même [97] ».

Il existe ensuite plusieurs critiques spécifiques. La première porte sur la méthode : au­cune preuve empirique n’établit la nature corpusculaire de la lumière qui n’est donc qu’un postulat : « L’expérience la plus restreinte montre qu’on ne saurait pas plus ensa­cher la lumière que l’isoler en rayons et la rassembler en faisceaux de rayons [98] ».

Quant au contenu, Hegel suit Gœthe et s’oppose à Newton sur cinq points. Tout d’abord, Hegel refuse que la lumière soit composée de corpuscules, car c’est la caracté­ristique de la « matière grave », plus proche de la quantité, que d’être « séparable en masses » ; or, la lumière, elle, est « idéalité tout abstraite » ; et tout processus d’idéalisation est généralisation indifférenciée. Voilà pourquoi dans « la lumière, il n’y a aucune diffé­rence de ce genre [99] ».

Par ailleurs, Hegel refuse le principe de décomposition de la lumière en couleurs fon­damentales, car par « la plus mauvaise forme réflexive, la composition », Newton suppose que « le clair consisterait en sept obscurités », ce qui serait analogue à « faire consister l’eau en sept espèces de terre [100] ». Ensuite, la réfraction, la réflexion et l’inflexion ne causent pas les couleurs mais les modifient accidentellement [101]. Puis, les couleurs ne naissent pas d’une décomposition de la lumière blanche mais des conditions exté­rieures, par exemple l’affaiblissement de la lumière lié à l’ombre. « Ainsi quelque chose d’obscur qui existe aussi pour soi et quelque chose de clair qui se-trouve-présent pour soi, posés en même temps, grâce à la transparence, dans une unité concrète et indivi­dualisée, produisent le phénomène de la couleur [102] ». Enfin, Hegel, comme Gœthe ac­corde une grande importance aux phénomènes subjectifs, de type physiologiques, liés aux couleurs et condition de leur perception. Il leur consacre un examen détaillé : « De même que l’œil, le corps chimiques est quelque chose de concret, qui contient beaucoup d’autres déterminations, et celles qui se réfèrent à la couleur ne peuvent être de façon déterminée, pour elles-mêmes, mises en relief et manifestées séparément [103] ».

* Exposé de la théorie de Gœthe

La théorie de Gœthe s’étale sur au moins vingt années, entre 1791 (Beiträge zur Optik) et 1810.

La lumière blanche est l’essence la plus simple et la plus homogène. Les aspects chi­mico-physiologiques importent, au même titre que les aspects plus subjectifs.

* La critique hégélienne de Gœthe

Il ne faudrait pas croire que la théorie hégélienne de la couleur n’est qu’un démar­quage de celle de Gœthe. Empiriquement, la théorie de Gœthe est supérieure à celle de Newton. Il demeure que l’exposé de Hegel dépasse sinon quant au contenu sensible, du moins quant à sa réassomption spéculative : Hegel souligne « la manière sensible » dont Gœthe fait son « exposé [104] ». Tel est le premier déplacement opéré par Hegel et caracté­ristique de sa philosophie : là où Newton tombe dans un formalisme objectivant et Gœthe dans un subjectivisme empiriste, Hegel propose un fondement conceptuel, une mise en perspective spéculative qu’ignore la Théorie des couleurs.

Une seconde critique porte non plus sur l’approche, mais sur le contenu. Pour Hegel, la lumière n’est pas l’essence la plus simple, la plus insécable ni la plus homogène que nous connaissions. En effet, pour notre philosophe, ces caractéristiques sont le fait de la catégorie la plus pauvre et la plus abstraite. Or, de fait, la lumière est la première catégo­rie de la Physique ; mais la Physique est la seconde section de la philosophie de la na­ture, après la Mécanique. De plus, la lumière se comprend en termes d’identité : « La première matière qualifiée est la matière en tant que pure identité avec soi, en tant qu’unité de la réflexion-dans-soi, par conséquent la première manifestation, elle-même encore abstraite. Etant-là dans la nature, elle est le rapport à soi en tant qu’elle est auto­nome en face des autres déterminations de la totalité. Ce soi de la matière, universel et existant, est la lumière [105] ». Or, l’identité est la première catégorie de la Logique de l’Es­sence qui est elle-même la seconde partie de la Science de la Logique.

