C) La révolution astronomique et la première théorie mécanique dans le Dialogue
La justice et la vérité historique doivent faire reconnaître que la révolution astronomique opérée par Galilée fut préparée. En 1577, Tycho Brahé montra que les comètes se déplaçaient sur des orbites extérieures à celle de la Lune [1] ; or, Aristote en faisaient des phénomènes météorologiques, donc sublunaires ; donc la frontière entre les deux mondes se trouve transgressée. Plus encore, le 3 août 1596, David Fabricius constate à l’œil nu qu’il y a des variations dans la luminosité de Mira, dans la constellation de la Baleine [2] : serait-ce donc que la matière céleste ne serait pas aussi immuable qu’il y paraît ? Le jésuite Christophe Scheiner découvre les taches du soleil en mars 1611 [3].
Mais il appartiendra à Galilée de donner un tour véritablement systématique à ces constatations trop juxtaposées et de les mener à leur plein achèvement en les intégrant dans une théorie globale qui fasse sens. En tout cas, tous ces résultats nous montrent qu’une révolution apte à renverser le modèle aristotélicien ne pourra venir que d’un renouvellement profond de l’observation et d’abord des techniques d’observation.
1) Question préliminaire de méthode. La lunette de Galilée
a) Nature de son apport
Si Galilée fut d’abord l’un des principaux fondateurs de la mécanique classique, on ne peut nier que « la valeur de l’œuvre galiléenne dans le domaine astronomique est […] exceptionnelle [4] ». Et cela tient notamment à la fameuse lunette dite de Galilée. Traitant des « transformations de la signification du terme nature » et du rôle joué par les instruments, par la technique dans ces mutations, le physicien Werner Heisenberg notait : « Que l’on pense à l’invention de la longue vue et du microscope et à la découverte des rayons de Röntgen [5] ». En quoi consiste l’innovation géniale de Galilée ? On croit parfois qu’il a inventé la lunette à oculaire divergent. Nullement. En effet, Galilée a commencé à s’occuper de lunette la première semaine de juillet 1609 ; or, les lunettes hollandaises circulaient déjà depuis cinq ans. Par exemple, tous les magasins des opticiens parisiens étaient dotées de ce genre de lunettes.
L’originalité de Galilée tient-elle à une extraordinaire habileté d’expérimentateur ? Sans doute. Mais une manipulation experte n’a jamais été condition suffisante de génie. D’autant plus qu’il ne semble pas que L’essayeur (Il Saggiatore) soit le résultat d’une longue expérimentation.
Non, le mérite de Galilée est ailleurs : c’est en étant victorieux des intenses répulsions suscitées par l’usage de la lunette qu’il a permis à celle-ci de trouver une place de premier ordre. Il nous est aujourd’hui difficile de concevoir quelle aversion suscitait la lunette. Elle était presque unanimement condamnée par les savants et les philosophes. En effet, la conviction commune était que le sens de la vision est trompeur : un certain nombre d’exemples montraient à l’évidence que ce que l’on voit ne correspond pas au réel, que les autres sens ou le raisonnement pouvaient l’établir. Par exemple, toute personne prétend voir sa propre image dans un miroir plan ; or, de fait, cette image est là où l’objet réel, la personne qui se mire, n’est pas ; c’est donc que le sens visuel est maître de tromperie. Mais ce que la vue ne peut montrer, le toucher le peut. Donc, on ne peut croire ce qu’on voit que le toucher le confirme. Par exemple, les lentilles convergentes apparues au Moyen Age, qui permirent de corriger la presbytie, furent condamnées par les milieux scientifiques ; or, les images vues à travers les lentilles convergentes ne peuvent pas être confirmées par le toucher, puisqu’elles sont plus grandes ou plus petites, plus proches ou plus lointaines, voire qu’elles peuvent être renversées, déformées, etc. C’est donc que les images sont trompeuses qui ne peuvent être validées par le toucher. Conclusion générale : on ne peut faire de la science au moyen de la seule vision. Par exemple, un philosophe arabe Alhazen (selon la translittération latine d’Ibn La-Haitham) disait que voir la vérité devait satisfaire à cinquante conditions !!
L’application aux lentilles est immédiate : nourri des convictions de ses contemporaines, les scientifiques entretenaient une aversion, une répulsion spontanées à l’égard des lunettes : non seulement, ils ne s’intéressaient pas à la lunette, mais ils n’hésitaient pas à les condamner comme un instrument trompeur et indigne de la vérité, donc de la science.
En 1604, les premières lunettes apparurent qui étaient construites avec une lentille convergente (pour hypermétrope, et presbyte) comme objectif et une lentille divergente (pour myope) pour oculaire.
b) Les raisons de cet apport original
Comment a pu s’opérer la révolution intellectuelle, épistémologique conduisant à l’acceptation de la lunette ?
Au point de départ, comme les autres, Galilée ne s’intéressa pas aux lunettes. Puis, au début de juillet 1609, il reçoit une lettre d’un gentilhomme parisien, Jacques Badouère, qui avait été son élève à l’Université de Padoue ; Jacques explique à Galilée qu’un Belge avait construit une lunette permettant d’agrandir considérablement les objets même très éloignés. Galilée qui rapporte le fait dit que l’affirmation de Badouère le porta à se consacrer à la construction de cet instrument. Et il constata que l’instrument, selon ses propres mots, était d’une « inestimable utilité ». Affirmer une telle chose, on le comprend maintenant, était une affirmation pionnière, plus : révolutionnaire.
Une distinction essentielle allait l’aider. « Galilée se consacra entièrement à la construction des lunettes et se mit à travailler lui-même les lentilles. C’est un détail technique qui a eu une grande importance dans notre histoire ; parce que, au cours des essais de construction des lentilles, il a compris que celles-ci, avec une certaine courbure, pouvaient être bonnes ou mauvaises, et que lorsqu’elles étaient bonnes elles permettaient de construire des lunettes merveilleuses, mais lorsqu’elles étaient mauvaises, elles ne servaient à rien [6] ».
Très doué, Galilée fit rapidement faire à la lunette de rapides pas de géant : il en construisit avec un agrandissement de 6, puis de 15, de 20 et même de plus de 30… Cette lunette était composée de deux lentilles : la première, l’objectif était une lentille convergente ; la seconde, l’oculaire, était une lentille divergente.
L’homme du public se rendit vite compte de l’efficacité exceptionnelle des lunettes construites par Galilée ; mais ce qui intrigue fait signe vers une nouveauté ; aussi la lunette à oculaire divergent fut-elle baptisée de lunette de Galilée. De fait, il peut être considéré comme le fondateur de ce que l’on appelle parfois l’ »optique fine ».
