Homme et femme selon la Bible. Une uni-dualité posée, composée, décomposée et recomposée 2/3

Ce texte a fait l’objet d’une conférence dans le cadre d’un colloque international de l’Institut Supérieur de l’Enseignement Privé de Polynésie (ISEPP), La personne et les catégories de genre en Polynésie, Papeete, 24-26 septembre 2013.

2) La blessure ou la différence décomposée

On le sait, l’histoire ne s’arrête pas là. Dès le chapitre 3 (qui appartient toujours au document ou à la tradition yahviste), une rupture intervient entre l’homme et Dieu, dont le retentissement se fait aussitôt sentir au plan de la relation homme-femme.

Ni rupture entre l’anhistoricité des mythes d’origine et l’histoire subséquente de plus en plus documentée, ni continuisme naïf, voire fondamentaliste, la temporalité biblique maintient un seuil qui ne nie pas la mystérieuse continuité, anthropologiquement (donc ontologiquement) fondée, voire (phénoménologiquement) éprouvée (le prochain paragraphe en parlera), et théologiquement attestée dans la persévérance de l’image divine et l’affirmation christologique, entre le « au commencement [ap’archès] » affirmé par le Christ (Mt 19,4) et l’aujourd’hui. C’est ainsi que l’histoire d’Abraham s’inscrit dans le prolongement de « l’histoire universelle » des onze premiers chapitres de la Genèse à laquelle elle fait maintes fois référence [1].

a) La violence extérieure

L’Écriture ne se voile jamais les yeux sur la violence des pratiques sexuelles, le plus souvent machistes. Qui ignore que la passion dévorante de David le conduit à l’assassinat de son rival – son phallocratisme étant symboliquement multiplié par son pouvoir royal ? Pour mieux observer cette violence dominatrice d’un sexe à l’égard de l’autre, quittons un moment le livre de la Genèse pour décrire un épisode tiré des livres historiques (1 S 13,1-17).

Une fille du roi David, prénommée Tamar [2], était d’une beauté fascinante : portant un nom qui signifie « palmier », elle a de celui-ci la silhouette élancée et flexible. Son demi-frère Amnon en tombe follement amoureux : il « était tourmenté au point de se rendre malade » (v. 2). Comme celle-ci n’est pas attirée par lui, il intrigue, grâce au conseil d’un de ses amis qui, le voyant « si languissant chaque matin », lui conseille : « Mets-toi au lit et fais le malade ». Amnon fait alors venir Tamar afin qu’elle lui prépare deux gâteaux sous ses yeux. Sitôt qu’elle arrive, portant la nourriture, Amnon éloigne tout le monde et lui demande : « Viens, couche avec moi ! » Celle-ci refuse : « Ne commets pas cette infamie ». Mais Amnon « ne voulut pas l’entendre » et il la viola. Le récit ajoute aussitôt : « Amnon se prit à la haïr très fort », précisant : « La haine qu’il lui voua surpassait l’amour dont il l’avait aimée ». Joignant l’acte au sentiment, il ordonne à Tamar : « Lève-toi ! Va-t-en ! » Et, devant le refus de la jeune femme pour qui ce renvoi est encore pire que le viol, il exige du serviteur : « Débarrasse-moi de cette fille, jette-la dehors et verrouille la porte derrière elle ».

Cette scène, d’une rare sauvagerie, atteste la violence – violence redoublée par l’inceste – avec laquelle un homme peut user de sa sexualité pour dominer une femme : « La possession est la racine de la luxure [3] ». Ce faisant, le fils d’Adam dévoie la sexualité originaire dont Gn 2 contait l’innocence (au sens étymologique) sans ingénuité : ‘îsh et ‘îshah vivent dans un échange émerveillé de donation et de réception réciproques sans nulle dénivellation ni domination. Mais le texte dit plus. Tout d’abord, une phrase étonne : « La haine qu’il lui voua surpassait l’amour dont il l’avait aimée ». Comment ne pas songer à Racine : « Je l’ai trop aimé pour ne point le haïr [4] », mais, plus encore à La Bruyère : « L’on veut faire tout le bonheur, ou, si cela ne se peut ainsi, tout le malheur de ce qu’on aime [5] » ? Le retournement de l’amour en haine est, plus encore, une extériorisation de la haine de soi – qui est elle-même, la conséquence de la passion invasive. Sans que l’explication et l’excuse déresponsabilisent, l’Écriture donne donc à voir que la division (violente) avec l’autre est le débordement de la violence à l’égard de soi.

