Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature Introduction

« M. Jourdain. – Qu’est-ce qu’elle chante cette physique ?

Le maître de philosophie. – La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles et les propriétés du corps ; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l’arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons.

  1. Jourdain. – Il y a trop de tintamarre, là-dedans, trop de brouillamini [1]».

« La philosophie naturelle se vit attribuée la plus petite part dans le soin des hommes. Et, pourtant, c’est elle qu’il faut regarder comme la grande mère des sciences [2] ».

« Je n’ai donc fait ici que poser ces commencements de la considération rationnelle dans la manière de conce­voir les lois mathématico-mécaniques de la nature en tant que ce libre règne des mesures. Les gens de métier ne réfléchissent pas là-dessus. Mais un jour viendra où, pour cette science, on en appellera au concept rationnel [3]! »

« Maintenant l’océan est vaincu

Et tout entier soumis à la loi des hommes [4] ».

« La science n’a pas la philosophie qu’elle mérite [5] ».

 

Avertissement de janvier 2021

 

Ce polycopié fut rédigé en sa presque totalité jusqu’en 1997. Il correspond au cours que j’ai donné au Séminaire de Paris pendant quelques années avant que je ne parte pour Rome. Les intuitions qui l’animent (dont les conclusions générales offrent l’essentiel) étaient celles qui m’habitaient à l’époque : notamment la triple perspective sur la nature. Je ne les renie pas. Même si l’esprit de ce syllabus était massivement imprégné par la philosophie de la nature d’Aristote (relue par saint Thomas), il cherchait déjà une vision intégrative qui fasse droit à certaines perspectives plus platonisantes. De même, il dialoguait volontiers avec les sciences et certaines philosophies modernes (comme celle de Hegel) ou contemporaines (comme celle de Blondel).

En tout cas, l’intuition ontodologique (l’être comme amour-don) n’était pas, alors, au centre de ma contemplation. Si vous en trouvez une trace une fois ou l’autre, cela tient à ce que, depuis la date indiquée, tel ou tel paragraphe a été ajouté, il faudrait dire juxtaposé et non pas assimilé. Il va de soi qu’aujourd’hui, cette nouvelle vision métaphysique change grandement ma vision de la cosmologie philosophique, en sa doctrine comme en son histoire. En effet, l’amour datif qui se réalise en l’homme et s’achève en Dieu s’ébauche de mille manières dans la nature. Peut-être aurais-je le temps de l’exposer. Elle reprendrait une partie du matériau ici présent, tout en l’actualisant, mais en ordonnerait différemment le contenu.

Je souligne enfin les limites de ce polycopié. Les premières tiennent à son objet. Il ne traite pas des questions épistémologique situant les discours philoso­phique et scientifique dans leur logique propre. Il ne propose pas non plus un exposé proprement doctrinal en philosophie de la nature sur les grandes notions (la nature, la matière, le mouvement, la cause, le hasard, la finalité, etc.). Sur l’un et l’autre sujet, d’autres polycopiés devraient suivre.

Les secondes tiennent au contenu même de ce texte : des auteurs essentiels manquent, des exposés de tel ou tel d’entre eux paraîtront partiels voire fautifs à des spécialistes, des chapitres sont encore ébauchés, comme le premier sur la philosophie de la nature hors de la Grèce. Du moins ce syllabus a-t-il le mérite d’exister car, en ce domaine, la littérature française manque cruellement d’une synthèse.

Sommaire de la premiere partie

Introduction

Première partie Les philosophies de la nature à l’ère préscientifique

Chapitre 1 La philosophie de la nature hors de la Grèce

Chapitre 2 La philosophie de la nature des présocratiques

Chapitre 3 La philosophie de la nature de Platon

Chapitre 4 La cosmologie grecque au ive siècle le premier système du monde

Chapitre 5 La philosophie de la nature d’Aristote

Chapitre 6 Les philosophies de la nature après Aristote

Chapitre 7 La philosophie de la nature chez les Pères de l’Église

Chapitre 8 Les philosophies de la nature au Moyen-âge

Chapitre 9 La crise de l’aristotélisme au xive siècle

Chapitre 10 Bilan de la philosophie de la nature à l’ère préscientifique

Introduction

« Ce qui sépare, en particulier la science ancienne de la science moderne, c’est la place avouée qu’y tiennent les préoccupations philosophiques. Je ne suis pas sûr que ces préoccupations aient complètement disparu au­jourd’hui, mais on n’en parle pas. Au xviiie siècle, on ne craint pas d’en parler, et cela n’empêche pas les na­turalistes de ce temps d’être de vrais naturalistes [6] ».