Je n’entrerai pas dans le détail. Toutefois, il ne faudrait pas s’imaginer que la lunette galiléenne ne s’est pas imposée par la seule évidence de sa supériorité technique. Il a fallu que Galilée use d’interventions d’ordre et de caractère politique. Il écrivit une lettre fameuse, le 24 août 1609 où il présente sa lunette à sa Seigneurie de Venise. Il y dit notamment que cet instrument précieux pour les opérations militaires était d’une « utilité inestimable ».
Mais le facteur décisif fut peut-être Kepler. En effet, l’illustre astronome jouissait d’une confiance inégalée de ses collègues : il était considéré comme la personne la plus compétente en matière d’optique. Beaucoup d’invitations le poussèrent à entrer dans sa polémique et à condamner la lunette. Longtemps Kepler garda le silence. Kepler essaya même de construire une bonne lunette, mais il ne réussira pas. Il fallut attendre que Galilée lui envoie une bonne lunette construite par ses soins, en août 1610. Kepler la soumit à de très sévères examens. Quelle fut sa conclusion ? Les raisons de Galilée en faveur de cette lunette devaient être admises complètement. La réputation de Kepler était telle que sa récente « conversion » aux conclusions de Galilée jouirent d’un impact considérable : en quelques semaines, se fondant sur les principes optiques exposés dans son Paralipomena ad Vitellionem de 1604, Kepler établit une théorie des lentilles qu’il publia, début 1611, dans un petit ouvrage essentiel : la Dioptrice.
2) Les résultats [7]
Les résultats sont immédiats, la moisson est prodigieuse : « la plus important qu’il ait jamais été donnéà un homme d’accomplir en un temps aussi bref [8] ». Triple est le résultat des observations de Galilée :
a) Résultats relatifs à la Lune
L’observation livre trois groupes de faits.
– Le premier groupe concerne la jonction de la zone ombrée et de la zone éclairée. Galilée observe la lune quelques jours après la conjonction, lorsquelle présente un croissant brillant. La lunette – pas la vue seule – constate que cette ligne séparant ombre et lumière est irrégulière et sinueuse, elle présente des saillies lumineuses et des excroissances sombres. Or, cette irrégularité ne diminue en rien tout au long du cycle lunaire.
– Le second groupe concerne la zone claire. La lunette constate que la face illuminée de la Lune présente encore des zones obscures. Ces zones sont à distinguer des grandes taches grises qui sont parfaitement discernables à l’œil nu. En effet, ces zones sont variables : lorsque la lune commence à s’éclairer, elles forment une partie sombre tournées vers le Soleil, alors que dans les directions opposées, elles sont comme couronnées de lumière ; puis, les taches les plus éloignées du Soleil s’effacent peu à peu, au fur et à mesure où s’accroît l’illumination de la Lune.
– Le dernier groupe d’observations concerne la zone sombre. De même ici et à l’opposé, on discerne des points brillants loin de la zone illuminée. Or, ces points évoluent : ces points gagnent en taille et en éclat au fur et à mesure que grandit la région illuminée, pour se fondre avec elle.
Quelle interprétation tirer de ces trois faits ? En effet, il ne s’agit pas de démonstration directe liée à une observation immédiate, mais d’une interprétation, certes probable, mais d’un raisonnement passant par une médiation.
Les grandes taches grises perceptibles à toute époque doivent correspondre à d’immenses étendues au relief peu accidenté bordé par des falaises assez homogènes.
Mais qu’en est-il des variations des flaques de lumière et des taches sombres dans les autres zones ? Il est clair que l’explication la plus évidente est celle d’un relief irrégulier progressivement éclairé par la lumière solaire. C’est ce que montre l’expérience terrestre. Le raisonnement prend alors la forme d’un enthymème : sur la terre, le relief irrégulier fait que l’ombre est parsemée de lumières (les sommets) et les zones éclairées d’ombres ; plus encore, des points brillants précèdent l’illumination générale et des zones lumineuses persistent dans de véritables golfes d’ombre ; or, j’observe sur la lune ce phénomène ; c’est donc que le relief lunaire est accidenté.
La théorie d’Eudoxe et d’Aristote postule des astres réguliers, parfaitement sphériques, dénués de toute aspérité. Or, l’observation montre exactement le contraire : dorénavant, « chacun pouvait s’assurer, de façon sensible, que la surface de la Lune n’est ni lisse ni polie, mais accidentée et inégale, et, à l’instar de la Terre, partout recouverte de proéminences géantes, de dépressions et de gouffres profonds [9] ». C’est donc que le postulat (au minimum) est erroné.
b) Résultats relatifs au Soleil [10]
1’) Les faits
Galilée, dès le début de l’année 1610 s’est passionné pour les taches solaires, c’est-à-dire la présence de taches sombres sur la surface solaire. À quoi aboutit leur observation minutieuse, grâce à des filtres ?
- L’existence
La durée des taches, la permanence relative de leurs formes invitent à conclure à la réalité matérielle de ces taches. Ce ne sont pas des illusions d’optique ou des formations extrasolaires.
- Leur localisation
Galilée fait plusieurs constatations générales, grâce à des dessins faits jour après jour. Ils montrent que les taches se déplacent et traversent le globe solaire d’est en ouest, parallèlement à l’équateur. Ils révèlent aussi que certaines taches, situées de part et d’autre du plus grand cercle de la surface solaire suivent un mouvement allant des parties australes du Soleil à ses parties boréales (ce qui est sans doute lié à l’obliquité de l’horizon).
- Leur durée
La durée est très inégale. Certaines taches traversent tout le Soleil en quinze jours. D’autres mettent plus de temps ou disparaissent vite. Ce qui invite à parler des modifications de ces taches.
- Leur transformation
Beaucoup de taches subissent de profondes altérations. En quelques jours, certaines taches se divisent ou, inversement, certaines taches fusionnent. D’autres se transforment au fur et à mesure où elles se déplacent d’est en ouest.
2’) L’interprétation
Galilée s’est heurtée à différentes objections, dont certaines sont ingénieuses. La question principale est la suivante : ces taches sont-elles des phénomènes solaires, physiquement liés au globe solaire, ou l’accompagnent-elles, interposées entre l’observateur et celui-ci, par exemple à type d’accidents atmosphériques ? Pour Galilée, après un bref moment d’hésitation, la réponse ne fait pas de doute : ces taches solaires sont des modifications matérielles intrinsèques au Soleil, précisément à sa surface ; il se produit donc des phénomènes d’altération et de génération-corruption sur le Soleil. Mais cette conclusion n’est nullement un postulat, elle est seulement le résultat d’une observation intelligente, c’est-à-dire interprétée correctement.