Ensuite – car la Bible n’en demeure jamais à une analyse psychologique et même à une analyse éthique, si fines soient-elles –, l’épisode montre l’essence idolâtrique de cet acte luxurieux. En effet, Amnon est à ce point obsédé par Tamar que le texte parle de tourment et de maladie : pathos dit la passion autant que la pathologie. En dévorant le cœur au point d’annihiler presque totalement la volonté, la passion-compulsion pour Tamar occupe le centre que seul le zèle divin pour la Loi devrait occuper. Ici, c’est Shakespeare qu’il convient de mobiliser : « Le monde sait tout cela, et pourtant nul ne sait éviter le ciel qui mène les hommes à cet enfer [6] ».

b) La violence intériorisée

La violence extérieure entre homme et femme prend donc sa source dans l’intimité du cœur qu’elle visibilise et effectue. Cette violence interne était déjà révélée au tout début, lors de la scène de la chute, à travers une expérience mystérieuse, celle de la honte : « J’ai eu honte parce que je suis nu et je me suis caché » (Gn 3,10). De prime abord, la cause de la honte réside dans la nudité ut sic. Pourtant, le chapitre 2 de la Genèse s’achève sur une assertion (d’ailleurs unique dans la Bible comme dans les autres textes du Proche Orient ancien) : « Tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre » (Gn 2,25). Si la réalité extérieure, la nudité, est identique, la différence est donc intérieure. La honte correspond donc à un vécu nouveau de cette nudité. En quoi consiste-t-il ?

Les analyses opérées par Jean Paul II dans le premier cycle et surtout dans le deuxième cycle de ses catéchèses sur le corps humain [7] demeurent indépassées : à une approche exégétique au plus près du texte, elles joignent une approche phénoménologique qui permet à ces vécus de conscience de révéler leur richesse de sens et d’ainsi introduire avec rigueur à l’intériorité du couple originel. Je m’appuierai donc sur cette fine approche herméneutique.

Gn 3,10 contient « une description d’une surprenante précision, du phénomène de la honte apparue chez le premier homme en même temps que le péché originel [8] ». L’apparition de la honte signale une perte, une « carence [9] ». Triple est cette carence : cosmique et anthropologique, cette dernière se dédoublant en individuelle et relationnelle. Concentrons-nous sur la deuxième (la carence individuelle) qui concerne l’« ‘ego’ personnel » [10] qui est elle-même ouverte sur la troisième (la carence interpersonnelle).

La signification personnelle est elle-même polysémique. Alors que la honte est souvent interprétée en relation avec la seule sexualité et celle-ci en « référence à la personne de l’autre sexe », elle présente en réalité un sens à la fois plus immanent et plus profond, touchant « l’essentialité humaine du propre corps [11] », donc de la personne dont le corps est la manifestation.

  1. La honte exprime d’abord une brisure affectant tout l’être: elle révèle « une certaine fracture constitutive dans l’intérieur [certa costitutiva frattura nell’interno] de la personne humaine », voire « quasi une rupture de l’unité spirituelle et somatique originaire de l’homme [quasi una rottura della originaria unità spirituale e somatica dell’uomo[12] ». Elle se réfracte sur un triple plan : cognitif – elle est expérimentée, donc connue comme une insoumission du corps à l’esprit –, affectif – la honte nourrit l’« inquiétude de fond de toute l’existence humaine » – et actif – « Le corps, qui n’est pas soumis à l’esprit comme dans l’état de l’innocence originaire, contient en soi un constant foyer de résistance à l’esprit, et il menace en quelque sorte l’unité de l’homme-personne ». Plus précisément encore, toujours sur le plan de l’action, donc de la volonté, la rupture de la personne se traduit par un pouvoir diminué de l’esprit sur le corps : « l’homme de la concupiscence ne domine pas son propre corps de la même manière, avec la même ‘simplicité’ et le même ‘naturel’ que l’homme de l’innocence originaire [13] ». En ce premier sens, la signification de la pudeur concerne non pas le corps lui-même, ni « la sexualité somatique », mais les « transformations les plus profondes subies par l’esprit humain [14] ».
  2. La honte postlapsaire exprime aussi la fracture de la personne en sa sexualité – et nous retrouvons ici la signification plus spontanée de la pudeur. Le texte de la Genèse le suggère : « Ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des ceintures » (Gn 3,7). Or, l’homme et la femme cachent leurs caractères sexuels parce qu’ils ressentent « une spécifique fracture de l’intégrité personnelle de son propre corps, particulièrement dans ce qui en détermine la sexualité [15] ». De fait, le déséquilibre et l’insoumission dont il vient d’être question affectent singulièrement la relation du couple originel.
  3. Enfin, la deuxième signification, personnelle, ouvre sur, voire ébauche la troisième signification, relationnelle, de la honte [16]. Celle-ci atteste que la communion des personnes est blessée. Ce qui est vrai de l’interpersonnalité en général l’est davantage de la relation entre homme et femme qu’ils ressentent « comme un manque de pleine unité » ; plus encore, ils éprouvent « une rupture, une perte fondamentale de la primitive communauté-communion des personnes [17] ». En effet, le verset 7 relatif à la honte n’est pas isolé du reste du chapitre, notamment du châtiment divine affirmant la double défiguration symétrique des relations entre ‘îsh et ‘îshah : « Ton élan sera vers ton mari, et il te dominera » (Gn 3,16). Pour l’exprimer avec les mots et les catégories de Jean-Paul II, cette honte exprime au plan du sujet (de son expérience) « une limitation », « une violation », « une déformation de la signification sponsale du corps [18] ».

