J) Le reditus de la création par la poésie selon Claudel
« Mon désir est d’être le rassembleur de la terre de Dieu [1] ! »
1) Introduction : la vocation de Claudel
Paul Claudel se définit volontiers comme un poète. Sa vocation fondamentale est la poésie. Un signe en est qu’il l’a ressentie très tôt : « Je puis dire que je n’ai jamais cessé d’écrire ou de composer depuis mon enfance ; je me rappelle de ces espèces de poèmes que je devais écrire vers cinq ou six ans ». Il ajoute : « Dans ma petite enfance, naturellement, je les écrivais ; mais dès que j’ai eu treize ou quatorze ans, je me suis trouvé une vocation d’écrivain, de poète [2] ».
Claudel ne cache d’ailleurs pas que, lors de sa conversion, il eut peur de perdre sa veine créatrice. Quelle fut sa joie de constater que non seulement celle-ci demeurait mais que, selon lui, Dieu l’appelait à être poète, que son art poétique était assumé par la foi, en recevait confirmation et une toute nouvelle amplitude. Aussi désormais, le poète Claudel ne se dit plus saisi par sa Muse, mais par la Grâce : « Tu m’appelles la Muse et mon autre nom est la Grâce ». Et Claudel continue dans sa quatrième Ode en disant que cette élection divine est sans raison : « Et si tu cherches la raison, il n’est point que / Cet amour qu’il y a entre toi et moi. : Ce n’est point toi qui m’as choisie, / c’est moi qui t’ai choisi avant que tu ne sois né [3] ».
À ce changement dans l’origine – la Grâce qui est plus que la Muse – correspond une mutation profonde dans le terme, la vocation : « Quelque chose de nouveau se dégage que je dois probablement à mon étude de la Bible et de saint Thomas, c’est-à-dire la résolution d’arriver à la substance, d’arriver au fait, au substantif, pas seulement de borner ma poésie à un rôle décoratif, mais à un rôle substantiel, réel, de tâcher de voir le choses telles qu’elles sont dans leurs rapports philosophiques les unes avec les autres [4] ». Jacques Maritain confirmera d’ailleurs cette proximité avec saint Thomas quand il rendra hommage à l’Art poétique de Claudel en 1935 : « Dans l’Art poétique de Claudel, c’est une conception du monde issue de la métaphysique du Docteur Angélique qui se trouve exposée […] Une scolastique non scolaire, un thomisme poétique, peut-on imaginer cela ? C’est la gratitude d’un philosophe qu’à ce titre je désire exprimer ici à Claudel [5] ». Cette complicité, ce cousinage intellectuel va d’ailleurs apparaître dans les développements qui suivent.
Enfin, l’intérêt de Claudel se porte non seulement vers la personne, vers l’amour humain, comme tant d’autres poètes, mais aussi vers le cosmos. Mais cela, non pas dans une optique romantique qui idolâtre la nature, mais dans une optique chrétienne qui resitue le cosmos à sa juste place qui est finie, créée. Voilà pourquoi il se compare à Noé. Nous reviendrons à cette comparaison.
Or, le poète Claudel, me semble-t-il, quand il réfléchit sur son art, montre avec précision, combien la poésie a pour finalité profonde de participer au grand mouvement de reditus du cosmos vers Dieu. Cela est notamment vrai de ses cinq Grandes odes (de 1900 pour la première à la quatrième en 1907 et la Cinquième en ) ou de son Art poétique de 1907. Car, pour Claudel, « l’Ode […] est la poésie à l’état pur et un [6] ».
2) Exposé
C’est de plusieurs manières que l’art poétique participe à ce grand mouvement par lequel la nature retourne vers son terme divin, qui est aussi son origine.
a) Première raison
Tout d’abord, la créature vient des idées divines ; comme celles-ci sont éternelles, l’essence créée, telle qu’elle est en Dieu, est incorruptibles. Or, les essences créées subsistent dans des individus soumis à la corruption. Il y a là un malheur, une tristesse que, peut-être beaucoup plus que les écologistes, les poètes ressentent.