Précisons l’objection : les taches sont régulières dans leurs mouvements ; or, la cause la plus simple de cette régularité est la dépendance à l’égard de la cause, à savoir le Soleil : « Ne pourrait-on alors supposer, avec une grande probabilité, que les taches sont en réalité des corps célestes fixés sur un orbe, lui-même transparent, à la manière des étoiles fixes [11]? »
Galilée va faire une réponse systématique et exhaustive. D’un point de vue méthodologique, il symbolise le Soleil observé en Soleil géométrique : il trace sur le soleil des cercles équatoriaux qui sont nos actuelles longitudes, parallèle à l’équateur (où se trouve le plus grand cercle, appelé cercle équatorial) et qui vont donc en diminuant ; cette méthode permet de décrire et de mesurer exactement la tache et de suivre son évolution : on appelle longueur la dimension parallèle à ces cercles et largeur la dimension qui leur est orthogonale.
Venons-en maintenant aux faits. L’observation montre que, lors de leur apparition et de leur disparition aux bords de la circonférence du Soleil, la longueur des taches diminue fortement alors que leur largeur ne change presque pas. Or, toute tache colorée contiguë à la surface d’une sphère présente ces modifications ; en revanche, présente à une distance appréciable du Soleil, la longueur diminuerait moins. Constatons toutefois qu’il s’agit d’un enthymème : le raisonnement ne conclut pas. Il s’agit seulement de probabilité.
Autre fait, encore plus significatif : l’intervalle entre deux taches se déplaçant sur une même parallèle. Si l’intervalle est assez petit, les deux taches, lors de leur apparition (à l’est) apparaîtront étroitement rapprochées ; puis, s’éloignant de la circonférence, en arrivant plus au centre, elles s’écarteront peu à peu l’une de l’autre ; à une égale distance du centre, elles atteindront leur plus grand écartement ; enfin, nous assisterons au mouvement contraire (de rapprochement), lorsque les taches s’écarteront vers l’ouest. Or, le mouvement accompli sur une surface sphérique rend parfaitement compte de ces déplacements ; et nul autre mouvement ne le fait de manière aussi simple. Voilà pourquoi l’hypothèse de la contiguïté est la plus vraisemblable.
La conclusion est donc certaine : le Ciel n’est pas incorruptible.
Ces observations ont le mérite de la simplicité, de la vérifiabilité permanente et donc de la certitude. Galilée qui en a parfaitement conscience écrit avec force : « Il me reste pourtant un sujet de consolation, c’est que ces taches et mes autres découvertes ne sont pas choses qui passeront avec le temps comme les étoiles nouvelles de 1572 et 1604, ou comme les comètes, et qui en finissant par disparaître, rendent le repos à tous ceux qui, tant qu’elles furent là, éprouvèrent quelque angoisse. Ces taches au contraire les maintiendront constamment dans les tourments, car on les verra toujours ; et c’est à bon droit que la nature punit enfin l’ingratitude de ceux qui si longtemps l’ont maltraitée, en s’obstinant sottement à vouloir garder les yeux fermés devant la lumière qu’elle offrait pour leur éducation [12] ».
Chemin faisant, Galilée relève une cause inaperçue et fréquente de blessure de l’intelligence : l’amnésie, c’est-à-dire l’occultation de la vérité, ce qu’en notre siècle, Sartre appellera la « mauvaise foi » ; moins une réalité est aperçue, plus il est facile de l’oublier et ensuite de la nier.
c) Résultats relatifs à la Terre
Il demeure un dernier point. La Terre ne fait-elle pas exception face aux autres astres ? En effet, les corps célestes présentent un caractère « lumineux et respendissant » ; or, la Terre est « obscure et sans lumière [13] ». Cette différence interdit l’unification impliquée par le copercianisme et ultimement l’unification de la mécanique.
La réponse de Galilée se fait en deux temps, chacun s’attaquant à l’une des deux prémisses.
- Tout d’abord, est-il vrai que les astres sont tous lumineux ? L’observation méthodique de Vénus permet d’écarter toute luminosité planétaire propre ; mais les expériences pourraient tout autant porter sur les autres planètes supérieures, pour Mars, Jupiter et Saturne. Quels sont les faits ? En octobre 1610, Vénus est étoile du soir et vient de quitter l’opposition ; or, elle se présente sous la forme d’un disque rond de petite dimension. Après plusieurs semaines où elle ne change pas, elle approche de la première quadrature ; alors, son disque diminue du côté opposé au Soleil pour atteindre une forme semi-circulaire lors de l’élongation maximale. Encore quelques semaines et Vénus s’est rapprochée du Soleil ; or, si son diamètre apparent s’est accru, la forme est celle d’un croissant qui ira en s’amincissant. En passant devant le Soleil, le corps de Vénus devient invisible. Le même cycle inversé se reproduit alors. Quel sens donner à ces faits ? Sans doute ces différentes phases établissent-elles la rotation de Vénus autour du globe solaire ; mais la conclusion de Galilée est aussi : « comment un astre lumineux par lui-même pourrait-il en effet dérober durant des mois à l’observation des parties entières de sa surface [14]? » C’est donc que la planète n’a pas en elle-même la cause de sa luminosité : elle ne fait que la réfléchir. « Et nous voilà assurés que Vénus (tout comme Mercure) tourne autour du Soleil ; nous voilà assurés aussi que les planètes sont par elles-mêmes dépourvues de lumière et ne brillent qu’éclairées par le Soleil, ce qui n’est pas, je le crois, le cas des étoiles fixes [15] ». Une nouvelle fois, l’argument est dialectique, probable.
- Ensuite, et c’est la seconde prémisse, est-il vrai que la Terre ne soit pas lumineuse ? Plus précisément, la Terre n’est-elle pas, à l’instar des autres planètes, apte à être illuminée ? Une réponse affirmative achèverait de la ranger au même plan que les autres corps célestes, du moins que les autres planètes et manifester la totale similitude de la Terre et de celles-ci. Illuminer par réflexion suppose deux choses : l’aptitude à réfléchir la lumière solaire et celle à la diffuser dans l’espace. Or, la capacité de réflexion est aisée à établir. Voici ce qu’affirme le porte-parole de Galilée, Salviati : « Jamais il en vous est arrivé de voir la Terre illuminée, sinon le jour, alors que vous voyez la Lune resplendir au plus profond de la nuit. Et voilà pourquoi, seigneur Simplicio, vous croyez que la Terre ne brille pas comme la Lune ; car si vous pouviez la contempler illuminée depuis un lieu aussi sombre que l’est votre nuit, vous la verriez à coup sûr briller plus que la Lune [16] ».