On pourrait résumer la fracture des origines que signale la honte, à partir de l’itinéraire augustinien extérieur-intérieur-supérieur : la violence dominatrice qui oppose au dehors l’homme et la femme s’enracine dans une violence intime qui est la désunion interne de la concupiscence qui elle-même prend sa source dans la rupture pécheresse à l’égard de Dieu.

Toutefois, contre tout pessimisme et toute suspicion rigoriste, la honte n’est pas une perte pure et simple du sens sponsal du corps, ni donc de la communion des personnes, mais un affaiblissement : « le corps humain a ‘quasi’ perdu la capacité d’exprimer » le don, et « si nous ajoutons le terme adverbial ‘quasi’, nous le faisons parce que la dimension du don – c’est-à-dire la capacité d’exprimer l’amour grâce auquel, par sa féminité ou sa masculinité, l’être humain devient un don pour l’autre – n’a pas cessé d’imprégner et de façonner l’amour qui naît dans le cœur humain [19] ». Ainsi la honte présente aussi un sens positif, puisqu’elle rappelle la condition première de l’homme et la garde : « la pudeur a une double signification : elle indique la menace à l’encontre de la valeur et, en même temps, elle préserve intérieurement cette valeur [20] ». Autrement dit, la violence originelle n’est pas le dernier mot – car elle n’est pas le premier mot, ainsi que le montrera la troisième partie.

c) Une cascade de violences. 1. Caïn

Pour la Bible, la différence des sexes n’est jamais donnée sans la différence des générations – ces deux différences, synchronique et diachronique, étant, avec celle du Juif et du païen, les plus déterminantes anthropologiquement. Ainsi la fragilisation-rupture des sexes se répercute et se multiplie dans la fragilisation-rupture des générations. C’est ce que montre de manière particulièrement suggestive le livre des « générations [tôledôt] » ou des « engendrements » (cf. Gn 2,4 ; passim) [21] : la Genèse [22].

Du crime de Caïn, on sait sa responsabilité, l’origine qui est la jalousie et les conséquences homicides. En revanche, on en sait moins l’origine blessée et donc – partiellement – excusante : la possessivité d’Ève. Cette dernière décrit ainsi la naissance de son premier enfant : « J’ai acquis [qanîtî] un homme d’Adonaï ». (Gn 4,1b) L’acquisition étant un acte de possession, l’enfant devient ainsi un objet capté par la mère. De plus, il est parlé d’un « homme », ‘îsh. Or, l’homme qu’une femme est appelée à désirer est son mari. Il est ainsi suggéré qu’Ève a évincé son époux au profit de l’enfant qui devient l’objet comblant – un objet petit a…

Le premier fils « acquis » par Ève est Caïn. Celui-ci est donc né dans un contexte fusionnel [23]. Or, un traumatisme tend à se répéter. « Dans ces conditions, faudra-t-il s’étonner de voir Caïn saisi à son tour d’une convoitise jalouse qui le poussera à évincer un frère constituant à ses yeux l’obstacle à sa maîtrise et à sa jouissance de tout [24] ? » Précisément, Caïn a vécu dans la menace de la fusion dévorante [25]. Or, seule la colère, voire une certaine haine, permet de sortir de l’indifférenciation primitive mortifère [26]. Comment dès lors s’étonner de cette violence assassine ? « Ce que le texte de la Genèse nous apprend des circonstances ayant présidé à la naissance de Caïn n’indique pas, tout au contraire, que le nouveau-né ait été accueilli dans cette situation d’amour symbolique par laquelle une mère, renonçant au rapport de possession, est prête à faire place, entre elle et l’enfant, à la médiation de la parole tierce d’un père [27] ».