On a vu que, pour Hegel, la lumière se caractérisait par l’identité à soi et l’universalité. Or, toute réalité marqué par l’abstraction tend à se nier en se particularisant et se réali­sant. Dès lors, la lumière est animé d’un procès de particularisation et de détermination dans la réalité : la différenciation des couleurs. Plus globalement, la physique s’organise autour d’un processus de concrétisation qui va de la lumière au magnétisme, puis à l’électricité et enfin au processus chimique [106]. Voilà pourquoi Hegel comprend la rela­tion lumière-couleurs d’une manière spéculative très différente de la lecture très empi­rique d’un Gœthe.

* Exposé de la théorie de Hegel

Il tient compte de ce que dit Gœthe, mais il l’intègre dans une perspective qui le renou­velle profondément. Nous l’avons déjà vu à propos de la théorie des couleurs comme particularisation de la lumière. Cela vaut en particulier de la manière dont Hegel va trai­ter de la nature de la lumière.

Comme toujours, le spéculatif Hegel rend compte des réalités naturelles à partir des catégories élaborées dans la Logique : c’est cela penser spéculativement, donc auto-engendrer les moments de la nature. Précisément, Hegel pense la lumière à partir de la notion de manifestation : « La gravité, l’acidité, la résonance sont aussi des manifestations de la matière, mais pas comme la lumière de pures manifestations […]. Seule la lumière même existe en tant que cette pure manifestation, que cette universalité abstraite non singularisée [107] ». Et aussi : « Lorsque la représentation qu’on a appelée réaliste nie que l’idéalité soit donnée dans la nature, il faut notamment la renvoyer à la lumière, à ce pur manifester qui n’est rien d’autre que manifester [108] ».Or, la manifestation est une des ca­tégories de la logique de l’Essence, dans la section consacrée à l’Effectivité.

Mais que manifeste donc la lumière ? La matière en son essence, c’est-à-dire, nous l’avons vu, son idéalité. Voilà pourquoi la lumière, pour Hegel présente différentes carac­téristiques : elle est « incorporelle », « matière immatérielle », elle est « l’absolument léger », bref un non-corps. Autre conséquence : « son être est la vitesse absolue [109] ». En effet, comme pur manifester, la lumière est essentiellement ce qui est le pur mû.

2’) Mécanique terrestre et mécanique céleste

La matière est d’abord en son moment idéel, donc abstrait, espace, temps et mouve­ment. Puis, en son moment réel, concret, en son être-pour-soi, la matière se pose en son extériorité comme corps singulier, c’est-à-dire la gravité qui le qualifie. En effet, la gravité pose comme on extérieur le centre de gravité que le corps n’est pas puisqu’il tend vers lui. Voilà pourquoi Hegel dit que son mouvement est « relativement libre [110] », puisqu’il est conditionné par la distance au centre qui n’est pas intériorisée. Or, une telle séparation caractérise la mécanique terrestre que règle le principe d’inertie. Ce second moment est donc celui de la mécanique finie où l’on considère chaque corps dans sa séparation d’avec les autres et d’avec son centre. Un troisième temps est nécessaire qui sursume cette contradiction en intériorisant le centre en chaque corps. Or, la mécanique céleste met en relation chaque corps (astres et planètes), en les considérant comme centre les uns pour les autres. Désormais la gravité (qui est l’être-pour-soi de la matière) s’identifie à son extériorisation, au procès par lequel les corps sont processuellement mis en rela­tion.