Mais comment s’assurer de ce que la Terre diffuse la lumière qu’elle reçoit et réfléchit ? Galilée, toujours ingénieux, voire génial, fait appel à la lumière cendrée de la Lune (que Léonard de Vinci et Maestlin, maître de Képler, avaient déjà interprétée) : lorsqu’elle est proche du Soleil, c’est-à-dire juste avant ou après la conjonction, on aperçoit d’une partie la partie en croissant qui est celle qu’éclaire le Soleil et aussi une faible clarté du restant de la surface qui est clairement distincte de l’obscurité environnante du Ciel. Or, cette lumière « cendrée » diminue au fur et à mesure que la Lune s’éloigne du Soleil et s’estompe très vite après la première quadrature. Comment, une nouvelle fois, rendre compte de ces faits ? L’explication la plus simple et la plus probante est la suivante. À la conjonction, la Lune est entre le Soleil et la Terre ; aussi la face qu’elle nous présente ne peut en rien réfléchir la lumière solaire qui n’est présente que de l’autre côté ; cependant cette face ombrée se trouve face au globe terrestre qui réfléchit brillamment la lumière solaire. Or, la Lune n’est pas pures ténèbres, ainsi que nous l’avons dit. C’est donc que la Terre réfléchit une part de la lumière solaire, donnant à la Lune sa teinte cendrée, permettant d’apercevoir, même en plein jour, l’ensemble de son disque. Confirmation est donnée par le fait que, lorsque la Lune s’éloigne de la conjonction, la Terre est de plus en plus plongée dans l’ombre ; or, la lumière seconde, ou cendrée va diminuant jusqu’à disparaître lorsque le globe terrestre plonge dans les ténèbres ; c’est donc bien qu’il y a une corrélation directe entre cette lumière et la présence de la luminosité terrestre : la Terre diffuse bien sa lumière dans l’espace, la Lune en étant le premier bénéficiaire.
d) Conclusions
La portée de ces observations est considérable. Elle est, certes, scientifique, mais d’abord philosophique : « pour la première fois un problème de philosophie naturelle va être tranché en toute clarté grâce à une interrogation systématique de l’expérience [17] ». Chaque observation d’astre va être la source de conclusions non seulement scientifiques mais philosophiques. Précisément, nous nous rappelons que la cosmologie ancienne et médiévale se fondait sur un certain nombre de postulats, notamment : 1. la perfection de la forme, donc de la structure des astres, en l’occurrence sphérique, sans irrégularité aucune ; 2. l’incorruptibilité des astres, c’est-à-dire la totale absence d’altération et de corruption ; 3. l’immobilité de la terre et l’exception terrestre. Il faudrait ajouter notamment les orbes sphériques ou circulaires décrites par les astres, mais Galilée, loin de remettre en question ce postulat, le reconduira.
Or, les trois observations portant sur les trois types d’astres ci-dessus ont, directement et respectivement, contredits ces trois postulats. Une conclusion remarquable et sans appel s’ensuit : exit la cosmologie ancienne. Ainsi se trouve ruinée la foi dans l’un les postulats traditionnels cautionnés par l’autorité d’Aristote.
Sur le plan scientifique, de cette observation, Galilée tire deux grandes leçons : d’abord, elle tend à établir la rotation du Soleil sur lui-même, autrement dit la faillite du géocentrisme ; en outre, en ruinant le dogme aristotélicien de l’incorruptibilité des cieux et en disqualifiant l’exception terrestre, ces données infirment « la division du Cosmos en matière céleste et en matière terrestre [18] ». Une homogénéité foncière vient prendre la place de l’hétérogénéité péripatéticienne.
L’évidence de ces observations explique le succès immédiat, européen, rencontré par Galilée. On se rappelle le célèbre mot de Kepler : « Galilaeae vicisti [19] ». Cette acceptation vaut pour la découverte de l’irrégularité de la Lune, comme pour l’identification de la voie lactée (qui est un amas d’innombrables étoiles) ou la mise en évidence des satellites de Jupiter. Pour la première fois, on parlait des corps célestes autrement qu’en « imagination [20] ».
Rien n’est plus instructif que de lire l’hommage que Mersenne rendit à Galilée. Rédigé deux ans après sa mort [21], il porte essentiellement sur les résultats astronomiques de Galilée : c’est dire leur succès immédiat et, en creux, qu’il faudra plus de temps pour mesurer combien ses résultats mécaniques furent révolutionnaires, mais éclipsés par Newton. Il vaut aussi la peine de le citer longuement, car Mersenne résume tous les acquis (scientifiques) de Galilée :
« Galilée ! qui sera capable de dénombrer ses découvertes ? Avec sa seule lunette [telescopio, en latin] il a presque trouvé plus de choses qu’on n’en connaissait jusque-là. C’est lui qui a montré que la surface de la Lune n’est ni unie ni lisse, ni exactement sphérique, mais qu’elle est comme celle de la Terre pleine de cavités et de protubérances ; sa partie la plus claire rappelle la surface terrestre, la plus sombre l’eau [Mersenne, constate les traducteurs, suit le Sidereus Nuncius sans tenir compte des corrections de Galilée dans Dialogo, ed. naz., tome VII, p. 125], et ses montagnes sont plus grandes que les nôtres. Vénus en se mouvant autour du Soleil a l’aspect d’un croissant et Mercure probablement de même. C’est lui qui a découvert le monde Jovialien avec ses quatre satellites dont le plus lent tourne autour de Jupiter en 14 jours, le plus visible en 8 […]. Des étoiles, il en a dénombré 10 ou 20 fois plus que Ptolémée. Il a résolu la Voie Lactée en un amas de très petites étoiles, la nébuleuse en trois ou quatre très brillantes fort rapprochées, et par comparaison de ces étoiles avec les comètes à venir, ou les autres phénomènes céleste, ou même la Lune, on peut plus sûrement qu’avant juger de la hauteur de ceux-ci à l’aide des parallaxes.
« La figure rayonnante des étoiles est différente de l’aspect rond des planètes, dont les diamètres sont plus précis. Les planètes, opaques, tiennent leur lumière du soleil, les étoiles d’elles-mêmes. Le soleil tourne autour de son axe en 28 jours, il a des taches et des facules. Il est comme une mer hérissée de vagues et frisée par eds ondes agitées, et il n’a jamais deux fois le même aspect. La brillance du Soleil est comparable non seulement à celle des étoiles, mais aussi des planètes (sauf la Lune) bien que ce soit moindre pour Saturne, plus fort pour Mercure, en passant par Jupiter, Mars et Vénus. Tant étoiles que planètes se revêtent successivement des couleurs de l’arc en ciel. La surface de Saturne est cendrée, celle de Jupiter est rousse ou fauve, celle de la Lune rougeâtre, de Vénus très blanche, de Mercure bleuâtre. Le disque solaire est très brillant au centre, d’une lumière tirant sur l’argent, et son limbe est bordé sur une largeur d’environ le quart du rayon d’une couronne moins éclatante dont la couleur tourne au rouge ou plutôt au feu ». Conclusion de l’exposé des découvertes astronomiques : « Tout cela, dis-je et bien d’autres choses encore, voilà ce qu’avec sa lunette ce grand homme [vir ille magnus] a découvert [22] ». Bref, Galilée « eut cette gloire jusque-là refusée aux mortels d’augmenter les provinces des cieux et d’agrandir l’univers [23] ».