Deux confirmations. La naissance de Caïn ne s’accompagne d’aucune parole de tendresse. Dans le passage suscité, le psychiatre psychanalyste Alain Didier-Weill parle d’un « manque de présence impressionnant : pas un mot, pas un geste, significatif produits par lui pour l’accueil de l’enfant ». Ensuite, Dieu avertit Caïn de la manière suivante : « Vers toi son avidité et toi tu domineras sur lui » (Gn 4,7b) ; or, ce sont les mots mêmes que le créateur a employés après la chute pour expliquer à Ève comment elle se rapporterait désormais à l’homme (Gn 3,16b) – passage dont nous verrons qu’il est sigillé par la violence. La stupéfiante convergence de vocabulaire et le parallélisme de la construction grammaticale ne signifient-ils pas que la violence déployée par Caïn trouve dans celle qu’il a subie une racine – comme toujours, partielle, car la Bible éclaire la violence, mais ne la légitime jamais ? [28]

c) Une cascade de violences. 2. Juda

Cette relation violente, à la fois navrée et pécheresse, entre la première mère et son fils aîné se retrouve non seulement aux générations subséquentes, mais aussi entre les pères et leurs enfants. Montrons-le à partir de l’histoire de Juda, l’un des douze fils de Jacob, moins connue et moins étudiée que celle de Joseph [29].

  1. Tout d’abord, Juda apparaît comme un mauvais père, ainsi que le révèle l’épisode avec Tamar (une autre Tamar que celle du récit davidique) en Gn 38 [30]: il dispose de ses fils et de sa belle-fille Tamar comme d’un objet, d’un bien utile. En effet, il se marie à Shua’, fille de Hirâ, Cananéen. Déjà on peut s’interroger sur la manière dont il épouse Shua’ : il est dit qu’il « la prit » (v. 2) ; or, pour être habituelle, cette manière de faire est violente. De plus, de Shua’, Juda eut trois fils : ‘Er, ‘Onân et Shélâ. Il prend pour ‘Er une femme, qui s’avère être Tamar. Comme son aîné n’a pas eu de fils et conformément à la coutume du lévirat, Juda contraint son frère ‘Onân à épouser Tamar. Mais Onân meurt sans laisser de descendance. Alors, Juda reproduit le même scénario avec son troisième fils, Shélâ. Or, ce qui pourrait apparaître une coutume de l’ancien temps est en réalité un hapax dans la Bible : aucun père n’a jamais ainsi imposé une épouse à son fils. Juda est donc un violent qui fait violence à toute sa famille.
  2. Le texte biblique permet de mieux cerner l’origine de cette attitude de père indigne – sans pour autant le déresponsabiliser. En effet, comment ne pas s’étonner des décès successifs qui frappent, tout jeunes, les fils de Juda, alors qu’ils n’ont même pas pu encore engendrer ? Or, la Bible offre des indications sur leur origine.

‘Er, lit-on, est – non pas « mauvais » comme on le traduit souvent, de façon malencontreuse, mais – « mal » aux yeux d’Adonaï, du Seigneur (v. 7) ; or, « mal » est ici rapporté à sa situation familiale de fils aîné de Juda ; autrement dit, ‘Er souffre d’un positionnement blessé dans la constellation familiale. Sa mort traduirait-elle non pas une imputabilité pécheresse, mais une souffrance aiguë, symptomatique de l’ambiance mortifère (le « mal ») qui ronge la famille ?

De même, il est dit qu’‘Onân refuse en cachette d’engendrer un fils et qu’il répand pour cela sa semence (v. 9). Or, si ce péché est en soi un mal (qui a donné son nom à l’onanisme), il ne faudrait pas oublier la raison que la Bible fait entrevoir : ‘Onân se révolte contre la loi du père qui lui impose d’avoir un enfant portant non pas son nom, mais celui de son frère. ‘Onân se trouve donc cadenassé dans un système familial qui le voue à l’itération des décisions arbitraires et toutes-puissantes du père. La répétition étant mortifère [31] (Freud en fait un des indices de sa problématique pulsion de mort), le décès d’‘Onân signalerait ainsi le processus verrouillé par Juda.

Ainsi, à Juda qui croit tout contrôler, tout, en réalité, lui échappe. Malheureusement, il ne sait pas interpréter ces morts successives qui attestent pourtant l’échec répété de sa paternité tyrannique.