Par conséquent Hegel réintroduit une différence spécifique entre mécanique céleste et mécanique terrestre : celle-là excède celle-ci en la concrétisant et en intégrant ses dé­terminations unilatérales. Dit autrement, la mécanique céleste n’est pas juxtaposée à la mécanique terrestre comme son autre ou comme la seconde espèce d’un genre qu’uni­fierait le terme commun de mécanique : la mécanique terrestre est la mécanique abs­traite, car elle n’existe qu’à titre de limite idéale. Ce n’est que dans la réalité concrète de la mécanique infinie que se trouvent assumées et intégrées les exigences du formalisme mathématique et la réalité du mouvement en son essence processuelle. Hegel critique donc l’absolutisation de la mécanique galiléenne et, sans en nier la valeur, il l’intègre comme un moment de la vision physique adéquate de la nature. Voilà aussi pourquoi Hegel refuse de donner au principe d’inertie une place centrale et décisive.

Enfin, nous ne parlerons de la Physique organique, troisième partie de la Philosophie de la nature hégélienne qu’en traitant spécifiquement de la vie.

5) Évaluation critique

Au total, autant la métaphysique de Hegel en fait un platonicien, autant sa philosophie de la nature le rapproche d’Aristote. On le voit donc, Hegel renoue avec, redonne droit de cité spéculatif à plusieurs acquis de la philosophie de la nature aristotélicienne que l’on pouvait croire définitivement perdus : le mouvement comme processus ; la différence quantitatif-qualitatif ; la différence mouvement-repos ; la différence espace-lieu ; la dis­tinction entre mécanique céleste et mécanique terrestre ; etc.

Par certains côtés, Hegel fait donc figure de néoplatonicien qui assumait aussi ce carac­tère mixte, hybride. Tentant la synthèse entre Leibniz et Kant, Hegel est donc à la confluence de deux influences, plus aristotélicienne et plus platonicienne.

Par certains côtés, la double réaction de Hegel à l’égard de la Naturphilosophie roman­tique et du mécanisme newtonien constituent les deux grandes déviations unilatérales de la philosophie de la nature. Ne serait-ce que pour avoir identifié ces deux caricatures, précieuse est la philosophie de la nature hégélienne.

a) Hegel, anticipateur de la mécanique relativiste ? [111]

Mais son apport est plus concret. Déjà certains développements de Hegel sur la rela­tion de concrétisation lumière-couleurs-magnétisme-électricité sont comme une anticipa­tion des théories de Maxwell ou une ouverture vers celles-ci. Plus encore, Alain Lacroix n’hésite pas à dire que « la réélaboration spéculative » opérée par la philosophie de la nature hégélienne « ouvre des espaces théoriques dans lesquels peuvent être philoso­phiquement pensées certaines des mutations épistémologiques sur lesquelles les sciences physico-mathématique de notre siècle se sont édifiées [112] ». Il n’est pas le seul à le penser. C’est aussi ce que disait avant lui Dominique Dubarle : la notion hégélienne de force « enveloppe au total le pressentiment de théories physiques qui, telle celle de la gravitation d’Einstein, peuvent se dispenser en mécanique céleste de faire appel à l’idée newtonienne de la force [113] ». On peut détailler. La théorie de la relativité d’Einstein in­troduit dans l’univers newtonien plusieurs innovations qui sont plus que scientifiques : 1. l’analyse de la notion de simultanéité dans la relativité restreinte conduit à établir le lien étroit de l’espace et du temps, unis dans un continuum ; 2. dans la relativité générale, l’abandon de l’espace absolu, c’est-à-dire, en positif, le lien entre la force et la structure géométrique de l’espace-temps, de sorte que c’est la courbure induite par la masse qui est au principe du mouvement.

