Homélie en l’honneur du troisième anniversaire du retour à Dieu d’Olivier Messiaen

(Paroisse de la Trinité, Paris, 27 avril 1995)

Frères et sœurs,

Notre monde est paradoxal : d’une part, il est meurtri de bien des manières ; d’autre part, il est habité par une immense soif qui le soulève, plus que jamais, quoique souvent de façon aveugle, vers son Créateur et Sauveur.

La lettre de Jean-Paul II sur le Jubilé de l’an 2000, vient répondre à ce monde traversé de fureur et d’espérance. Or, Olivier Messiaen est un homme du passage d’un millénaire à l’autre. Dieu conduit le monde. Olivier Messiaen fait partie du plan providentiel du Seigneur.

Je souhaiterais le montrer à partir des quatre grands transcendantaux – le vrai, le bien et le beau, tous trois précédés par l’unité – qui offrent autant de perspectives complémentaires sur l’œuvre de notre auteur.

1) L’unité

Notre monde a perdu la paix, la paix intérieure et extérieure. Il ressemble à un clip éclaté, déchiqueté. Symbole de la bombe atomique. Il est aussi tenté par le repli frileux sur soi et par l’individualisme.

Notre époque est cependant lancée dans une quête éperdue de l’unité : elle n’a jamais autant rêvé de fraternité universelle, de réconciliation avec la nature, de communion jusqu’à la fusion. Le monde aspire à la réconciliation.

Or, la musique d’Olivier Messiaen est porteuse de paix et d’unité. Pas la peine d’être un spécialiste pour sentir notre âme se pacifier par l’écoute sans préjugé de certains passages. Que l’on songe aux deux louanges à l’Éternité et à l’Immortalité de Jésus dans le Quatuor pour la fin du temps ; ou encore « Le Christ, lumière du Paradis », dernière pièce des Éclairs sur l’Au-delà.

Messiaen n’aime certainement pas stagnation. Pour autant, il est un homme d’évolution, non pas de révolution. Il eut constamment le souci d’intégrer, dans une continuité paisible, quoiqu’intensément novatrice.

Surtout, Olivier Messiaen a compris que la source de la paix n’est pas dans le cœur de l’homme, mais en Dieu (Ps 85). Il était fasciné par la présence de Dieu, notamment du Christ dans ce qu’il appelle le Banquet Céleste. Ecoutons un passage du texte remarquable des Trois petites liturgies de la Présence divine :

« Louange de la Gloire à mes ailes de terre,

Mon Dimanche, ma Paix, mon Toujours de lumière,

Que le Ciel parle en moi, rire, ange nouveau,

Ne me réveillez pas : c’est le temps de l’oiseau ».

« Il est vivant, il est présent et Lui se dit en Lui

Il est vivant, il est présent et Lui se voit en Lui

Présent au sang de l’âme, étoile aspirant l’âme

Présent partout, miroir ailé des jours,

Par Amour, le Dieu d’Amour ! »

Tout Messiaen est là, associant les plus folles affirmations écrites dans une facture surréaliste, à des versets de l’Ecriture, ici du Cantique des Cantiques.

2) La vérité

Notre temps désespère de l’unité. Il a aussi perdu confiance dans sa capacité à comprendre le monde : les événements ont-ils un sens ? Nos intelligences croient ne pouvoir accéder qu’à un vérité valable pour elles seules.

Dans le même temps, l’époque actuelle n’a jamais eu autant le souci de l’authenticité et de la vérité. Elle abhorre le mensonge, tout en se demandant s’il est possible de l’éviter. Comment trouver un fondement, une stabilité, une vérité qui vaudrait pour tout homme de bonne volonté ?

Là encore, Olivier Messiaen vient guérir nos intelligences aveuglées. Ces œuvres sont d’une transparence extrême, dénuées de toute complaisance.

La grande objectivité de son œuvre n’est surtout pas froideur. Cette objectivité est service chaleureux de la vérité. Elle se traduit par des interventions étonnantes de thèmes de plain-chant : le thème grégorien rappelle que la foi est un don de Dieu et ne m’appartient pas ; il est comme une action de grâces pour la Vérité reçue de l’Eglise. Mais toujours Messiaen fait alterner la voix du fidèle qui, dans la prière, la louange ou l’adoration, exprime toute sa gratitude.