3) La théorie astronomique. L’héliocentrisme de Galilée
Ces résultats établissent la possibilité qu’existe une astronomie héliocentrique. Mais si celle-ci devient une possibilité, elle n’en constitue pas pour autant une réalité effective. Pour passer du droit au fait, il y a à vaincre des objections factuelles, les grandes objections constamment adressées à la théorie héliocentrique depuis des siècles.
La théorie héliocentrique suppose que la Terre soit animée d’un double mouvement : annuel de translation circulaire (pour Galilée) ; diurne de rotation.
a) Les objections adressées au mouvement de translation terrestre
Contrairement à ce que l’on croit, au plan astronomique, les principales apories concernent le mouvement de rotation. L’objection majeure adressée au mouvement de translation est celle de l’astronome Tycho-Brahé. Les astres présentent un diamètre apparent à l’observation ; or, le mouvement annuel accroît considérablement la taille de l’univers. Dès lors, il faudrait que les plus petites étoiles fixes aient une grandeur au moins égale à l’orbite terrestre, ce qui reculerait les limites du Monde à l’infini [24]. Or, pour Copernic, comme pour Galilée, le monde est fini.
La réponse à la difficulté fait seulement appel à l’observation. Certes, on pourrait refuser la majeure selon laquelle le monde est, par principe, fini. Mais considérons la mineure : à l’œil nu, les étoiles présentent un grossissement dû à l’effet inévitable d’irradiation ; en regard, la lunette astronomique supprime cet effet et ramène par exemple le diamètre apparent d’une étoile de première grandeur de deux minutes de degré à cinq secondes, soit la diminue de 24 fois !
Cette première difficulté qui se fonde sur une erreur expérimentale ou plutôt d’interprétation de l’expérience est aisée à résoudre. Il en est tout différemment des objections adressées au mouvement de rotation de la Terre. Ici, les difficultés ne sont plus seulement optiques mais mécaniques. La doctrine héliocentrique, de surcroît, se heurte au « dogme » aristotélicien d’une Terre immobile au centre du monde. Clavelin relisant Galilée regroupe les objections (tant anciennes que modernes) adressées à la mobilité de la Terre en quatre : trois plus une.
b) Les objections adressées au mouvement de rotation terrestre
Les trois premières objections concernent les observations que l’on peut faire dans la vie quotidienne (élargie pour la seconde). La première se fonde sur le mouvement de chute perpendiculaire des graves, c’est-à-dire des corps lourds [25]. Si la Terre est animée d’un mouvement diurne, un corps, par exemple une pierre qu’on lâcherait du haut d’une tour, ne devrait pas tomber à ses pieds : le sol fuierait vers l’est et le terme de la chute se trouverait des centaines de milles en arrière, vers l’ouest [26]. Or, nous observons le contraire à l’évidence : la pierre tombe au pied de la tour. C’est ce que confirme une observation très simple : une pierre lâchée du sommet d’un mât d’un navire immobile tombe au pied du mât ; en revanche, si le navire se meut (d’un mouvement uniforme), la pierre sera déportée vers la poupe d’une distance égale au parcours accompli pendant la chute. Et Clavelin de commenter : « L’expérience du navire, naturellement, est invoquée, sans avoir jamais été effectuée [27] ».
Les deux autres arguments se fondent aussi sur l’absence d’une déviation liée au mouvement terrestre : dans un tir d’artillerie, les mouvements des boulets ne semblent nullement influencés par ce mouvement qui devrait les absorber dans la même direction [28] ; enfin, ni le vol des oiseaux ni le mouvement des nuages ne semblent influencés par ce qui devrait être un formidable vent d’est (les oiseaux devraient, à notre parallèle, parcourir seize mille milles chaque jour !) [29].
Enfin, le quatrième argument n’est plus seulement observationnel, mais mécanique. Imaginé par Ptolémée, il est le plus « ingénieux » de tous. Un corps soumis à un mouvement circulaire tend à s’éloigner du centre de ce mouvement : autrement dit, il est soumis à une force centrifuge et si le mouvement est important, l’éloignement sera rapide. Or, la rotation terrestre est rapide : elle est quotidienne. Mais notre expérience ne nous montre pas que les corps terrestres sont projetés vers les étoiles ; plus encore, la moindre feuille morte, le moindre grain de sable demeurent en place. C’est donc que la Terre est immobile [30].
c) Réponse aux objections adressées au mouvement de rotation terrestre. 1. Présupposé une autre conception du monde
Pour répondre à ces objections, il va falloir faire appel au principe d’inertie. C’est la seule solution. Seulement, un tel principe suppose une véritable mutation philosophique.
1’) Exposé
Galilée va répétant : les mouvements célestes n’existent que pour un observateur terrestre. Or, Aristote estimait que le ciel tournait d’un mouvement diurne autour d’une Terre immobile. En conséquence, on pourrait inverser les conclusions habituelles : pourquoi ne serait-ce pas la Terre qui serait doué d’un mouvement quotidien de rotation ? « Le mouvement n’a d’autre effet que de produire une variation des apparences, et cette variation a lieu de la même façon si la Terre se meut et si le Soleil demeure immobile, ou le contraire [31] ». Aristote ne s’est pas rendu compte que les changements apparents seraient absolument identiques si c’était la Terre et non le ciel qui tournait.
Mais jusque là, le changement est superficiel. Nous faisons appel à un principe de relativité que nous avons qualifié, en étudiant Aristote, d’épistémologique : le Stagirite l’aurait reconnu. Or, Galilée introduit un principe de relativité ontologique, qui concerne l’être du mouvement, ce qui est irrecevable pour Aristote : selon Galilée, sur une Terre en rotation, aucun effet inconnu de l’état de repos n’apparaîtra. Autrement dit, aucune expérience ne permet de savoir si la Terre tourne ou demeure immobile [32]. Partant de l’expérience, Galilée prend l’exemple d’un navire chargé de marchandises qui va de Venise à Alep. Pris dans sa totalité, c’est-à-dire comparativement à l’extérieur, à savoir la mer Méditerranée, le navire change de lieu. En revanche, si l’on considère les objets à l’intérieur du navire, dans leurs relations les uns aux autres et dans leurs relations avec l’observateur qui les accompagne, certes, un même mouvement les porte sur la mer, mais il est impossible de découvrir ce mouvement. Le seul moyen de percevoir la translation serait de se référer à la mer sur laquelle s’effectue la navigation. Conclusion : comme il « opère seulement sur les relations […] vis-à-vis d’autres corps dépourvus de mouvement », « un mouvement commun à plusieurs mobiles est sans effet et comme nul si l’on considère seulement leurs rapports réciproques, puisque entre eux rien ne change [33] ».