Or, Hegel refuse la distinction de l’espace et du temps en deux notions distinctes pour les mettre essentiellement en relation. Nous avons vu que le temps et l’espace demeu­raient des désignations formelles et idéelles ; en ce sens, ils sont essentiellement relatifs l’un à l’autre. Plus précisément, la continuité spatiale fait surgir en son sein la disconti­nuité temporelle qui la détermine ; à son tour, le temps assume dans son unité la contra­diction intrinsèque de la spatialité et la réaffirme. De plus, Hegel réintroduit la distinction entre mécanique finie (la gravité) et mécanique infinie, absolue (la gravitation), de sorte que la relation du corps à l’espace lui redevient essentielle. La prééminence donnée par Hegel à la mécanique céleste tient à ce que les corps (ici célestes) cessent d’être envi­sagés dans un référentiel spatial et temporel absolu qui leur serait indifférent : Hegel re­fuse de considérer un temps et un espace prédonnés que la matière viendrait remplir. Nous avons vu, au contraire, que la matière était union dialectique de temps et d’espace. Hegel anticipe en quelque sorte la théorie relativiste ou plutôt il la rend pensable, ce qui est le rôle d’une philosophie de la nature. On peut encore l’exprimer autrement : la cri­tique hégélienne de la force est la porte ouverte à une physique du champ ; plus encore, elle y introduit directement en nouant essentiellement matière et espace-temps. Percevant de manière aiguë et prophétique les limites du mécanisme, Hegel prépare d’une certaine manière la nouvelle conception de la nature, de la matière, introduite au début de ce siècle.

De plus, le philosophe de Berlin caractérise la lumière par deux caractéristiques qui ne sont pas sans résonance en logique relativiste : elle est « l’absolument léger », donc ce qui est dépourvu de toute masse inertiale ; par ailleurs, elle est « la vitesse absolue », autre­ment dit ce qui est la vitesse indépassable et comme la référence : le mouvement de la lumière n’est pas relatif. Faut-il rappeler combien ces conséquences consonent avec les postulats de la relativité restreinte ? Hegel anticipe donc les deux postulats de la théorie de la relativité restreinte, en les formulant dans les termes spéculatifs qui sont les siens. En effet, il pose deux principes : 1. la relativité des mouvements des corps mus ; 2. la non-relativité du mouvement incorporel de la lumière. Plus encore, Hegel les articule selon les principes de sa philosophie : le principe de relativité est le moment de la di­versité réelle, actuelle et le principe de l’absoluité (de la vitesse de la lumière) est le mo­ment de l’identité idéelle.

Faut-il préciser que l’on trouve une intuition semblable dans le meilleur Aristote ? En effet, si tout mouvement est acte d’une puissance, le mouvement référentiel, le mouve­ment le plus rapide sera celui du sujet le plus incorporel. Mais Hegel surpasse Aristote en pensant ce que le Stagirite juxtapose selon une logique de l’entendement.

b) Hegel, anticipateur de la mécanique quantique ?

Plusieurs signes semblent le montrer. Suivons en cela Lacroix qui en donne trois. Tout d’abord, la théorie de la mesure introduit une discontinuité qualitative au sein du conti­nuum quantitatif de la matière ; or, n’est-ce pas aussi ce que fait le postulat quantique ? Plus encore, la notion de complémentarité introduite par Bohr à titre de principe opéra­toire fondamental ne présente-t-il pas quelque parenté avec la dialectique qui concilie continuité et discontinuité et se refuse à considérer la continuité comme essentiellement séparable de la différenciation discontinuiste, de même que la complémentarité pense ensemble aspect ondulatoire et aspect corpusculaire de la matière ?

Enfin, la Réalité, au sens hégélien, n’est pas une immédiateté donnée, mais est l’être parvenu à sa vérité, et cela, dans la négativité : « Cette unité qui se continue ainsi en elle-même dans l’échange des mesures est la matière véritablement subsistante, autonome, la Réalité [114] ». Aussi, commente Lacroix, les objets réels ne sont pas des entités auto­nomes, positives, indépendantes ; la matière est bien plutôt infinie médiation négative, procès d’engendrement de différences matérielles. « les mesures et les choses auto­nomes posées avec elles sont rabaissées au rang d’états. Le changement n’est chan­gement d’un état, et ce qui passe est posé comme demeurant le même en ce passage [115] ». Or, c’est là même ce qu’entend la physique quantique lorsqu’elle parle d’énergie. Le cœur de la matière est dynamisme énergétique. De même un Aristote concevait la matière non pas comme acte, une réalité achevée, mais comme être potentiel. Il est d’ailleurs intéressant que la physique quantique, par exemple sous la plume d’un Werner Heisenberg, retrouve le terme de « potentialité » : « Dans les expériences sur les phénomènes atomiques, nous avons affaire à des choses et à des faits, à des phéno­mènes qui sont tout aussi réels que les phénomènes de la vie quotidienne. Mais les atomes ou les particules élémentaires ne sont pas aussi réels ; ils forment un monde de potentialités ou de possibilités plutôt qu’un monde de choses ou de faits [116] ».

