Jacques Ellul, philosophe qui a consacré une bonne partie de son œuvre abondante (une cinquantaine d’ouvrages) à la philosophie de la technique est souvent considéré comme un pessimiste qui la diabolise. C’est sans doute la raison principale pour laquelle, encore aujourd’hui, il est victime d’un tel ostracisme – du moins de la part de ses compatriotes. En effet, les Américains honorent beaucoup plus l’originalité de sa pensée, la déploie et la discute. Encore plus que pour la foi dont il ne se cache jamais (l’ancien marxiste est devenu chrétien protestant) sans pour autant être prosélyte, Ellul est critiqué pour une technophobie qui est d’autant plus virulente que, contrairement à celle d’un Heidegger, elle est très informée et multiplie les exemples, toujours dans une langue très limpide et très pédagogique.
Je défendrai donc la thèse que le philosophe bordelais n’est pas technophobe. Certes, l’on regrettera le ton volontiers polémique, les règlements de compte sans appel. Mais les diatribes demeurent rares et accidentelles. Quoi qu’il en soit comment alors concilier ses attaques si virulentes contre ce qu’il appelle le système technicien – et qui devient encore plus déshumanisant depuis l’avènement de l’informatique – avec une posture équilibrée qui ne condamne pas la technique en tant que telle – ce qui, d’ailleurs, le distingue de Heidegger – ?
La bonne réponse ne consiste assurément pas à reprendre la thèse usée de la distinction entre la technique et son utilisation. Car, pour Ellul, le système lui-même est aliénant. Ou plutôt, il serait possible de convoquer cette distinction, à condition de lui ajouter ce qui va suivre.
Donc, pour notre auteur, il y a bien, en-deçà de tout acte technique, une libre décision humaine, donc une décision éthique. En ce sens, il est légitime de distinguer la technique de son usage qui peut être humanisant ou déshumanisant. Mais, et voilà la grande nouveauté apportée par Ellul, la technique s’autonomise : elle s’auto-organise et, échappant à celui qui en fut l’auteur, engendre d’elle-même une structure qui s’amplifie par sa propre logique. C’est ce qu’il appelle le Système technicien – qui atteint aujourd’hui une ampleur jamais rencontrée.
Or, la raison de cette hypostasie cancéreuse tient à des processus qui sont autant de décisions, en plein ou en creux. Le premier, en plein, est la loi du tout est possible. L’homme décide que tout qui est expérimentable et faisable doit être expérimenté et fait. Son pouvoir a même extension que son pouvoir. La conséquence en est que la technique va devenir un processus qui a une cause, mais pas de fin (au double sens du terme : but et terme). Le second processus, en creux, est plus subtil et moins apparent. Je traduis dans un lexique qu’ignore Jacques Ellul, la distinction scolastique entre la liberté d’exercice (« faire ou ne pas faire ») et la liberté de spécification (« faire ceci ou faire cela »). Or, une fois qu’une nouvelle technique est lancée (ce qui suppose un acte de la liberté d’exercice), plus jamais elle ne sera remise en question. Les nouvelles décisions porteront sur ses modulations, ses applications, l’éducation à cette technique, dont sur la liberté de spécification, mais ne refluera jamais sur l’existence même (donc, derechef, sur la liberté d’exercice). Nous assistons donc à un processus d’auto-emballement. L’on peut imaginer que, grisés et donc aveuglés, les chercheurs soient impuissants à enrayer le processus. Mais le plus étonnant est que les instances autres, notamment politiques, n’aient pas le recul pour réguler, voire, parfois, remettre radicalement en question cette accélération.
Quoi qu’il en soit, en dénonçant le processus d’autonomisation et d’auto-accroissement de la technique, Jacques Ellul ne condamne pas celle-ci, mais celui-là.
L’application est immédiate et relève de l’instance politique : remettre en question ce processus d’accélération de la technique. Ce qui passe notamment par la critique de l’expression « progrès technique ». Il n’y a de progrès qu’humain ; or, la technique n’est en rien corrélée à l’éthique ; elle a même fortement tendance à s’en découpler.
Pour notre part, le mécanisme si puissamment décrit par notre auteur est, pour nous, une illustration emblématique d’une loi métaphysique universelle : la dissociation entre l’esprit et la lettre. Tout processus dynamique, vivant, fait appel à une structure pour se réguler, se canaliser, s’institutionnaliser, s’auto-organiser. Par exemple, chez l’animal, le squelette accroît ses performances. Or, cette organisation tend à s’autonomiser, s’autodévelopper, jusqu à se momifier, bref, travailler pour elle-même, au lieu d’être au service de la vie qui, pourtant, l’a fait naître. Nous l’observons partout : en économie, dans une paroisse, etc. Il en est de même pour la technique : elle finit par s’auto-entretenir.
Pascal Ide