  1. Certes, Juda est coupable de violence paternelle ; mais il est aussi victime d’une paternité défaillante. Plusieurs éléments plaident, en effet, pour sa déresponsabilisation partielle. Primo, son père Jacob lui a préféré Joseph ; or, chaque enfant a le besoin et le droit d’être aimé de manière égale ; la préférence d’amour au sein d’une fratrie constitue donc une injustice, un péché d’acception des personnes [32]. Secundo, susciter la jalousie est au minimum indélicat et au maximum imprudent ; or, toute préférence au sein d’une fratrie suscite la jalousie ; mais Jacob ne se contente pas d’éprouver cette dénivellation, il la montre en offrant des cadeaux – objectivant dans l’avoir sa préférence dans l’être. Tertio, le texte explicite non seulement cette préférence, mais son origine : Jacob aimait Rachel ; quand celle-ci mourut, par un processus classique de transfert d’affection, il reporta celle-ci sur le fruit aîné de leur amour, Joseph. Or, le quatrième commandement signifie que, en justice, les parents doivent porter leur fardeau de responsabilité (cf. troisième partie). En faisant porter le poids de sa tristesse à ses enfants, Jacob fut donc injuste vis-à-vis d’eux. Quarto, Juda – comme ses autres frères – bénéficie enfin d’une autre circonstance atténuante. Il ment et fait violence, sur fond de jalousie ; or, telle est l’attitude qu’adopta autrefois son père Jacob à l’égard de son frère Esaü et de son vieux père Isaac (cf. Gn 25,24-35 ; 27,1-45) ; par conséquent, Juda rejoue le même scénario familial. Or, toute répétition au sein de la constellation familiale présente une part sinon de nécessité (ce serait fataliste), du moins de conditionnement – donc d’excuse [33].
  2. Si Juda répète la violence de Jacob, Jacob lui-même répète ce qu’il a fait subir Isaac : l’ayant trahi dans ses vieux jours, il perd à son tour tout contrôle sur la situation familiale. D’ailleurs, ce mécanisme de répétition adopte la double voie contrastée du semblable et de l’opposé (réactif). En effet, la dépendance, comme la contre-dépendance, sont des retours du même [34]. La sagesse populaire ne l’a-t-elle pas énoncé dans ces deux proverbes qui ne sont qu’apparemment contraires : « Tel père, tel fils » ; « À père gendarme, fils voleur » ? C’est ainsi que, pour ne pas répéter l’erreur de son père, Juda fonctionne à l’inverse, c’est-à-dire au tout-contrôle. Pourtant, il se retrouve autant prisonnier des rêts de l’itération compulsive de la violence.

c) Une cascade de violences. 3. Joseph

La violence intergénérationnelle en quelque sorte verticale, descendante (et ascendante), entre parents et enfants, façonne aussi le lien horizontal de la fratrie. Après l’avoir évoqué à propos de la saga des douze fils de Jacob, précisons brièvement cette nouvelle extension de la violence, au sein d’une même génération [35].

Triple est la faute des frères de Joseph – donc de Juda – : ils l’ont assassiné, sinon physiquement du moins symboliquement, en le vendant aux marchands (Gn 37,26-27) ; ils ont primitivement étouffé toute vie et tout amour en eux, en entretenant la jalousie envers le fils préféré de Jacob ; enfin, ils ont symboliquement tué leur père Jacob en lui faisant croire que le fils aîné de Rachel a été dévoré par les bêtes. De fait, le texte hébreu laisse planer une incertitude que le français peut aussi rendre : « Et ses frères virent que c’est lui [Joseph] qu’aimait leur père plus que tous ses frères et ils le haïrent ». (Gn 37,4a). Le pronom personnel qui est complément d’objet du verbe « haïrent » peut autant se rapporter à Joseph qu’à Jacob. La haine des onze frères se porterait-elle donc autant sur le père que sur le fils si chéri ? Mais si un tel mésamour pourrait redoubler la faute, il pourrait aussi en partie l’expliquer, sinon la justifier totalement. En effet, chacun des protagonistes de cette histoire est à la fois auteur et victime de multiples violences :

– Entre Jacob et Joseph : la violence, ici, est purement subie : chacun est douloureusement séparé de l’autre ; et le père refuse de faire son deuil.

– Entre Joseph et ses frères : si Joseph subit cette violence, il faut reconnaître qu’il a tout fait pour susciter la jalousie et le rejet homicide de sa fratrie.

– Entre Jacob et ses fils : le mensonge, donc la violence faite à la vérité, gangrène la relation entre eux ; mais « peut-être aussi le font-ils dans le secret désir de lui faire payer la souffrance qu’ils ont vécue à cause de lui [36] ».