c) Conclusion

Je crois aussi, mais pour d’autres raisons [117], à la fécondité de la philosophie dont Hegel est le paradigme : cette fécondité, voire cette capacité novatrice ou mieux, antici­patrice, tient non pas à sa capacité de réunification critique de savoirs soumis à une clause de révisibilité permanente, mais à sa vision universalisante, intégratrice de ri­chesses que pour des contraintes d’abstraction autant que de choix sectaires, la science ne cesse de mettre en œuvre.

On dit souvent, et Hegel le pensait de lui-même, que Hegel est l’Aristote des temps mo­dernes. La proposition me semble métaphysiquement discutable, tant son monisme, l’importance accordée à la dialectique, sa réaction antikantienne le rapprochent du pla­tonisme. Mais, du point de vue de la philosophie de la nature, un tel jugement me semble plutôt justifié. De sorte que, s’il fallait lui adjoindre une haute figure antique, Hegel appa­raîtrait plutôt comme le Plotin des Temps modernes !

Pascal Ide

[1] Simone Veil, « Le sentiment de la nature chez Vigny », Œuvres complètes, André A. Devaux et Florence de Lussy (éd.). Tome I. Premiers écrits philosophiques, Gilbert Kahn et Rolf Kühn (éd.), Paris, Gallimard, 1988, p. 107-114, ici p. 107.

[2] Simone Veil, « Le sentiment de la nature chez Vigny », Œuvres complètes, André A. Devaux et Florence de Lussy (éd.). Tome I. Premiers écrits philosophiques, Gilbert Kahn et Rolf Kühn (éd.), Paris, Gallimard, 1988, p. 107-114.

[3] Simone Veil, « Le sentiment de la nature chez Vigny », p. 107.

[4] Simone Veil, « Le sentiment de la nature chez Vigny », p. 112.

[5] Simone Veil, « Le sentiment de la nature chez Vigny », p. 109.

[6] Cf. George Gusdorf, Les sciences humaines et la pensée occidentale. XII. Le savoir romantique de la nature, Paris, Payot, 1985.

[7] Cf. Pierre Thuillier, « L’écologie et la cause des femmes », in La Recherche, n° 151, janiver 1984, p. 80.

[8] On aurait aussi pu faire appel à Jonathan Swift.

[9] Notes d’un souterrain, éd. Bilingue, Paris, Aubier-Montaigne, 1972, préfacé par Tzvetan Todorov. Cf. René Girard, Dostoïevski, du double à l’unité, Paris, Plon, 1963, réédité in Critiques dans un souterrain, Lausanne, L’Age d’Homme, 1976.

[10] Louis Bouyer, Cosmos, p. 225.

[11] Cf. Alain Lacroix, Hegel. La philosophie de la nature, coll. « Philosophies », Paris, P.U.F., 1997, p. 43-46.

[12] Schelling, Sämmtliche Werke, Éd. Cotta, t. X, p. 107, trad. par Jean-François Marquet, Contribution à l’histoire de la philosophie moderne, Paris, P.U.F., p. 125.

[13] Schelling, Sämmtliche Werke, Éd. Cotta, t. IV, p. 113 et t. X, p. 107, Ibid., p. 125.

[14] Cf. E. Benz, Les sources mystiques de la philosophie romantique allemande, Paris, Vrin, 1987. Cf. aussi l’introd. de François de Gandt à Georg-Wilhelm Friedrich Hegel, Les orbites des planètes, trad., intr. et notes par François de Gandt, Paris, Vrin, 1979.