On le voit, pour Galilée, le mouvement peut n’affecter en rien les réalités mobiles. Si l’on se rappelle la conception aristotélicienne du mouvement, on mesure la révolution philosophique ici opérée : pour le Stagirite, le mouvement modifie intrinsèquement le mobile, puisqu’il l’actue ; or, Galilée estime tout à l’inverse qu’un mouvement n’affecte pas son sujet, du moins si on le considère dans sa relation aux autres corps avec qui il est mû du même mouvement. Ici s’opère la déconstruction de la conception ontocosmologique du mouvement comme processus et le passage à la conception mécanique, classique du mouvement comme état indifférent, du moins de l’équivalence du mouvement uniforme et du repos. Dès lors, le Pisan a trouvé la clé de sa réfutation : « Prenons donc pour principe de notre recherche que quel que soit le mouvement attribué à la Terre, il est nécessaire qu’à nous, habitants de celle-ci, et participant à son mouvement, il reste totalement imperceptible [34] ».
On peut conclure de manière plus générale qu’un corps qui nous semble en repos peut être animé d’un mouvement. En fait, remarque Galilée, l’argumentation traditionnelle, n’a jamais tenu compte d’un fait essentiel : elle crédite toujours le repos absolu, alors qu’un mouvement observé peut très bien partir d’un état de mouvement qui serait antérieur. Si, au lieu d’estimer que la flèche ou que le grave partait d’un état de repos absolu, on estimait qu’ils étaient déjà en mouvement (comme si on les lançait d’un bateau en mouvement), le problème devient tout différent.
2’) Objection
À cette explication, il est possible d’objecter que le mouvement diurne concédé à la Terre peut fort bien, pour elle et pour toutes ses parties, être un mouvement naturel. C’est cette objection que s’adresse Galilée [35]. Par exemple, une pierre déposée au sommet d’une tour aurait « pour tendance fondamentale de se mouvoir autour du centre de son tout en vingt-quatre heures, et cette propension elle l’exercerait éternellement quelle que soit la situation où elle se trouve ». Dès lors, le globe terrestre a la tendance naturelle, par soi, non pas de rester immobile, mais de se mouvoir, en chacune de ses parties, d’un mouvement de rotation diurne.
Or, le principe de relativité galiléen refuse la notion aristotélicienne de mouvement naturel, en attaquant la capacité de distinction du repos et du mouvement. Dès lors, nous perdons tout le bénéfice de la nouvelle conception de relativité mécanique que Galilée est en train d’introduire en la rabattant sur l’antique conception des lieux naturels défendue par Aristote. Il est d’ailleurs remarquable que cette position ait été défendue par les coperniciens antégaliléens.
3’) Réponse
Là encore, pour répondre à cette difficile objection, Galilée va devoir faire un détour, précisément par une solution qu’il a déjà acquise dans ses travaux antérieurs sur les plans inclinés et que synthétise son ouvrage : Le Mecaniche. Soit un plan incliné sur lequel une boule glisse sans frottement. Celle-ci descend d’un mouvement uniformément accéléré. Si inversement, on lance la boule vers le haut, son mouvement ralentira progressivement, s’annulera puis s’inversera, c’est-à-dire qu’elle descendra [36]. Quelle est la cause de ces deux mouvements ? De prime abord, on pense au poids et tout aristotélicien le dirait : il existe un lien entre la vitesse de chute et le poids individuel du corps. Or, les études de Galilée ont montré qu’il n’en est rien. En effet, diminuons l’angle d’inclinaison du plan : les vitesses, les accélérations et les décélérations seront étroitement corrélatives ; or, il est évident que le poids ne varie nullement, qu’il s’agisse du poids réel ou du poids apparent ; conclusion : les variations de vitesse sont liées à l’angle d’inclinaison, et permettent de définir un « moment de descente ». Est-ce à dire que le poids ne joue aucun rôle ? Bien évidemment, un corps dénué de tout poids (un point) ne pourrait tomber ; mais ce n’est pas le poids individuel qui est ici en jeu, seulement le poids spécifique. Autrement dit, Galilée opère et conceptualise une distinction décisive entre la fonction gravifique et la fonction motrice d’un corps.
Une conséquence capitale doit être tirée : en physique traditionnelle, le corps est doué d’une tendance intrinsèque au lieu, une propension liée à sa nature matérielle. La conception galiléenne du mouvement découple donc le mouvement de cette inclination interne.
Appliquons ces résultats à notre problème, en passant à la limite, c’est-à-dire en annulant l’angle de l’inclinaison. Ici, Galilée va accomplir un progrès décisif, dans la continuité des résultats acquis dans Le Mecaniche. Notons là encore la méthode qui est celle de l’abstraction géométrique. Sur une surface parfaitement horizontale, quel va être le comportement d’un corps à qui une impulsion communique une certaine vitesse (un impeto, dit Galilée) ? Ce plan est à équidistance du centre commun des graves (par exemple la surface de la Terre qui est toujours à égale distance de son centre). Or, nous savons que c’est l’angle d’inclinaison qui explique l’accélération ou la décélération du mouvement. Dès lors, sur un plan, tout changement de vitesse disparaîtra, toute force motrice apte à faire varier le mouvement s’efface. « Avec une facilité admirable, mais qui ne doit pas faire illusion, Galilée introduit alors, pour la première fois, l’idée d’une conservation du mouvement acquis [37] ». Un mouvement une fois commencé qui se perpétuerait indéfiniment et uniformément serait un mouvement inertial.
À noter, du point de vue historique, que l’on ignore le moment exact où Galilée a pris conscience du principe d’inertie, même si les études récentes permettent de mieux préciser. De même, Giordano Bruno s’est élevé jusqu’à une notion très proche de l’inertie : par exemple, à propos des objections contre le mouvement de rotation terrestre, Bruno affirme qu’un tel mouvement ne produirait aucune perturbation, car « toutes les choses qui se trouvent sur la Terre se meuvent avec elle [38] ». Or, pour des raisons de prudence évidentes, Galilée ne cite pas les textes de Bruno, de sorte qu’on ignore s’il les connaissait. Il demeure que Bruno n’a pas la rigueur et le fondement expérimental de celles de Galilée ; et, notamment, il ignore le lien intrinsèque entre mouvement inertial et mouvement uniforme. En tout cas, nous sommes maintenant à même de répondre aux objections faites au mouvement diurne de la Terre.