c) Une cascade de violences. 4. Adam

Enfin, toutes ces violences familiales engrenées et encastrées trouvent leur racine dans une violence première. Nous avons vu plus haut qu’Ève a engendré Caïn – après la chute – dans la violence. Or, l’une des conséquences de la chute est, pour la femme, la convoitise vis-à-vis de son mari : « Vers ton homme ton avidité et lui dominera sur toi » (Gn 3,16b). Mais une autre conséquence, pourtant clairement inscrite dans le premier livre, demeure presque toujours invue. Contrairement à ce que l’on croit souvent, dans le second récit de la création, le vis-à-vis d’‘adam n’est pas Ève ; ce nom n’apparaît qu’au chapitre suivant, après la chute. Alors ‘adam appelle sa femme, Havva, « Ève », c’est-à-dire la « mère de tout vivant » (Gn 3,20). Il succède donc au nom ‘îshâh qu’il lui avait donné lors de sa bienheureuse apparition. Or, le chant qui avait accompagné cette nomination soulignait combien le premier homme voyait dans la première femme une épouse et même une sœur en humanité. Dieu lui-même avait affirmé cette antériorité sur la maternité en parlant d’un « secours comme son vis-à-vis » (Gn 2,18). Par conséquent, dans l’état postlapsaire, Havva est renommée à partir de son être-mère. Comment ne serait-elle pas tentée d’instrumentaliser sa maternité ? La convoitise qui la porte vers son mari se trouve canalisée vers l’enfant, captant celui-ci et l’objectivant, et donc cherchant à le dominer.

Si on peut accuser Ève – et les auteurs chrétiens ne s’en sont pas privés –, on peut aussi l’excuser – sans annuler sa liberté. À son tour, ne répète-t-elle pas, elle aussi, une autre violence qu’elle a subie ? En effet, il est dit qu’Adam connut Ève (Gn 4,1a) ; or, cette connaissance ne va pas sans possession (« sa femme »), elle redouble le savoir qu’Adam a de sa femme (Gn 3,20) et le serpent herméneute [37] disait de ce savoir qu’il était typique de Dieu – totalisant. De plus, nous avons rappelé qu’un des effets de la chute est la domination de l’homme sur la femme (cf. Gn 3,16b), donc sa maîtrise violente [38]. Aussi André Wénin émet-il l’hypothèse que la femme se venge de l’homme non pas en l’affrontant, ce qui est masculin, mais en l’évinçant : le fils devient alors « l’homme [‘îsh] » (Gn 4,1b) de sa vie : « Comme l’humain [Adam] l’avait fait pour elle, c’est en fonction de son seul désir qu’Ève nomme Caïn, lui assignant ainsi sa place : celle d’un objet comblant son désir, et le manque laissé béant par l’attitude de son partenaire [39] ».

Ainsi, de même que la différence des sexes est source de la différence des générations, de même la violence interne au premier couple, entre homme et femme, dégénère en cascade violente sur les relations entre générations ou, au sein d’une même génération, dans la fratrie. Ainsi que Denis Vasse l’a finement montré, inceste et jalousie sont les deux visages d’une même perversion fusionnelle et donc violente (la fusion engendre tôt ou tard son contraire qu’est la fission) [40].

d) Conclusion

La Bible en général et la Genèse en particulier décrivent avec beaucoup de précision l’intime connexion de la rupture entre homme et femme, de la rupture entre parents et enfants, enfin de la rupture au sein de la fratrie ; elles approchent les mécanismes de répétition, générationnel et même transgénérationnel ; voire, elles les enracinent dans la faute originelle qui fut une violence originaire.

Pourtant, ce qui caractérise en propre le texte biblique n’est certainement pas d’être une histoire de violences et de violences répétées – sur ce point, les mythes d’origine n’ont rien à lui envier. La dramatique divine n’est jamais une tragédie : sans sombrer dans un optimisme ingénu, l’Écriture se refuse au pessimisme si sombre des tragédies grecques. La violence est débordée en amont et en aval. En amont, parce que la violence n’est ni première ni, après la chute, fondamentale [41] – la bonté demeure non seulement plus jeune que tout péché, mais indélébilement présente. En aval, par les possibilités salvifiques – et donc thérapeutiques. Autrement dit, les mécanismes violents que la psychologie en traite dans le registre du conditionnement, l’Écriture les aborde dans une perspective qui est narrative et éthico-spirituelle [42]. Si elle montre la répétition des mêmes drames et des mêmes souffrances de génération en génération, elle narre aussi celle des mêmes péchés, et donc leur possible issue – que nous allons maintenant évoquer. C’est ce qu’exprime un passage plein d’espérance du livre de l’Exode : « Le Seigneur visite la faute des pères sur les fils et sur trois et sur quatre générations » – voilà pour la répétition –, mais il « fait grâce à des milliers pour ceux qui m’aiment » – voilà pour la sortie de la fatalité (Ex 20,5-6).

Pascal Ide

[1] Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament. 2. Accomplir les Écritures, coll. « Parole de Dieu », Paris, Seuil, 1990, p. 251.

[2] Cette femme ne doit pas être confondue avec son homonyme qui est aussi au centre d’un autre épisode violent de l’histoire sainte, ici celle des patriarches, précisément Joseph dont il sera question plus bas (Gn 38).

[3] Gianfranco Ravasi, Les portes du péché. Les sept vices capitaux, trad. Caroline Izoard, Paris, Mame, 2012, p. 119.

[4] Racine, Andromaque, Acte II, scène 1.