[15] Sur ses travaux scientifiques, cf. R. Michéa, Les travaux scientifiques de Gœthe, Paris, 1943. Sur l’Urphänomen, c’est-à-dire « le phénomène originel » chez Gœthe, cf. Conversations de Gœthe avec Éckermann, 18 février 1829, trad. Cuzeville, Paris, Gallimard, 1988, p. 277-278. Cf. aussi Geneviève Bianquis, « L’Urphänomen dans l’œuvre de Gœthe », in Études sur Gœthe, Paris, Les Belles Lettres, 1951, p. 45-80.

[16] Louis Bouyer, Cosmos, p. 227-236. Avec bibliographie.

[17] Gœthe, Les souffrances du jeune Werther, L. I, 10 mai 1771, trad. Joseph-François Angelloz, coll. « GF » n° 169, Paris, Flammarion, 1968, p. 48 et 49. Cette nature, toutefois, n’est pas que bienveillante (cf. par exemple la lettre du 18 août) à la suite des malheurs sentimentaux de Werther, la nature ne lui apparaît plus aussi harmonieuse et féconde, riche d’une vie infinie, mais se transforme en un abîme tout aussi insondable, dévorateur et destructeur. Mais on sait que cet ouvrage exerce une visée quasi-curative loin de s’identifier à son héros, Gœthe se détache de sa subjectivité hypersensible, de cette maladie d’amour. Dès lors, le Gœthe de la maturité renoncera à ce pessimisme, mais non à sa vision spinoziste ou stoïcienne de la nature.

[18] Die Lehrlinge zu Sais, in Novalis Schriften, Éd. Kluckhohn-Samuel, Darmstadt, tome I, 21960, p. 81.

[19] Ibid., p. 110.

[20] Annuaire du Collège de France, année 1957, p. 209.

[21] Les âges du Monde, in Schellings Werke, tome VIII, p. 279, trad., Essais, p. 109.

[22] Schelling, Système de l’idéalisme transcendantal (Schellings Werke, Originalausgabe, tome III, p. 628), in Essais, trad. S. Jankélévitch, Paris, Aubier, 1946, p. 175.

[23] Ibid., tome III, p. 341, trad., p. 125.

[24] L’âme du monde, in Schellings Werke, tome II, p. 378, trad., Essais, p. 122.

[25] Les âges du Monde, in Schellings Werke, tome VIII, p. 325, trad., Essais, p. 166.

[26] Bibliographie sélective de Georg Wilhelm Friedrich Hegel

  1. a) Primaire

Le texte fondamental est la Philosophie de la nature, deuxième partie de l’Encyclopédie des sciences philosophiques (§ 245-376)

– En allemand l’éd. qui fait autorité est Gesammelte Werke, Éd. par l’Akademie der Wissenschaften, Hambourg, Meiner Verlag. Dans le volume IX de l’édition complète en 20 volumes faite par Suhrkamp, on trouve outre le texte de la Philosophie de la nature, les Additions (développements oraux que, lors de l’enseignement, Hegel faisait aux propositions souvent abstraites, sinon absconces, dans le « manuel » par lui publié).

– En anglais Michael John Petry, Hegel’s Philosophy of Nature, trad., intr. et notes, Londres, 1970. Cette trad. de la Philosophie de la nature de l’Encyclopédie d’un des meilleurs spécialistes de la question est précieuse par son introduction et ses notes.

– En français nous disposons enfin de : Encyclopédie des sciences philosophiques. II. Philosophie de la nature (avec les variantes des 3 versions de 1817, 1827 et 1830 et les Additions), trad. Bernard Bourgeois, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 2004. Il faut donc écarter les deux autres traductions, de Jean Gibelin : Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques (Paris, Vrin, 1967) et de Maurice de Gandillac : Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé (Paris, Gallimard, 1970).

– Georg-Wilhelm Friedrich Hegel, Les orbites des planètes, trad., intr. et notes par François de Gandt et préface de Dominique Dubarle, Paris, Vrin, 1979. C’est sa thèse d’habilitation.

  1. b) Secondaire

Wolfgang Neuser, « Sekundärliteratur zu Hegels Naturphilosophie (1802-1985) », in Hegel und die Naturwissenschaften, dir. Michael John Petry, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Hozboog, 1987. Inventaire complet des ouvrages et articles sur la philosophie de la nature hégélienne.