Tirons une conséquence essentielle : un corps qui se meut sans changer est un corps indifférent aux autres influences motrices ; or, le centre, traditionnellement, est la cause des mouvements des graves ; n’éprouvant « ni répugnance, ni propension [39]« à son égard, la théorie aristotélicienne de l’attirance pour le centre (ou de l’éloignement du centre) est donc culbutée.
d) Réponse aux objections adressées au mouvement de rotation terrestre. 2. Application réfutation des trois premières objections
Prenons le premier argument. Galilée répond en deux temps bien distincts. Il part d’un exemple significatif et généralisable. Cet exemple est d’ailleurs une expérience de pensée. Imaginons que la Terre soit tout entière recouverte par l’océan, autrement dit dénuée d’obstacle terrestre et que l’eau n’exerce aucune résistance. Un navire qui circulerait à la surface ne s’écarterait ni ne s’approcherait jamais du centre commun des graves. Dès lors, le principe de conservation du mouvement qui a été énoncé avant permet de conclure que le navire mis en mouvement tournerait sans fin autour du globe. Poursuivons l’exemple : une pierre placée au sommet d’un mât fait partie intégrante du navire ; cette pierre sera donc douée d’un mouvement uniforme dont les caractéristiques sont exactement celles du navire. Or, le principe de conservation stipule qu’un mouvement uniforme n’est en rien affecté si ne se présente aucun obstacle. Faisons par ailleurs appel au principe de composition des mouvements. Par conséquent, si la pierre descend en chute libre, ce mouvement se composera avec le mouvement inertial ; elle conserve gravée en elle l’impeto du bateau et la pierre tombera droit le long du mât : elle touchera son pied sans nulle déviation.
Généralisons cette expérience : la pierre sur le haut d’une tour terrestre est dans une situation identique à la pierre en haut du mât ; aussi, lâchée du haut de la tour, la pierre suivra-t-elle une trajectoire verticale. Plus encore, comme il n’est pas possible de discerner un corps au repos d’un corps en mouvement uniforme, la pierre suivra le même mouvement que si la Terre était immobile. Et voici écartée l’une des objections les plus spectaculaires opposées au mouvement de rotation diurne du globe terrestre, grâce au principe de conservation et d’inertie.
Je renvoie au texte pour la réfutation des arguments de Tycho-Brahé et des oiseaux et des nuages. La réponse de Galilée est similaire. Par exemple, pour la troisième difficulté, il suffit de comprendre que la ténuité de l’air ne l’empêche pas d’être un corps grave. Dès lors, l’air est mécaniquement lié à la Terre, comme une tour solide construite sur la terre ferme ou comme le mât sur le navire.
e) Réfutation de la quatrième objection
À l’opposé de la réponse aux trois premières difficultés, la solution de la quatrième fait appel à une réflexion autrement circonstanciée. J’avais noté plus haut que cet ingénieux argument se fondait non pas seulement sur l’observation, mais sur un principe mécanique : la force centrifuge engendrée par tout mouvement de rotation. Ici, la question touche non seulement le fait de la rotation mais sa possibilité de principe.
Galilée a proposé plusieurs solutions, mais il n’a fait qu’approcher de la réponse sans véritablement y parvenir [40]. Galilée n’est pas parvenu une explication véritablement physique de la force centrifuge. Pourquoi ? Sa première explication, insuffisante, fut victime d’un excès de géométrisation. Mais une seconde explication qui fut tout aussi insuffisante, est liée à une autre erreur : la conviction selon laquelle le mouvement circulaire est un mouvement naturel ; or, un mouvement naturel est simple, élémentaire, il ne peut engendrer de perturbations, comme le serait une force centrifuge ; de ce fait, Galilée ne peut penser à cette force en elle-même indépendamment du mouvement. Or, on sait que la doctrine du mouvement circulaire naturel vient d’Aristote. Il faut à l’auteur du Dialogue encore purger les postulats aristotéliciens : ces impuretés empêchent l’apparition d’une formalisation complète de la science classique.
Un signe en est que c’est Christiaan Hughens qui saura le premier analyser la force centrifuge comme un fait physique ; or, il l’a fait en montrant qu’elle est engendrée par le mouvement de rotation et en la quantifiant [41] ; mais cela a supposé que l’on montre que le mouvement circulaire n’est pas naturel. Plus encore, c’est avec Newton que la loi d’inertie fait du mouvement rectiligne uniforme le seul mouvement « naturel », c’est-à-dire simple : tous les autres mouvements, dont ceux de rotation, s’expliqueront désormais à partir des lois du mouvement rectiligne.
f) Conclusion
On entend encore aujourd’hui Galilée murmurer : « E pur si muove ». Ou, dans la bouche d’un de nos grands dramaturges : « la terre tourne comme une bille dans le ruisseau [42] ».
4) Conséquences plus générales. Les acquis mécaniques
Malgré les tâtonnements multiples et cet échec final dans la compréhension de la force centrifuge, Galilée a réussi à dégager trois principes et notions dont la signification est authentiquement mécanique et fondent la science physique classique :
a) Le principe d’inertie ou du moins la notion de système inertial.
Galilée a eu une très nette perception de la loi d’inertie. D’une part, seul un mouvement uniforme est inertial, c’est-à-dire qu’il ne perturbe en rien les phénomènes mécaniques qui se déroulent en son sein, donc est tel qu’aucune expérience physique ne pourra déterminer s’il est en mouvement ou en repos. D’autre part et inversement, toute accélération ou décélération produira des réactions qui mettront en évidence le mouvement du système. Galilée décrit ainsi les modifications de l’eau au sein d’un vase : si le vase accélère, l’eau reflue vers l’arrière ; si le vase ralentit, l’eau se précipite contre la paroi antérieure. Or, l’eau n’étant pas liée au vase, se comporte comme un élément du système. C’est donc que le corps en mouvement enregistre les variations de vitesse. Par conséquent, un système animé d’un mouvement non-uniforme n’est pas un système inertial. En revanche, l’eau demeure plane si le vase se meut selon une vitesse uniforme. [43]
Toutefois, Galilée n’a pas pu s’élever jusqu’à une claire conception du principe d’inertie. En effet, celui-ci vaut pour le seul mouvement en ligne droite ; toute courbure introduit une accélération. Or, d’une part, on l’a vu, le mouvement circulaire uniforme (la rotation régulière, par exemple de la Terre sur elle-même) constitue encore pour le Padouan un mouvement naturel. De plus, il expérimente sur des géodésiques. Bref, Galilée a clairement perçu la première condition du principe qu’est l’uniformité (de la vitesse), mais non la seconde qui est la linéarité (le caractère rectiligne de la trajectoire). Voilà pourquoi il faudra attendre Newton pour voir s’exprimer le principe d’inertie dans son intégralité. Mais Galilée a plus qu’ouvert la voie.
b) Le principe de conservation
c) Le principe de composition des mouvements
On se rappelle que, pour Aristote, les mouvements rectiligne et circulaire sont simples ; or, la nature est principe de mouvement ; aussi la différence de ces mouvements s’inscrit-elle dans la nature, est-elle ontologique. Voilà pourquoi un même corps ne peut être animé de ces deux mouvements : il est dans sa nature d’être constitutivement incliné vers un et un seul type de lieu. Un signe de cette différence ontologique est l’attribution de ces mouvements à des corps différents et à des mondes différents. Certes, par exemple, un corps sublunaire peut décrire une courbe ou un mouvement mixte rectiligne et circulaire, mais c’est uniquement par violence (par exemple parce qu’une main le propulse). Certes, les mathématiciens grecs ont décrits des courbes composant ces deux mouvements ; mais de telles courbes ont une existence géométrique, non pas physique ; et si on les voit décrites par les astres, cette trajectoire est une apparence que les lois mathématiques permettent justement de sauver en la décomposant en deux mouvements simples.