[5] Jean de La Bruyère, « Du cœur », Les Caractères de Théophraste traduits du grec avec les caractères ou les moeurs de ce siècle, Paris, Michallet, 1688, Reprint, 1820, p. 48.

[6] William Shakespeare, Sonnet 129, Œuvres com­plètes, Henri Fluchère (éd.), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1959, 2 tomes, vol. 1, p. 128. Trad. modifiée.

[7] Le premier cycle traite beaucoup plus de la nudité (les trois catéchèses du 12 décembre 1979 au 2 janvier 1980) que de la pudeur (19 décembre 1979, 1 et 2 ; 20 février 1980, 1). Le deuxième cycle, en revanche, consacre pas moins de sept audiences générales à la seule honte : du 14 avril au 30 juillet 1980.

L’édition italienne constitue le texte de référence : Giovanni Paolo II, L’amore umano nel piano divino. La redenzione del corpo e la sacramentalità del matrimonio nelle catechesi del mercoledi (1979-1984), Gilfredo Marengo (éd.), Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, et Pontificio Istituto Giovanni Paolo II per studi su matrimonio e famiglia, 2009 (il s’agit de la 18ème édition !). L’édition française n’est pas fiable (cf. Pascal Ide, « La théologie du corps de Jean Paul II. Un enjeu philosophico-théologique inaperçu », Revue Théologique des Bernardins, 3 [octobre 2011], p. 89-103), mais demeure commode. Pour le premier cycle : Jean Paul II, À l’image de Dieu homme et femme. Une lecture de Genèse 1-3, Paris, Le Cerf, 1981, nouvelle éd., 1985, ici p. 98-101 et p. 155 ; pour les deuxième et troisième cycles : Jean Paul II, Le corps, le cœur et l’esprit. Pour une spiritualité du corps, Paris, Le Cerf, 1984, ici p. 27-62. Tous les soulignements sont dans le texte original).

[8] 18 juin 1980, 1, p. 43.

[9] 14 mai 1980, 2, p. 30.

[10] 28 mai 1980, 1, p. 33. Toute l’audience traite ce sens subjectif individuel de la pudeur.

[11] Ibid., 1 ; p. 33 et 34.

[12] Sur ces affirmations audacieuses, cf. Pascal Ide, « Santé et salut », Journée Santé, éthique et foi : La santé, chemin de salut ?, Bernardins, 26 janvier 2013.

[13] 28 mai 1980, 2 et 3 ; p. 34 et 35.

[14] 25 juin 1980, 1, p. 47.

[15] Ibid., 4 et 5 ; p. 35 à 37

[16] Elle est développée dans la série des cinq catéchèses suivantes, du 4 juin au 30 avril 1980.

[17] 18 juin 1980, 2 et 3, p. 44.

[18] 25 juin 1980, 6, p. 50 et 51. Le concept de « significato sponsale del corpo », qui repose lui-même sur une autre thèse clé évoquée ci-dessus (le corps comme signe de la personne), est l’intuition centrale illuminant toute la théologie du corps (cf. Pascal Ide, « Don et théologie du corps dans les catéchèses de Jean Paul II sur l’amour dans le plan divin », Jean Paul II face à la question de l’homme, Actes du 6e Colloque International de la Fondation Guilé, octobre 2003, Yves Semen [éd.], Zurich, Guilé Foundation Press, 2004, p. 159-209).

[19] 23 juillet 1980, 3, p. 54.

[20] 28 mai 1980, 6 ; p. 37.

[21] Cf. Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament. 2. Accomplir les Écritures, p. 251.

[22] Il faudrait ici convoquer toute l’œuvre d’André Wénin. Outre les écrits qui furent déjà cités et ceux qui le seront plus bas : Pas seulement de pain… Violence et alliance dans la Bible, coll. « Lectio divina » n° 171, Paris, Le Cerf, 1998 ; Isaac ou l’épreuve d’Abraham. Approche narrative de Genèse 22, coll. « Le livre et le rouleau » n° 8, Bruxelles, Lessius, 1999 ; D’Adam à Abraham, ou les errances de l’humain. Lecture de Genèse 1,1 – 12,4, coll. « Lire la Bible » n° 148, Paris, Le Cerf, 2007 ; La Bible ou la violence surmontée, coll. « Études bibliques », Paris, DDB, 2008. L’exégète belge développe de denses observations de son homologue français (cf. Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament. 2. Accomplir les Écritures, p. 250-258 ; Paul Beauchamp et Denis Vasse, La violence dans la Bible, coll. « Cahiers Évangile », n° 76, Paris, Cerf, 1991).

[23] Indépendamment de la question de l’inceste qui ne se pose pas dans les mêmes termes à l’origine, dans le cadre monogéniste.

