Humour et ironie à la lumière du don

L’ironie, l’humour sont des vertus qui doivent structurer une philosophie du don. En effet, toutes deux ont pour objet la prise de recul, la relativisation de l’absolu. Or, le don à soi (don 2) peut s’absolutiser de deux manières : en niant son origine, autrement dit en effaçant la distance le séparant du don originaire ; en se prenant pour sa propre fin, autrement dit en congédiant la distance le séparant du don terminal. Je ne sais si l’humour et l’ironie se répartissent selon ces deux aspects. Après tout, Kierkegaard les a répartis, non sans arbitraire, selon les deux passages entre les trois sphères d’existence. Mais il faut ajouter que ces deux affects jouent aussi un rôle à l’égard du don 2 lui-même, le promeuvent en quelque sorte.

1) L’ironie

L’ironie est au cœur de la pensée et de la méthode socratique [1]. Kierkegaard montre que le comique de l’ironie n’est qu’une apparence, car elle traite en réalité du sujet le plus sérieux qui soit, la mort : Ce qui trompe avec Socrate c’est que son ironie est si spirituelle, son intellectualité si éminente qu’on est tenté d’oublier complètement que son action est en même temps pour lui question de vie et de mort [2] ».

a) Un exemple célèbre

Prenons l’un des exemples les plus célèbres de la littérature, le discours de Marc Antoine après l’assassinat de Jules César dans la pièce éponyme de Shakespeare [3]. Brutus, Cassius et les autres homicides sont bien vus de la foule. Marc Antoine dit : « Brutus is an honourable man », et les autres assassins de même : « Tous, ils sont des hommes honorables ». La foule l’entend au sens le plus littéral du terme. Puis, Marc Antoine révèle le testament de César qui est favorable à tous les citoyens romains et montre le manteau de César pour susciter la pitié. Alors, il reprend la même formule : « Brutus était un homme d’honneur ! » Celle-ci est matériellement identique ; mais on en perçoit soudain toute l’ironie, car elle veut dire exactement le contraire : « They were traitors : honourable men ! » Et c’est le quatrième citoyen qui l’exprimera : « Eux, des hommes honorables ? Ce sont des traîtres ! » Désormais, la foule a compris que Marc Antoine veut dire le contraire exact de ce qu’il dit. D’ailleurs, Marc-Antoine multiplie les allégations déniant ce qu’il veut faire : « Bons amis, doux amis, ne me faites pas ouvrir soudain l’écluse de la révolte ». Il se fait passer pour « un homme simple et rude, qui aime son ami » et qui ne sait pas parler comme Brutus.

On voit donc que le propre de l’ironie est de cacher la vérité sous son contraire. En sa structure, elle relève du double bind et elle pourrait faire partie de la manipulation. Ici, la raison en est politique. Le dilemme qui se pose à Marc Antoine est le suivant : comment ne pas induire la révolte de celle-ci et en même temps ne pas cacher la vérité, dire le crime ? Pas d’autre méthode que l’ironie.

b) Nature de l’ironie

Freud la définit ainsi : « L’ironie ne comporte aucune autre technique que la représentation par le contraire [4] ». L’ironie est donc un décalage entre l’apparence et le fond qui est son exact contraire et se présente comme seule vérité. Quels moyens ce décalage met-il en œuvre ? Pour Freud, la distance s’opère entre le langage verbal et le langage non-verbal : elle « consiste essentiellement à dire le contraire de ce que l’on veut suggérer, tout en évitant aux autres l’occasion de la contradiction : les inflexions de la voix, les gestes significatifs, quelques artifices de style dans la langue écrite, indiquent clairement que l’on pense juste le contraire de ce que l’on dit [5] ».

Mais le décalage vaut au plan même du langage, ainsi que les rhéteurs classiques l’avaient finement observé [6] et comme la littérature sait le mettre en œuvre dans l’écrit [7]. Ainsi Quintillien estime que l’humour jaillit de la distance entre le trope et la figure : « Dans le trope, l’opposition est entre les mots ; dans la figure, la pensée et parfois toute la façon de présenter la cause est en opposition avec la forme et le ton. Que dis-je ? la vie entière d’un homme paraît n’être qu’une ironie, comme parut l’être celle de Socrate [8] ».

c) Finalité de l’ironie

L’ironie est avant tout liée à la nécessité de relativiser l’absolu. Il faudrait lire ici la profonde Lettre sur la comédie de l’Imposteur : « Quoique la nature nous ait fait naître capables de connaître la raison pour la suivre, pourtant, jugeant bien que si elle ne s’y attachait quelque marque sensible qui nous rendît cette connaissance facile, notre faiblesse et notre paresse nous priveraient de l’effet d’un si rare avantage, elle a voulu donner à cette raison quelque sorte de forme extérieure et de dehors reconnaissable. Cette forme est, en général, quelque motif de joie, et quelque manière de plaisir que notre âme trouve dans tout objet moral [9] ». Et, Molière précise plus loin : « Le ridicule est donc la forme extérieure et sensible que la providence de la nature a attachée à tout ce qui est déraisonnable, pour nous en faire apercevoir, et nous obliger à le fuir ». En effet, « pour connaître ce ridicule il faut connaître la raison dont il signifie le défaut, et voir en quoi elle consiste ». Or, « le ridicule [se fonde] sur quelque manque de raison [10] ».