Or, le propre de l’art poétique est de donner une pérennité aux réalités créées ; la tâche du poète est de restituer les choses à l’éternel : « La feuille jaunit et le fruit tombe, mais la feuille dans mes vers ne périt plus [7] ». Et, plus loin, Claudel transforme ce constat en prière : « Et moi qui fais les choses éternelles avec ma voix, / Faites que je sois tout entier / cette voix, une parole totalement intelligible [8] ». Il en donnera une illustration somptueuse quand il célébrera la rose : « C’est la réalité un instant poru nous qui éclôt sous ces voiles fragiles et la profonde délice à nôtre âme de toute chose que Dieu a faite ! / Quoi de plus mortel à exhaler pour un être périssable / Que l’éternelle essence et pour une seconde l’inépuisable odeur de la rose ? / Plus une chose meurt, plus elle arrive au bout d’elle-même, plus elle expire de ce mot qu’elle ne peut dire et de ce secret qui la tire [9]! » En effet, le chant poétique est en quelque chose d’imiter le dire créateur ; mais la parole du poète est le fruit de son esprit et cet esprit n’est pas soumis à la corruption ; par conséquent, la parole poétique octroie au cosmos une durabilité qui signifie son éternité créée.
Ce faisant, le poète exprime davantage sa proximité avec Dieu en tant qu’Origine, en tant que Créateur. Mais, on l’a dit, le terme du reditus coïncide avec l’origine de l’exitus. Donc, déjà en pérennisant la création, le poète contribue au grand retour vers l’Oméga divin.
Toutefois, comprenons bien : le poète ne célèbre pas l’origine intouchée, incréée pour mieux disqualifier la réalité mondaine. Au contraire, il chante la beauté de la réalité dans sa finitude, dans sa signification immédiate. La rose
« qui sous le mortel hiver et le printemps incertain compose
Entre les feuilles épineuses parfaite enfin la rouge fleur de désir en son ardente géométrie !
C’est une semble vue que partageait Rilke quand en contemplant la construction d’un arbre, il lui disait :
Arbre qui peut-être pense en dedans [10] ».
Si, sous un angle, la rose est sans pourquoi, Claudel montre aussi qu’elle a un « pourquoi », qu’elle a des raisons d’exister, qu’elle a raison d’exister. Précisément, cette raison, au plan immanent, est son essence, sa forme substantielle et, au plan transcendant, le plan divin.
b) Deuxième raison
Le poète contribue à la récapitulation cosmique finale pour une autre raison, plus proche.
En effet, le retour de toutes choses vers Dieu est aussi un mouvement d’harmonisation, d’unification : en effet, la création pulvérise en autonomisant ; mais Dieu est un ; donc la nature ne peut retourner vers Dieu sans participer à cette unité finale. Il ne faudrait pas lire ces affirmations dans une optique néoplatonicienne : la diversité qui est l’œuvre de la création n’est pas une déperdition ontologique, un éparpillement, un être-moindre. Le professeur Ventimiglia de Lugano a montré que la diversité était, pour Thomas, un attribut positif de la créature. En philosophie du don, elle est contemporaine de la stabilisation dans l’unité du don 2, en relation étroite avec la nécessité d’une autonomie.
Or, l’art poétique contribue à l’unification de la nature, à harmoniser la diversité présente dans le cosmos. Claudel dit en effet qu’il fut créé poète avec comme office propre de « représenter le monde et à cette fin de le réunir ». Précisément, la poésie opère cette unité de deux manières : par voie de similitude et par voie de causalité.
1’) Par voie de similitude
En effet, un procédé poétique particulièrement important est la métaphore : « elle est l’art autochtone employé par tout ce qui naît ». Or, le propre de la métaphore est de relier ensemble les mots, pas seulement des les juxtaposer mais, dynamiquement, de les assembler, et cela dans le dessein de faire jaillir une nouveau sens. Claudel énonce ici la loi du « 2 donnent 1 ».