  1. A) Objet

L’objet de ce polycopié est l’histoire de la philosophie ou plutôt des philosophies de la nature.

1) Objet matériel. La nature

La nature est un terme polysémique dont la diversité de sens est à elle seule un com­primé d’histoire des doctrines. Comme nature est presque un terme princeps, donc indé­finissable, indéductible, le plus simple est de le déterminer à partir de son contraire :

– Chez les Grecs, la nature s’oppose à l’art (ou technique).

– Chez les médiévaux, la nature (qui s’identifie à la création) s’oppose à Dieu le Créateur.

– Chez les modernes, la nature s’oppose à l’esprit (donc à l’homme).

En fait, cette pluralité de significations, à la limite de l’équivocité, loin d’être un handi­cap, est excessivement révélatrice de l’évolution de la conception de la nature, ainsi qu’il apparaîtra progressivement.

2) Objet formel. La perspective philosophique

On peut envisager la nature sous plusieurs points de vue : d’un point de vue scienti­fique, philosophique, artistique, éthique et même théologique.

Ce qui spécifie la perspective philosophique apparaîtra peu à peu. Il est toutefois pos­sible de la décrire de manière simple en quelques mots : la philosophie

Il demeure que parler au point de départ d’une démarche spécifiquement philoso­phique est un anachronisme. On le verra aussi : il n’est pas possible de dissocier d’em­blée une histoire de la philosophie de la nature et une histoire des sciences, même si l’objet formel de notre propos est philosophique. En effet, les sciences prendront conscience de leur identité originale seulement au siècle de Maxwell et de Comte.

  1. B) Intention

L’intention de ce polycopié en philosophie de la nature est triple.

1) Intention historique

L’intention est d’abord d’exposer l’évolution des manières d’envisager la nature. La perspective est donc historique. Ce qui est vrai de la philosophie en général l’est aussi de la philosophie de la nature : son histoire fait partie de son intelligibilité. Voici comment un historien de la chimie commençait son ouvrage voici près d’un siècle :

 

« Dans l’exposi­tion d’une science, la méthode historique a une valeur incontestable ; sans doute elle varie suivant les domaines auxquels on l’applique […]. Pour nous qui nous proclamons adeptes de la théorie de Darwin et donnons à cette théorie une extension justifiée, le re­gard jeté sur les siècles passés a plus d’importance encore [7] ».

 

En effet, l’histoire n’est pas étrangère au logos : « Nous sommes forcés de reconnaître dans l’évolution un pro­grès continu, et pour nous l’histoire n’est pas la sériation, l’alignement de faits isolés sui­vant l’ordre chronologique et en apparence fortuit où ils se sont succédé ; elle est beau­coup plus ; elle est l’école de l’esprit humain et de la civilisation [8] », etc. Il n’est pas pos­sible de faire aujourd’hui de la philosophie de la nature sans comprendre d’où elle vient, d’autant que nous vivons une époque exceptionnelle, d’intense germination – ce qui ne signifie pas de grande génialité, au contraire – qui est aussi un tournant décisif, ce que l’on n’aurait jamais pu dire par exemple de la fin du siècle dernier. Nous verrons ainsi qu’il existe une intelligibilité profonde, ce qui n’exclut pas des juxtapositions acciden­telles, dans le déroulement des visions de la nature. Ce sera aussi pour vous une occa­sion de visiter l’histoire de la pensée occidentale, quoique sous un point de vue limité, celui de la nature.