[24] André Wénin, « Des pères et des fils. En traversant le livre de la Genèse », Revue d’éthique et de théologie morale. Le Supplément. La filiation interrogée, 225 (juin 2003), p. 11-34, ici p. 14.

[25] Cf. Lytta Basset, Aimer sans dévorer, Paris, Albin Michel, 2010.

[26] Cf. Nicole Jeammet, La haine nécessaire, coll. « Le fait psychanalytique », Paris, p.u.f., 21995.

[27] Alain Didier-Weill, « Caïn, l’homme furieux », Claude Danziger (éd.), Violence des familles, maladie d’amour, coll. « Mutations » n° 168, Paris, Autrement, 1997, p. 19.

[28] Certaines traditions juives anciennes vont jusqu’à imaginer qu’Ève a engendré Caïn d’une relation avec le serpent (cf. Louis Ginsberg, Les légendes des Juifs I, coll. « Patrimoines, Judaïsme », Paris, Le Cerf, 1997, p. 77 et note p. 250-251) ; or, celui-ci a séduit la femme en lui faisant croire que Dieu voulait la frustrer alors qu’il pouvait saturer tous ses désirs ; ainsi, Ève reproduit avec Caïn la stratégie de saturation dont il a usé pour la tenter.

[29] Je m’inspire largement de l’article d’André Wénin, « Des pères et des fils… », p. 27-33. Il renvoie lui-même à Luis Alonso Schökel, Donde esta tu hermano ? Textos de fraternitad en el libro del Génesis, Valence, Verbo Divino, 31997, p. 285-296 ; Meir Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative. Ideological Literature and the Drama of Reading, Bloomington (IN), Indiana University Press, 1985, p. 284-608 ; 394-401 ; 423-427 ; George Fischer, « Die Josephgeschichte als Modell für Versöhnung », in André Wénin (éd.), The Book of Genesis, coll. « BETL » n° 155, Leuven, Peeters, 2001, p. 243-271.

[30] Cf. André Wénin, « La ruse de Tamar (Gn 38). Une approche narrative », Science et Esprit, 51 (1999) n° 3, p. 265-283, notamment p. 276-278.

[31] Pour une approche critique, en perspective cognitiviste, cf. Jean Cottraux, La répétition des scénarios de vie, Paris, Odile Jacob, 2001, coll. « Poches Odile Jacob », 2003. Pour une approche nuancée, montrant, en perspective psychanalytique, le caractère pathologique, mais aussi constructeur, de la répétition, cf. Juan David Nasio, L’inconscient, c’est la répétition !, Paris, Payot & Rivages, 2012.

[32] Cf. Dt 1,17 ; Pr 18, 5 Vg ; Ép 6,9 ; Jc 2,17 ; etc. Cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIae, q. 63.

[33] Toutefois, l’excuse qui vaut pour Juda et ses frères, vaut aussi pour Jacob. Sa tristesse est autant source d’injustice, donc de faute objective, que d’excuse. De plus, à son tour, Jacob se trouve enfermé dans un processus mortel de répétition qui atténue sa responsabilité.

[34] Cf. Pascal Ide, « Dieu, mes parents et moi : quels rapports ? », Francesco Dubouix et Véronique Condroyer (éds), Un sens à ta vie, Paris, Le Sarment-Fayard, 2000, p. 86-96.

[35] Cf. André Wénin, « Des pères et des fils… » ; Id., L’histoire de Joseph (Genèse 37-50). Cahiers Évangile, 130 (décembre 2004), p. 3-54 ; Id., Joseph ou l’invention de la fraternité (Gn 37-50), coll. « Le livre et le rouleau » n° 21, Bruxelles, Lessius, 2005.

[36] André Wénin, L’histoire de Joseph (Genèse 37-50). Cahiers Évangile, n° 130 (décembre 2004), p. 15.

[37] Cf. Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament. 2. Accomplir les Écritures, p. 137 s.

[38] Cf. sur ce sujet Marie Balmary, La divine origine. Dieu n’a pas créé l’homme, Paris, Grasset, 1993, p. 185-188.

[39] André Wénin, « Des pères et des fils… », p. 14.

[40] Cf. Denis Vasse, Inceste et jalousie. La question de l’homme, Paris, Seuil, 1995.

[41] « Le dynamisme fondamental serait donc, à mon sens, d’ordre violent » (Jean Bergeret, La violence fondamentale. L’inépuisable Œdipe, coll. « Psychismes », Paris, Dunod, 1984, p. 222).

[42] Françoise Dolto notait qu’une pathologie psychique demandait au moins trois générations pour se mettre en place. Sur le mécanisme de répétition, cf. Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Paris, Fayard, 1998, chap. 6.

12.1.2020
 

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