Or, pour la première fois, avec Galilée, la composition de deux mouvements, rectiligne et circulaire, acquiert un sens non seulement mathématique mais physique : en l’attribuant à un même corps, il efface leur différence ontologique. C’est là d’abord un fait d’observation : il est vrai que la pierre tombant du mât d’un navire en mouvement suit une trajectoire rectiligne pour un observateur situé sur le bâteau ; mais il n’en est plus de même pour un observateur sis sur la berge : alors, la trajectoire est beaucoup plus longue et suit précisément une parabole ; or, mathématiquement, cette courbe compose mouvement rectiligne et circulaire. Il en est de même des mouvements des obus d’artillerie. De manière générale, la gravité qui pousse le corps vers le bas se compose avec le mouvement circulaire uniforme de la Terre tournant sur elle-même [44].
Mais, là encore, Galilée ne pousse pas la formalisation jusqu’au bout : « Pourtant, si l’on passe des considérations générales aux cas particuliers, on ne peut manquer d’être frappé par le fait que jamais Galilée ne parvient à composer réellement le mouvement […] circulaire uniforme, avec un mouvement rectiligne [45] ».
Ainsi Galilée produit une nouvelle révolution dans la conception aristotélicienne de la nature en général et de la mécanique en particulier.
d) Transition entre le Dialogue et les Discours
Six ans s’étendent entre la publication de ces deux œuvres capitales. Que constate-t-on dans les Discours ? Le principe de relativité n’apparaît pas dans les Discours qui n’en ont pas besoin. Le principe de conservation qui était réservé au seul mouvement circulaire uniforme, est étendu pratiquement au mouvement rectiligne uniforme. La loi de composition, enfin, est clairement établie.
Que s’est-il passé entre les deux ? Dans le Dialogue, les mathématiques jouent un rôle d’illustration ; en revanche, dans les Discours, elles sont l’instrument démonstratif par excellence. Galilée va réussir une géométrisation réussie du mouvement des graves. Il passe ainsi du stade de la description à celui de l’explication. Pour cela, il part des deux grandeurs primitives que sont l’espace et le temps pour saisir le mouvement dans son essence propre qui est mécanique. À ce renouvellement de contenu, Galilée joint un apport de méthode : il va ordonner systématiquement les différents théorèmes et propositions relatifs à la science du mouvement.
Pascal Ide
[1] 8
[2] 9
[3] 10
[4] Vasco Ronchi, « Galilée et l’astronomie », in Galilée. Aspects de sa vie et de son œuvre, coll. « Centre international de Synthèse », Paris, PUF, 1968, p. 153-172, ici p. 153. Je me fonderai sur cet article pour les notations suivantes.
[5] Werner Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, trad. Ugné Karvelis et A. E. Leroy, coll. « Idées », Paris, Gallimard, 1962, p. 20.
[6] Ibid., p. 159.
[7] Cf. l’exposé minutieux de Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, p. 196-212. Il se fonde lui-même sur les résultats détaillés par Galilée dans son Sidereus Nuncius. Emile Namer, « L’astronomie de Galilée. Sa place dans son œuvre et dans l’histoire de la pensée », in Galilée. Aspects de sa vie et de son œuvre, p. 173-185.
[8] Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, p. 195.
[9] Sidereus Nuncius, tome p. 59-60.
[10] Cf. aussi Bernard Dame, « Galilée et les taches solaires (1610-1613) », in Galilée. Aspects de sa vie et de son œuvre, p. 186-251. Cet article détaille avec grande précision les découvertes de Galilée.
[11] Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, p. 200.
[12] Galilée, Lettre à Paolo Gualdo, 16 juin 1612, tome XI, p. 326-327.
[13] Galilée, Dialogue, I, p. 72.
[14] Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, p. 205.
[15] Galilée, Lettre au Père Clavius, 30 décembre 1610, tome X, p. 500.
[16] Galilée, Dialogue, I, p. 113s.
[17] Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, p. 195.
[18] Bernard Dame, « Galilée et les taches solaires (1610-1613) », in Galilée. Aspects de sa vie et de son œuvre, p. 186-251, ici p. 246. Cet article détaille avec grande précision les découvertes de Galilée.
[19] Cf. Galilée, Opere, tome X, p. 436.
[20] Galilée, Lettre à Gallenzone Gallenzoni, 16 juillet 1611, tome XI, p. 142.
[21] Mersenne, « Cogitata Physico-Mathematica », Hydraulica, Paris, 1644, p. 193-194. Je cite la traduction de Pierre Costabel et de Pierre Piveteau, in Collectif, Galilée. Aspects de sa vie et de son œuvre, p. 360-365.
[22] Ibid., p. 361-363.
[23] Ibid., p. 364.
[24] Dialogue, III, p. 385s.
[25] Cf. Ptolémée, Almageste, I, 7. Cf. aussi Tycho-Brahé (C. Dreyer, A History of Astronomy from Thales to Kepler, New York, Dover Publications, 1953, p. 360).
[26] Dialogue, II, p. 151-152.
[27] Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, note 6, p. 234.
[28]Dialogue, II, p. 152-153 et 194.
[29] Ibid., p. 158.
[30] Ibid., p. 158-159 et 214.
[31] Ibid., p. 121-2 ; cf. p. 143.
[32] Sur le principe de relativité galiléen, cf. Françoise Balibar, Galilée, Newton lus par Einstein. Espace et relativité, Paris, PUF, 1984.
[33] Dialogue, II, p. 142.
[34] Ibid., p. 139-140.
[35] Ibid., p. 168.
[36] Ibid., p. 172.
[37] Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, p. 239.
[38] Alexandre Koyré, Études galiléennes, tome III, p. 19. Cf. Giordano Bruno, La Cena de le Ceneri, II, 5, Opere italiane, Éd. Wagner, Lipsiae, 1830, p. 169s ; cf. citation chez Alexandre Koyré, Ibid., p. 12s.
[39] Dialogue, II, p. 175.
[40] Pour le détail de l’exposé, cf. Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, p. 244-253.
[41] Cf. la première description contenue dans Horologium osillatorium sive de motu pendulorum ad horologia aptato demonstrationes geometricae, Paris, 1673, 5e partie, fin.
[42] Bertolt Brecht, La vie de Galilée, Acte IV, trad. E. Recoing, Paris, Ed. de l’Arche, 1990, p. 62.
[43] Dialogue, IV, p. 450.
[44] Dialogue, II, p. 175.
[45] Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, p. 270. Cf. le développement des p. 270-273.