Cette vision historique, outre son caractère informatif, présente au moins deux avan­tages. Le premier est de comprendre l’élaboration de l’approche mathématisée de la nature, autrement dit les sciences de la nature, notamment son caractère tardif. Il verra que, loin d’être naturel, le regard scientifique est en réalité contre-nature. Je me souviens d’un séminariste qui, en entrant dans la démarche grecque puis en passant à la vision introduite par Galilée au début de la Renaissance, a enfin compris pourquoi il avait tou­jours résisté aux cours de sciences au Lycée : pour faire simple, son premier regard sur la nature était celui des Grecs et on lui avait imposé la perspective galiléenne, sans l’ac­compagner dans ce passage.

Le second est de corriger une grave erreur faite par l’enseignement scolaire. En effet, l’expérience montre que nous vivons d’une représentation datée et donc faussée de la nature. Elle est notamment due à l’état des sciences enseignées durant les études se­condaires. En un mot, celles-ci semblent s’être arrêtées à la fin du xixe siècle et véhicu­lent une vision mécaniste du réel.

Au fond, ces deux avantages sont autant de pierres jetées dans le jardin de l’ensei­gnement secondaire et en pointe l’une des principales faiblesses : l’anhistoricisme dont la conséquence première est l’absolutisation de la science et le positivisme implicite – alors que si l’élève perçoit que la science évolue, se corrige, voire se réfute, elle n’est plus ce corps de vérités séparées, éternelles et intangibles.

 

« Un regard sur le passé nous montre la variabilité des opinions ; il nous enseigne que les hypothèses en apparence les mieux établies devront être un jour abandonnées ; il nous donne conscience que nous vivons à une époque de transition, que nos idées actuelles ne sont que les précurseurs d’idées futures, et qu’elles ne suffiront pas longtemps aux besoins de la science [9] ».

2) Intention transhistorique

Nous n’en resterons pas à la compréhension d’un certain nombre d’évolutions, de pro­grès ou de régressions. Nous tenterons de lire, à travers les diverses doctrines, succes­sives ou simultanées, quelques constantes transhistoriques, voire structu­rales.

D’abord, la distinction sciences-philosophie se dessinera d’elle-même, progressive­ment.

Surtout, nous verrons peu à peu qu’à chaque époque, se rencontrent trois grands re­gards sur la nature. Pour faire court, il est possible de les qualifier de naturaliste, mys­tique ou métaphysique et mécaniste. Il convient d’abord de montrer cette tripartition in­ductivement, à partir du témoignage de l’histoire des doctrines, avant de tenter, en conclusion générale, sa justification.

Le croisement de ces deux premières intentions donne naissance à une autre qui en est la conséquence. Selon moi, l’histoire de la philosophie et des sciences de la nature pré­sente aussi un tout autre objectif qui est bien plus qu’une topique : elle permet de com­prendre les chances, les enjeux et les risques de la problématique de la philosophie de la nature actuelle. Elle donnera une première réponse à la question : pourquoi la philo­sophie de la nature est aussi délaissée aujourd’hui et même ces dernières décennies ? En effet, les grandes œuvres de philosophie de la nature se comptent sur les doigts d’une main. J’oserai dire que le dernier grand ouvrage paru en ce domaine, intégrant avec compétence les acquis récents des sciences et proposant une réflexion réellement origi­nale, date d’il y a sept décennies, précisément de 1929 : il s’agit de Process and Reality d’Alfred North Whitehead. Un philosophe français, grand observateur de la nature et de la na­ture dans l’humain constatait : « L’abandon où est tombée la philosophie de la nature en­veloppe une certaine conception de l’esprit, de l’histoire et de l’homme. En revenant à la philosophie de la nature, on ne se détourne qu’en apparence de ces problèmes prépon­dérants, on cherche à en préparer une solution qui ne soit pas immatérialiste [10] ». La pol­linisation réciproque de l’histoire et de la vision plus structurale ouvrira aussi des pers­pectives sur l’évolution ultérieure souhaitable des sciences et de la philosophie de la nature.