Or, la nature procède de même : elle assemble les choses et en fait jaillir une réalité nouvelle. Voilà pourquoi l’art poétique ici imite la nature et en révèle une des lois secrètes.
Claudel raconte comment, lors d’un voyage au Japon, en 1896, cette intuition lui est apparue qui unit la logique cosmique et la logique poétique :
« Jadis, au Japon, comme je montais de Nikko à Chuzenji, je vis, quoique grandement distants, juxtaposés par l’alignement de mon œil la verdure d’un érable combler l’accord proposé par un pin. Les présentes pages commentent ce texte forestier, l’énonciation arborescente, par Juin, d’un nouvel Art poétique de l’univers, d’une nouvelle Logique : l’ancienne avait le syllogisme pour organe, celle-ci a la métaphore, le mot nouveau, l’opération qui résulte de la seule existence conjointe et simultanée de deux choses différentes [11] ».
2’) Par voie de causalité
Les choses ne sont pas seulement reliées ensemble par leur ressemblance profonde, mais aussi par des liens de dépendance causale : « Tout objet qui apparaît devant nos yeux et dans notre intelligence, la démangeaison de l’esprit est aussitôt de le ranger à sa place, de l’insérer dans le continu ». Or, « la………
Or, par ces relations de cause à effet se tissent une unité : « Nous voyons d’un seul morceau devant nous l’ensemble des causes et des effets [12] ».
Et l’art poétique exprime cette unité, en fait comme une étoffe : p. 132. Plus que la science qui est analytique, le poète saisit l’unité du cosmos et la restitue selon sa lecture propre.
c) Troisième raison
Enfin, proprement, Claudel affirme que le poète contribue à orienter la nature vers Dieu comme son terme final. Claudel est un lecteur trop attentif de saint Thomas d’Aquin pour ne pas avoir saisi que l’une des principales intuitions du Docteur dominicain était le retour de toutes choses vers Dieu : omnia appetunt a Deo. Or, l’art poétique participe à ce mouvement, l’aide : il rend à Dieu la création par son chant.
« Et moi aussi, toutes les figures de la nature m’ont été données.
Non point comme des bêtes que l’on chasse et de la chair à dévorer,
Mais pour que je les rassemble dans mon esprit, me servant de chacune pour comprendre toutes les autres [13] ».
Voilà pourquoi Claudel se compare à Noé : celui-ci n’a-t-il pas contribué à sauver la nature : « Est-ce possible, ô Dieu, que vous m’ayez choisi pour une si grande mission ? Enfermer toutes les créatures dans mon intelligence et mon cœur, comme Noé dans cette demeure bien fermée de l’arche [14]? »
3) Conséquence
La première raison s’est fondée sur le dire créateur du poète. Celui-ci se trouve, en retour, confirmé. Ecoutons Claudel chanter avec enthousiasme cette similitude entre les deux paroles, poétique et créatrice :
« Ainsi quand tu parles, ô poëte, dans une énumération délectable
Proférant de chaque chose le nom,
Comme un père tu l’appelles mystérieusement dans son principe, et selon que jadis
Tu participas à sa création, tu coopères à son existence !
Toute parole est une répétition [15] ».
Voilà pourquoi Maritain pouvait écrire à Jean Cocteau qu’il y a en tout artiste un « apprenti » du Dieu créateur [16].
4) Relecture sous l’angle du don
En fait, tout ce qui vient d’être développé parle éminemment du don, et précisément du don 3 auquel appartient le dynamisme de reditus. Mais il faudrait rajouter que, ainsi qu’on a pu le percevoir chemin faisant, on ne peut dissocier le travail poétique des deux autres moments du don. D’une part, comme similitude du et participation au verbe créateur, la parole poétique exprime quelque chose du don originaire. D’autre part, le dire artistique honore le don 2 : d’abord, en donnant une pérennité aux choses, elle leur octroie une stabilité vicaire, de substitution ; en outre, comme nous l’avons vu, la parole poétique restitue aux choses – à la rose, exemplairement – sa consistance, son logos profond mais immanente ; enfin, l’unité cosmique est l’une des composantes du don 2 de la nature.