L’ironie conjoint donc deux choses : la dénonciation de l’apparence ; la forme comique qui permet de désamorcer le côté trop culpabilisant de la dénonciation, du blâme ; elle aide, de ce fait, l’amendement du coupable.

Une fonction souvent ignorée de l’ironie est qu’elle permet une meilleure appropriation de la vérité. En effet, l’ironie n’est pas immédiatement lisible, elle déconcerte avant de livrer son sens. Or, ce qui n’est pas immédiatement donné requiert la médiation du travail de l’enquête, de l’inquisition de l’esprit. La personne doit découvrir elle-même par un effort mental la vérité cachée dans la formule : homme d’honneur » et y déchiffrer « traître ». C’est pour cela que Jankélévitch disait que l’ironie « sollicite l’intellection [11] ». Or, l’appropriation se fonde notamment sur le travail de l’intelligence accédant au vrai. Donc, l’ironie est une vertu qui favorise l’appropriation. C’est même l’une de celle qui le développe le plus. En effet, l’intégration est d’autant plus difficile que les réalités sont les plus diverses ; or, les contraires sont les termes les plus opposés au sein d’un même genre ; mais, dans l’ironie se fonde sur les contraires ; donc, l’ironie requiert le plus haut labeur d’intégration de l’esprit. Au point que certains peuvent passer à côté. Voilà aussi pourquoi il est si facile de la détourner de sa finalité et de l’employer pour se cacher. C’est encore Jankélévitch qui l’affirme : l’ironie choisit « l’altérité la plus aiguë : elle exprime non pas quelque chose d’autre que ce qu’elle pense, comme n’importe quelle allégorie, mais le contraire, qui est l’autre le plus autre ; l’extrêmement autre [12] ». Une confirmation en est que la joie suit l’opération qui aboutit à son terme qu’est la vérité ; or, l’ironie suppose un travail de l’intelligence pour être décelée ; l’ironie est source donc d’une joie, plus secrète, plus cachée que celle de la dérision, celle de l’accomplissement de soi. L’ironie est en ce sens un hommage rendu par l’ironiste à l’intelligence de celui qui la déchiffre. Et comme elle requiert la plus grande capacité d’appropriation, elle est le plus grand hommage que l’on puisse imaginer.

Enfin, l’ironie est un signe de l’infinité de l’esprit, donc de ce que cette vertu est propre à l’homme. En effet, l’ironie est une prise de distance. Or, la capacité de distanciation de soi est illimitée ; elle peut même aller jusqu’à la dérision et au cynisme. Voilà pourquoi Peter Berger pouvait dire de l’humour (et aussi du jeu) qu’il est un « signal of transcendence [13] ».

Par conséquent, comme le politique a sans cesse tendance à s’absolutiser, se prendre pour l’ultime instance, divine, l’équilibre social et politique requiert en permanence l’existence d’œuvres humoristiques et même satiriques. De fait, celles-ci ont existé à toutes les époques : d’Aristophane à Dickens, de Juvénal à Dickens et Gogol [14].

2) Une forme particulière d’ironie

a) Le fait

L’ironie prend la forme privilégiée de l’éloge paradoxal. Or, il est intéressant de noter que celui-ci traverse toute l’histoire de la pensée et de l’art théâtral : de l’Éloge d’Hélène chez Gorgias, l’éloge de Socrate dans le Banquet [15] à l’Éloge de la folie d’Erasme et au prologue de Gargantua de Rabelais [16] sans oublier le Dom Juan de Molière. Par exemple, dans ce dernier, on se souvient de l’éloge du tabac qui l’ouvre (I, 1 : on pourrait le citer), suivi de celui de l’inconstance (I, 2), de la couardise, allant de pair avec le blâme de l’honneur (III, 3) et de l’hypocrisie (V, 2). Et il faudrait citer tous les traits de Socrate. Par exemple à Calliclès qui lui reproche : « Comme tu rabâches toujours les mêmes choses, Socrate ! », celui-ci répond : « Non seulement les mêmes choses, Calliclès, mais sur les mêmes sujets [17] ». Au début de l’Hippias majeur, Socrate traite Hippias le vaniteux de « beau » et de « sage ».