Pour Olivier Messiaen, c’est la foi qui est la Vérité. Il est habité par la certitude que Jésus exprimait dans l’Evangile de ce soir à Nicodème : « Qui croit au Fils, a la vie éternelle ». Voilà ce qu’il affirme : « Les recherches scientifiques, les preuves mathématiques et les expériences biologiques acculumées ne nous ont pas sauvés de l’incertitude. Bien au contraire, elles ont augmenté notre ignorance en montrant toujours de nouvelles réalités sous ce qu’on croyait être la réalité. En fait, la réalité est d’un autre ordre : elle se situe dans le domaine de la Foi ».

C’est à cette lumière que l’on peut comprendre l’amour passionné et bien connu pour les oiseaux. En effet, le temps s’entend avant de se voir : on perçoit son écoulement, avant de le nombrer. Or, l’oiseau, selon la profonde réflexion de Jacques Penot, ornithologiste, doit d’abord s’écouter avant d’être vu ; dans une forêt, je ne découvre l’existence de la gente ailée que parce que j’accepte de laisser l’oreille précéder ma vue, exercice difficile pour le citadin (que l’on songe au Catalogue d’Oiseaux).

Par ailleurs, il me semble que la musique d’Olivier Messiaen, en prise directe avec son temps, est l’un des canaux de la nouvelle évangélisation dont le monde a tant besoin.

3) La bonté

Aujourd’hui, on le dit volontiers, le monde est dur. Il est marqué par l’exclusion, la violence, la trahison. Plus encore, notre époque est tenté par le mal. Ce siècle détient le triste record des pogroms en tous genres.

Mais l’homme d’aujourd’hui aspire aussi à un bien que souvent il juge inaccessible. Chacun voudrait aimer dans la fidélité. Comment donner et pardonner ?

Une nouvelle fois, je pense, Olivier Messiaen a un rôle particulier à jouer. Il a chanté souvent, et merveilleusement l’amour. Que l’on songe au Jardin du sommeil d’amour, dans la Turangalîla Symphonie, ou au « Demeurer dans l’amour… » des Eclairs sur l’Au-delà.

Sa musique exerce comme une fonction consolatrice. Il sait que Jésus viendra un jour effacer toutes larmes de nos yeux.

L’amour prend patience. De ce sens du temps conjuguée à l’éternité naît aussi l’étrange patience d’Olivier Messiaen. Je dis « patience », parce que la longanimité du compositeur envers ses frères les hommes est trop connue pour qu’il soit la peine d’insister. Je dis « étrange », car cette vertu est rare, si rare. Selon le mot de Romano Guardini, un théologien allemand dont le nom est pourtant italien et qu’Olivier Messiaen aimait tant, la patience est une vertu plus qu’humaine, divine.

A ce sujet, il nous faut mentionner la remarquable fidélité, expression de cette patience, d’Olivier Messiaen qui demeura 61 ans, au grand-orgue, tout donné au service de la liturgie.

La patience d’Olivier Messiaen est celle d’une âme pacifiée, car elle est unifiée, d’une âme qui sait que l’éternité n’est pas au bout de la ligne mais présente, prégnante dans chaque instant. Dans la déchirure du temps qu’est l’instant se vit et s’anticipe l’éternité. Selon un mot presque intraduisible de saint Thomas, si l’instant est un maintenant qui passe (« nunc fluens »), l’éternité est un maintenant stable, surabondant qui contient infiniment davantage que tous les temps et plus jamais ne passe (« nunc stans »), car il est la concrétisation, au-delà de toute espérance et de toute imagination de l’intégralité des promesses divines et le rassasiement de tous nos désirs.

Par ailleurs, je pense que la musique d’Olivier Messiaen est un chemin de purification de l’amour. Au-delà du contenu des mystères contemplés, certaines pièces en leurs formes même ne donnent-elles pas de contempler cette joie de la contrition ? Il y a, dans l’œuvre d’Olivier Messiaen, des passages d’une indéniable austérité dans leur abstraction (que l’on songe aux morceaux écrits en langage communicable). Les passages que l’on pourrait qualifier de voluptueux eux-mêmes ne sont sujets d’aucune mal-mesure. Tout, chez Olivier Messiaen, est toujours au service de la seule démesure qui ne détruise pas l’homme, celle de l’amour divin. « La mesure d’aimer Dieu est de l’aimer sans mesure », disait saint Bernard de Clairvaux dans son Traité de l’amour de Dieu.