Renvoyons aux introd. et notes des trad. sus-citées.

– Coll., Hegel und die Naturwissenschaften, dir. Michael John Petry, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Hozboog, 1987.

– Coll., Hegels Philosophie der Natur. Beziehungen zwischen empirischer und spekulativer Naturerkenntnis, Éd. Rolf-Peter Hostmann et Michael John Petry, Stuttgart, Klett-Cotta, vol. 15, 1986.

– Bernard Bourgeois, « Dialectique et structure dans la philosophie de Hegel », in Études hégéliennes, Paris, P.U.F., 1992.

– Dominique Dubarle, « La critique de la mécanique newtonienne dans la philosophie de Hegel », in Hegel. L’esprit objectif. L’unité de l’histoire, Association des publications de la Faculte des lettres et sciences humaines, Lille, 1970.

– Alain Lacroix, Hegel. La philosophie de la nature, coll. « Philosophies », Paris, p.u.f, 1997. Je m’aiderai grandement de cet excellent exposé qui a la taille et la pédagogie d’un « Que sais-je ? », tant la valeur n’est pas proportionnelle à la quantité et à la complexité.

Le napolitain francophile A. Véra, a fait un commentaire de l’Encyclopédie en philosophie de la nature.

[27] Encyclopédie, § 313, Rem., p. 293-294.

[28] Principia Mathematica, dém. III et scholie du corollaire 6 de la 3e loi.

[29] Encyclopédie, § 264, Rem.

[30] Science de la Logique, Doctrine de l’essence, Première section, chap. 2.

[31] Encyclopédie, § 269, Rem., p. 261.

[32] Ibid., § 266, Rem. note, p. 257.

[33] Ibid., § 261, Rem., p. 252. C’est pour cela que Hegel critique la conception kantienne de la matière (cf. Ibid., § 262, Rem., p. 235 et Science de la Logique, I, p. 151-161).

[34] Encyclopédie, § 269, p. 261.

[35] Ibid., § 286, p. 276-277.

[36] Ibid., § 336, p. 319.

[37] Ibid., § 269, p. 261.

[38] Ibid., § 262, p. 253.

[39] Ibid., § 267, Rem.

[40] Science de la Logique, I, p. 189-201.

[41] Ibid., § 267, Rem., p. 260.

[42] Ibid., Note, p. 259.

[43] Ibid., § 270, p. 262-263. Cf. aussi Science de la logique, I, p. 308-310 et la traduction d’André Doz, La théorie de la mesure, Paris, P.U.F., 1970, p. 43-46.

[44] Ibid., § 270.

[45] § 267, Rem. et note, p. 259.

[46] Encyclopédie, I, add. au § 125.

[47] Phénoménologie de l’esprit, Préface, trad. Jean Hippolyte, coll. « Philosophie de l’esprit », Paris, Aubier, 1939, tome 1, p. 12.

[48] Encyclopédie, add. au § 9.

[49] Ibid., § 106.

[50] Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, § 99, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1952, p. 84. Souligné dans le texte.

[51]Id., § 107, p. 87.

[52] Jean-François Kervégan, Hegel. Carl Schmitt. La politique entre spéculation et positivité, Paris, P.U.F., 1992, p. 15.

[53] Ibid., p. 118.

[54] Encyclopédie, Introduction, § 9, p. 173-174.

[55] Ibid., § 246, Rem., p. 238. Cf. aussi les § 9 (déjà cité), 7, 12 et 16.

[56] Ibid., § 330, p. 314.

[57] Alain Lacroix, Hegel. La philosophie de la nature, p. 41.

[58] Science de la logique, I. L’Être, trad. Gwendolyne Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris, Aubier, p. 19.

[59] Science de la logique, III. Doctrine du Concept, p. 392-393. Cf. Encyclopédie, § 244.

[60] Encyclopédie, § 247, p. 238.

[61] Ibid., § 251, p. 242.

[62] Ibid., § 248, p. 239.

[63] Ibid., § 248, p. 239.

[64] Ibid., § 248, Rem., p. 240.

[65] Ibid., § 250, Rem., p. 241.