Patrick Dandrey l’a longuement montré dans une série d’excellentes études sur le sujet [18] ; il dit par exemple de Don Juan que cette pièce est une « véritable machine à féconder de l’ambiguïté, […] peut-être plus folle que l’éloge érasmien [19] ». C’est donc que l’ironie est un trait constant de l’esprit humain. Quel sens donner à ce que les Grecs appellent le paradoxon encomium (« l’éloge paradoxal ») ?

b) Le sens

Là encore, le sens est dans le décalage. Mais un décalage qui touche le don 2 lui-même, la différence entre l’apparence et le fond. Telle est l’interprétation que Rabelais donne du personnage de Socrate persiflé par Alcibiade : « le voyans au dehors et l’estimans par l’extériore apparence, n’en eussiez donné un coupeau d’oignon, tant laid il estoit de corps et ridicule en son maintien […]. Mais, ouvrans ceste boyte, eussiez au dedans trouvé une céleste et impérissable drogue : entendement plus que humain, vertus merveilleuses, courage invincible, sobresse non pareille, contentement certain, asseurance parfaicte, déprisement incroyable de tout ce pourquoy les humains tan veiglent, courent, travaillent, naviguent et bataillent ». Et Rabelais de continuer en disant que de même, pour son livre de Gargantua, « la drogue dedans contenue est bien d’aultre valeur que ne promettait la boite [20] ».

Le discours comique joue aussi du décalage, de la distance : l’écriture pseudo-encomiastique procède de l’exploitation facétieuse ou satirique, didactique ou ludique, bouffonne ou zététique, du décalage entre un discours emphatique régulier, ayant toutes les apparences du conformisme, et la thèse ou l’objet qui s’y trouve loué en dépit de l’évidence, de la logique et de l’opinion couramment admises – ou simplement contre toute attente [21] ». En fait, le décalage peut être double : du point de vue du signifiant ou de la forme, et cela donne la parodie ; du point de vue du signifié ou du contenu, et cela donne le paradoxe.

3) Reprise dans l’optique du don

L’ironie dit les décalages dont nous avons parlé entre les différents moments du don : elle protège ainsi la créature de son autoidolâtrie.

Mais l’ironie dit aussi le décalage d’avec soi, la monstration de soi sous une forme contraire, afin que la gloire soit rendue à la véritable origine.

Enfin, l’ironie naît de ce que Dieu ne peut se dire totalement que sub contrariis.

Pascal Ide

[1] Cf. Gregory Vlastos, Socrate : ironie et philosophie morale, trad. Catherine Dalimier, Paris, Aubier, 1993. Cf. le remarquable ouvrage indémodé de William Keith Chambers Guthrie, Socrates, London, Cambridge University Press, 1971.

[2] Sören Kierkegaard, Journal (extraits), vol. V, 1854-1855, trad. Frelov et Gateau, Paris, Gallimard, 1961, p. 146.

[3] William Shakespeare, Julius Caesar, Acte III, scène 2, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, tome 2, p. 587-591.

[4] Sigmund Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, trad. Marie Bonaparte et M. Nathan, Paris, Gallimard, 1969, p. 106.

[5] Ibid., p. 267.

[6] Cf. Quintillien, Institution oratoire, L. IX, surtout ii, 44-46 ; L. VIII, xi, 1 ; Cicéron, De Oratore, III, 203 et Brutus, 392. Cf. James Alexander Kerr Thomson, Irony, an Historical Introduction, London, Allen & Unwin, 1926.

[7] Cf. Beda Alleman, « De l’ironie en tant que principe littéraire », Poétique, n° 36 (novembre 1978), Paris, Seuil, p. 385s.

[8] Quintillien, Institution oratoire, L. IX, surtout ii, 46, trad. Henri Bornecque, Paris, Garnier, 1934, III, p. 293.

[9] Molière, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1971, vol. 1, p. 1173.

[10] Ibid., p. 1175.

[11] Vladimir Jankélévitch, L’ironie, Paris, Flammarion, 1964, p. 64.

[12] Ibid., p. 71.

[13] Cf. Peter L. Berger, A rumor of Angels. Modern Society and the Rediscovery of the Supernatural, New York, Doubleday Anchor Book, rp. 57-60.

[14] Cf. Martha C. Nussbaum, Pœtic Justice. The Literary Imagination and Public Life, Boston, Beacon Press, 1995.

[15] Alcibiade dit de Socrate qu’il est un silène ventru (Platon, Banquet, 215 b-c ; 216 d-217 a).

[16] Ce prologue reprend justement la présentation paradoxale de Socrate aussi laid que sage (Rabelais, La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel, Prologue de l’auteur, in Œuvres complètes, éd. Jacques Boulenger, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1942, p. 25).

[17] Platon, Banquet, 221 d.

[18] Cf. Patrick Dandrey, L’éloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris, p.u.f., 1997 ; Dom Juan, ou la critique de la raison comique, Paris, Honoré Champion Ed., 1993, p. 17-78 ; Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992, p. 174 s ; La médecine et la maladie dans le théâtre de Molière. 1. Sganarelle et la médecine ou de la mélancolie érotique, Paris, Klincksieck, 1998, p. 265-324. Cf. aussi Gérard Defaux, Molière ou les métamorphoses du comique, Paris, Klincksieck, 21992.

[19] Id., Sganarelle et la médecine ou de la mélancolie érotique, p. 277.

[20] Rabelais, La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel, Prologue de l’auteur, Œuvres complètes, éd. Jacques Boulenger, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1942, p. 25.

[21] Id., Sganarelle et la médecine ou de la mélancolie érotique, p. 270.

11.3.2021
 

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