4) La beauté

Enfin, notre temps a défiguré ses enfants. Il est symptômatique que la peinture contemporaine représente avec tant de difficulté le visage humain.

Mais l’homme convoite secrètement cette beauté dont il pressent qu’elle résume tout ce qui pourrait le combler. Aussi l’art occupe une place privilégiée en notre temps.

Or Olivier Messiaen fut un chantre éperdu de la beauté dont Dostoïevski disait qu’elle sauvera le monde.

Qui dit beau dit harmonie, intégrité. Plus encore, qui dit beau dit aussi gratuité, excès et surabondance. Or, celle-ci est particulièrement présente dans les œuvres d’Olivier Messiaen, par certaines harmonies qui lui sont propres. Qu’on se souvienne des accords achevant certaines de ses œuvres où la sixte ajoutée évoque comme le surexcès même du mystère qui vient d’être médité, sans en rien nier son intégrité.

Dans un monde qui ne croit plus qu’à un plaisir éphémère et factice volé à une vie blafarde et abandonnée à la solitude, la musique d’Olivier Messiaen célèbre la bonne nouvelle de Celui qui « vient essuyer toutes larmes de nos yeux » (que l’on songe à la jubilation de Marie-Madeleine reconnaissant le Ressuscité, dans la onzième pièce du Livre du Saint Sacrement ou aux Transports de joie d’une âme devant la Gloire du Christ qui est la sienne).

5) Conclusion : l’Incarnation.

Notre monde, on le sait, un monde de paradoxe. Il a souvent perdu ses repères, mais ses aspirations profondes demeurent inentamées, quoique blessées. Olivier Messiaen est un passeur, un homme du passage, un homme pascal. Chez lui les innovations les plus audacieuses voisinent avec le respect le plus scrupuleux de la tradition. Il s’est autant passionné pour les ultimes découvertes de son temps que pour le plain-chant.

Comment Olivier Messiaen joint-il ce double aspect ? Par le haut, par l’éternité qui embrasse, fonde et donne consistance à la totalité du temps. C’est parce que, par certains côtés, il n’appartient pas au temps, que Messiaen est un tel témoin pour notre temps.

On connaît l’immense attention qu’il porte aux multiples découvertes tant musicales que techniques et scientifiques de notre époque (il consacre un long développement à la théorie de la Relativité d’Einstein dans son Traité ; il en tire des conséquences pour son langage musical). Plus encore, avec quelle patience, il a consacré le meilleur de son temps à former ses élèves et ainsi à marquer d’une empreinte décisive beaucoup parmi les compositeurs aujourd’hui les plus reconnus. En cette attention extrême au présent, à notre monde, Olivier Messiaen est pleinement chrétien. En Jésus, temps et éternité, humanité et divinité sont unis sans confusion ni séparation. Jésus ne dit-il pas que « Dieu a tant [non pas supporté, mais] aimé le monde » (Jn 3,16) ? De même, pleinement incarné, Olivier Messiaen ne fuit pas le temps, il ne fuit pas son temps, il l’aime, et part dans une quête passionnée de toutes ses ressources par exemple musicales : modales ou non, tonales ou non, rythmiques, mélodiques, instrumentales.

« L’avenir du monde et de l’Eglise appartient aux jeunes générations », dit Jean-Paul II, à la fin de sa lettre sur l’attente du troisième millénaire (n. 58). S’il y a une chose qui a toujours frappé ceux qui approchaient Maître Messiaen, c’est l’étonnante jeunesse de son regard et de son dynamisme. Et cette jeunesse reflète quelque chose de la jeunesse éternelle de Dieu qui ne cesse de renouveler son Eglise et, par là même, le monde auquel elle est envoyé. Je pense que l’œuvre d’Olivier Messiaen est un très puissant ferment de renouveau et donc d’espérance, pas seulement au plan musical, mais aux plans spirituel et théologique. Toute sa vie durant, depuis 1928, jusqu’à son départ en 1992, tel le scribe de l’Evangile dont parle Jésus, Olivier Messiaen a toujours su tirer de son trésor du neuf et de l’ancien. Prions-le. Pour qu’à son exemple et à l’écoute de ses enseignements musicaux, à notre tour, nous soyons les ouvriers humbles et confiants de la grande attente et du grand passage que vit notre temps, assurés que nous sommes précédés et à chaque instant accompagnés par le Dieu qui est Père et Fils et Saint-Esprit. Amen.

  1. Pascal Ide
6.4.2016
 

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