K) Conclusion
On se souvient du distique célèbre de Schiller, « Das Höchste » : « Cherches-tu ce qu’il y a de plus haut, de plus grand ? La plante peut te l’enseigner. Ce qu’elle est sans le vouloir, sois-le en le voulant – voilà [17] ! »
L’un des grands bienfaits, irréfutable, du romantisme, est d’avoir montré que la nature est porteuse d’infini. Voilà pourquoi il a accordé une telle importance au paysage dont l’infinité potentielle dilate l’âme. En effet, l’homme que tout semble murer dans sa finitude, confiner dans les limites étroites et angoissantes du fini, se prépare à l’infini par différents moyens : certes, l’intériorité ; mais aussi la nature ; sans oublier l’infini de l’imaginaire (voire des mondes virtuels). Si l’homme aime tant les grands paysages, n’est-ce pas parce qu’ils sont à l’image, certes affaiblie, de l’infinité de son intériorité ?
On la vu, il est possible de relire un certain nombre de philosophes classiques comme des réactions partiellement efficaces ou inefficaces au grand projet techno-scientifique galiléo-cartésien, notamment face à la réduction du discours aux seules qualités mathématisables, les qualités primaires, de John Locke. Aussi, peut-on se représenter l’histoire de la philosophie moderne comme une alternance platonisme-aristotélisme. Face au mécanisme, les penseurs modernes ne sont pas restés passifs. Mais leur réaction n’a pas eu l’impact que l’on aurait pu escompter.
Sauf sur un point que Louis Bouyer souligne à plusieurs reprises : on doit à la Naturphilosophie de s’être intéressée à l’âme et d’avoir jeté les bases de la psychologie des profondeurs qui ne pourra pleinement prendre son essor qu’en notre siècle. Malgré son retard, la psychologie dynamique a montré « le bien-fondé de ces aspirations romantiques que les Naturphilosophien du xixe siècle, dans leur effort maladroit pour inventer une autre physique que celle de Galilée et de Newton, n’avaient pas pu satisfaire [18] ».
Ces réactions partielles sont similaires à l’état de la philosophie de la nature au xive siècle : la réaction est plus puissante que la construction novatrice. Certes, une majorité de chercheurs et de philosophes vivent encore sur les acquis mécanistes et dans une vision du monde platonicienne. Mais pour combien de temps ?
Notre époque est dans le même état désespéré, anarchique et plein de fulgurances que la Renaissance. Quand le Galilée et le Newton des nouvelles synthèses se lèvera-t-il ?
Pascal Ide
[1] Cinq grandes odes. V. La maison fermée, in Œuvre poétique, p. 280.
[2] Mémoires improvisés, recueillis par Jean Amrouche, Paris, Gallimard, 1969, p. 16.
[3] Œuvre poétique, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1957, p. 275.
[4] Mémoires improvisés, p. 194.
[5] Vie intellectuelle, 10 juillet 1935, p. 28-29.
[6] Mémoires improvisés, p. 194.
[7] Deuxième Ode, in Œuvre poétique, p. 242.
[8] Ibid., p. 243.
[9] La cantate à trois voix, p. 338.
[10] La cantate à trois voix, p. 329.
[11] Art poétique, p. 143.
[12] Ibid., p. 131.
[13] Cinquième Ode, p. 281.
[14] Troisième Ode, p. 254 ?
[15] Première Ode, p. 230.
[16] Réponse de Maritain à Cocteau, Paris, Stock, p. 29.
[17] Johann Christoph Friedrich Schiller, « Die Horen », in Werke, Weimar, Nationalausgabe, 1943, vol. 1, p. 259.
[18] Louis Bouyer, Cosmos, p. 249.