[66] Ibid., § 248, p. 239.

[67] Ibid., § 249, p. 240.

[68] Bernard Bourgeois, Présentation de Encyclopédie des sciences philosophiques. III. Philosophie de l’esprit, p. 19.

[69] Ibid., § 271.

[70] Science de la logique, I, p. 310.

[71] Alain Lacroix, Hegel. La philosophie de la nature, p. 86.

[72] Encyclopédie, § 254, Rem., p. 245.

[73] Ibid., § 261, Rem., Suhrkamp, p. 60.

[74] Ibid., § 254, p. 244.

[75] Ibid., § 254, p. 245.

[76] Ibid., § 254, Rem., p. 245. Hegel fait allusion au § 100, Rem. où il montre que l’antinomie de la divisibilité à l’infini de l’espace et de sa consitution à partir d’indivisibles vient de la méconnaissance de l’unité dialectique de la continuité et de la discrétion qui caractérise la quantité.

[77] Ibid.

[78] Science de la logique, III, p. 352.

[79] Ibid., § 258, p. 247.

[80] Ibid., § 258, Rem., p. 247.

[81] Ibid., § 258, Rem., p. 248.

[82] Ibid., § 261, Rem., p. 251.

[83] Ibid., § 260, p. 250.

[84] Ibid., § 261, p. 250-251.

[85] Ibid., § 261, p. 251.

[86] Ibid., § 298, Rem., p. 283.

[87] Ibid., p. 284.

[88] Ibid., § 261, p. 251.

[89] Ibid., § 314, Rem., p. 294.

[90] Ibid., § 336, p. 319.

[91] Encyclopédie, § 298, p. 283.

[92] Ibid., § 270, Rem., p. 263-264.

[93] Ibid., § 286, Rem., p. 277.

[94] Précisément, Doctrine de l’essence, chap. 3 La relation essentielle, 2ème section, Le phénomène.

[95] Ibid., § 320, Rem., p. 303.

[96] « Die Gœthesche und die Newtonsche Farbelehre im Lichte der modernen Physik », in Wandlungen in den Grundlagen der Naturwissenschaft, Lepzig, 1943, p. 58-76.

[97] Ibid., § 320, Rem., p. 302-303.

[98] Ibid., § 276, Rem., p. 270.

[99] Ibid., § 276, Rem., p. 270.

[100] Ibid., § 320, Rem., p. 303.

[101] Cf. Ibid., § 318, Rem., p. 297.

[102] Ibid., § 320, p. 299.

[103] Ibid., p. 301.

[104] Ibid., p. 302.

[105] Ibid., § 275, p. 269.

[106] Cf. Ibid., § 313, Rem., p. 291.

[107] Ibid., § 276, Rem., Additif, Éd. Suhrkamp, p. 119.

[108] Ibid., § 276, Rem., p. 269.

[109] Ibid., § 275, Additif, Éd. Suhrkamp, p. 112.

[110] Ibid., § 267, p.

[111] Cf. Dieter Wandschneider, « Relative und absolute Bewegung in der Relativitätstheorie und in der Deutung Hegels », in Hegels Philosophie der Nature, Stuttgart, Klett-Cotta, 1986, p. 350-362.

[112] Alain Lacroix, Hegel. La philosophie de la nature, p. 16.

[113] Dominique Dubarle, « La critique de la mécanique newtonienne dans la philosophie de Hegel », in Hegel. L’esprit objectif. L’unité de l’histoire, Association des publications de la Faculte des lettres et sciences humaines, Lille, 1970, p. 128.

[114] Cf. Wissenschaft der Logik, I, p. 385, traduit par André Doz, Théorie de la mesure, p. 85.

[115] Wissenschaft der Logik, I, p. 386, traduit par André Doz, Théorie de la mesure, p. 87.

[116] Physique et philosophie, trad., Paris, Albin Michel, 1971, p. 248.

[117] Je ne conçois pas la philosophie de la nature comme tension entre clôture spéculative et ouverture empirique, mais comme tension entre l’universel et le particulier.

9.9.2021
 

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