3) Connaissance de chaque auteur

Enfin, il n’y a d’histoire de la pensée que de pensées individuelles. Il ne faudrait donc pas que les deux premiers intérêts en arrivent à dévorer l’exposé des divers philosophes dans leur originalité et leur génie propre. Les catégories historiques et transhistoriques ici posées, même si elles vont peu à peu s’enrichir et se préciser, n’épuiseront cepen­dant jamais une philosophie, surtout une grande philosophie de la nature. Donc, même si demeurent en mémoire ces catégories, les pensées philosophiques seront exposées pour elles-mêmes, hors toute grille a priori, hors toute intention idéologique. Ce ne sera que dans les conclusions et parfois dans les introductions que j’en montrerai la connexion avec la thématique générale. Notons toutefois que ce qui pourrait sembler un réductionnisme paraîtra peut-être progressivement présenter un certain avantage : don­ner une intelligibilité et une continuité à un exposé qui risquerait sinon de sombrer dans la morne juxtaposition de monographies.

Certains auteurs seront plus développés que d’autres pour deux raisons : soit ils ont longuement parlé de la nature et ont exercé une influence prépondérante ; soit ils pré­sentent un intérêt historique considérable dans le domaine qui est le nôtre, la nature. L’histoire de la philosophie de la nature pourrait donc tromper le débutant en philosophie : une histoire de la pensée philosophique en général distribuerait autrement les masses. Pour donner deux exemples : je serai beaucoup plus disert sur Aristote que sur Platon, sur Hegel que sur Kant. Or, ces quatre auteurs – si inégaux dans leur apport en physique philosophique – font partie des « plus de huit mille mètres » de la philosophie en général et mériteraient donc chacun un traitement à peu près équivalent.

  1. C) Plan

Pour des raisons de priorité et de compétence, je m’intéresserai à la philosophie de la nature en Occident. On peut découper une histoire de la philosophie de la nature en quatre étapes : antique, médiévale, moderne et contemporaine (précisément le xxe siècle). Ce qui semble de prime abord un cadre seulement formel et extérieur ou le pla­cage arbitraire d’une catégorisation venue d’ailleurs manifestera peu à peu qu’il recèle une intelligibilité immanente profonde.

Je ferai appel en priorité à l’étude de la nature physique et cosmologique. Je réserverai quelques chapitres à la chimie, la géologie et à la biologie en vue de confirmer certaines constantes observées dans l’analyse des réalités inertes. En effet, il se trouve qu’à part un délai, l’évolution comme la répartition de la compréhension de la nature et de celle de la vie est la même : une approche plus naturaliste, plus mystique, plus mécaniste. Je ne parlerai pas des sciences humaines, car si le substantif sciences est le même, l’épithète humaines le rend presque équivoque : le statut épistémologique des sciences humaines demande à être traité à part.

Pascal Ide

[1] Molière, Le bourgeois gentilhomme, Acte II, scène 4.

[2] Francis Bacon, Novum organum, trad. Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1986, I, Aph. 79, p. 139.

[3] Georg-Wilhelm Friedrich Hegel, Philosophie de la nature, Berlin, Éd. Suhrkamp, volume IX, § 270, Add., p. 106.

[4] Sénèque, Médée, trad. Florence Dupont, coll. « Le spectateur français » Paris, Éd. Imprimerie Nationale, 1997, Scène III, p. 36.

[5] Gaston Bachelard, Le matérialisme rationnel, Paris, PUF, 1953, p. 20.

[6] Jacques Roger, « L’histoire naturelle au xviiie siècle de l’échelle des êtres à l’évolution », Pour une histoire des sciences à part entière, Éd. établie par Claude Blanckaert, Paris, Albin Michel, 1995, p. 237-251, ici p. 237. Thompson D’Arcy, Forme et croissance, trad. Dominique Teyssié, coll. « Science ouverte », Paris, Seuil,‎ 2009. Il s’agit de la traduction d’une version abrégée due à John Tyler Bonner publiée en 1961. La réédition par Dover Publications en 1992 de l’édition complète et révisée de 1942 (ISBN 978-0486671352) comporte 1 116 pages et n’est actuellement pas traduite en français.

[7] Albert Ladenburg, Histoire du développement de la chimie depuis Lavoisier jusqu’à nos jours, trad. Arthur Corvisy, Paris, Librairie Arthur Hermann, 21911, p. 1.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 3.

[10] Maurice Merleau-Ponty, Résumés de cours 1952-1960, Paris, Gallimard, 1968, p. 91.

18.1.2021
 

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