Une juste attitude face à une personnalité narcissique dans Les Chroniques de Narnia

Les Chroniques de Narnia de Clive Staples Lewis [9] sont aussi (voir Une personnalité narcissique dans Harry Potter) riches en PN perverses et même proprement démoniaques : depuis la très inquiétante Reine du premier roman, Le neveu du Magicien, qui deviendra la Reine blanche de L’armoire magique et, après sa mort prétendue [10], la Sorcière Blanche du Prince Caspian [11], jusqu’au singe parlant Shift dans l’ultime opus de la saga, La dernière bataille. De Lucifer, elle a la grandeur (la taille physique symbolisant l’importance ontologique), la beauté, les multiples pouvoirs de connaissance, de fascination [12] et de transformation, et surtout, la haine spontanée d’Aslan, l’orgueil dominateur (constamment, elle ne veut pas moins qu’être Reine du monde, titre éminemment scripturaire), l’égoïsme, l’impitoyable cruauté, l’hypocrite stratégie de prétendre vouloir le bien de tous [13], la fixation dans la plus perverse des malices [14] ; enfin, de l’ange des ténèbres, elle a aussi les limites qui lui sont traditionnellement reconnues [15]. À côté de ces reines-sorcières, l’une des figures les plus maléfiques sorties de la plume de Lewis est le « multiple traître » qu’est Shift dans La dernière bataille (p. 136) : 1. à l’égard des autres, il est dominateur, méprisant, manipulateur (alternant stratégies de culpabilisation et processus victimaire [16]) et même esclavagiste à l’égard non seulement des autres mais de ses proches (confinant son prétendu ami Puzzle dans sa bêtise pour d’autant mieux l’employer à ses propres fins) ; 2. à l’égard de Dieu, sacrilège – obligeant Puzzle à revêtir la peau du lion, il en fait une caricature de « Qui-tu-sais », c’est-à-dire Aslan (p. 13), blasphémateur (il ose dire et faire croire qu’Aslan s’identifie à Tash, le dieu sanguinaire des Calormènes [17]), voire proprement diabolique : la prière de Rishda Tarkann le Calormène obtient la venue du démoniaque Tash, dont la seule présence est source d’une intense terreur (p. 97).

Mais le dernier mot n’est pas à la manipulation. À plus d’une occasion, Lewis détaille la manière de se conduire face à une PN [18]. La troisième des Chroniques, Le cheval et son écuyer, met à nouveau en scène un personnage particulièrement peu sympathique, le prince Rabadash. Ce fils aîné du Tisroc (roi) de Calormen, un des royaumes de l’Âge d’Or de Narnia. Il présente tous les traits non seulement de la PN totalement égocentrée, mais du sadique, puisqu’il prend grand plaisir à tourmenter ses subordonnés sur lesquels il a pouvoir de vie ou de mort. Peu importe ici le détail. Nous arrivons au terme du récit où Rabadash est enfin puni pour tous ses méfaits (cf. le chap. xv que dorénavant nous citons). Les crimes qu’il a commis lui méritent la mort. À ce jugement, l’un des quatre enfants Pevensie et roi de Narnia, Edmund – qui sait de quoi il parle –, rétorque : « C’est parfaitement exact. Mais même un traître peut s’amender ». Il est donc décidé d’accorder à Rabadash « une seconde chance » – selon les mots de sa sœur, la douce Lucy.

Rabadash couvert de chaînes est présenté devant le tribunal présidé par le Roi Lune qui le traite avec beaucoup de courtoisie : « Point n’est besoin de rappeler à Votre Altesse Royale […] que nous avons plus de droits à disposer de votre tête que jamais aucun homme mortel n’en a eu sur la tête d’un autre. Néanmoins, en considération de votre jeunesse et de la mauvaise éducation […] que vous avez sans doute reçue […], nous sommes disposés à vous renvoyer libre, sans armes, aux conditions suivantes…

– Maudit sois-tu, chien de Barbare ! éructa Rabadash. Crois-tu que je vais seulement écouter tes conditions ? […] C’est facile devant un homme enchaîné, hein ! D’barrasse-moi de ces viles entraves, donne-moi une épée ».

La réaction du prince est typique de l’attitude d’une personnalité narcissique tyrannique : malgré la miséricorde qui lui est proposée, il interrompt l’autre et l’insulte (mépris de l’autre), se révolte (mépris de la loi), cherche à intimider par sa colère, provoque et manipule (il travestit la vérité en transformant en conflit personnel ce qui est une transgression objective).

Tout ce que le Roi Lune lui propose, avec calme, mais fermeté, Rabadash le récuse, accompagnant son refus de menaces. Alors paraît Aslan, dont je rappelle qu’il est la figure divine, fait son entrée, impressionnant.

« Rabadash, dit Aslan, fais attention. Ton châtiment est très proche, mais tu peux encore y échapper. Oublie ta fierté (de quoi peux-tu être fier ?) et ta colère (qui donc s’est mal conduit avec toi ?), et accepte la grâce de ces bons Rois ».

Aslan nomme et déjoue avec beaucoup de finesse le scénario manipulateur de Rabadash, l’intimidation, et sa cause, l’orgueil. Il indique ainsi la voie de sortie : la douceur et l’humilité (cf. Mt 11,29).

Le prince réagit d’abord en faisant une grimace pour impressionner, puis en vociférant : « Démon ! Je te connais. Tu es le monstre immonde de Narnia. Tu es l’ennemi des dieux […].

– Attention à toi, Rabadash, dit calmement Aslan. Le châtiment est plus proche à présent, il est à la porte ; il a levé le loquet ».

Rabadash réagit à nouveau en hurlant des imprécations.

« – L’heure a sonné, laissa tomber Aslan.

Et Rabadash, absolument horrifié, vit que tout le monde se mettait à rire ». En effet, sous les yeux de la nombreuse assemblée, il se transforme progressivement en âne. Juste avant que la métamorphose s’achève et que sa voix devienne des braiments, il s’écrie : « Oh, non, pas en âne ! Pitié ! Si encore c’était en cheval »…

« – Maintenant, écoute-moi, Rabadash, dit Aslan. La Justice n’empêche pas la pitié ». Et il lui explique qu’il ne sera un âne que s’il quitte un territoire étroit, ce qui lui empêche d’exercer quelque tyrannie que ce soit sur les autres. Une fois émis son jugement, « Aslan était parti ».

L’attitude d’Aslan face à cette PN particulièrement dangereuse est riche d’enseignements :

  1. Aslan n’entre pas dans son jeu : en l’insultant gravement, en le provoquant, Rabadash veut mettre Aslan en colère, de sorte que, sous son emprise, il commette un acte injuste dont Rabadash s’emparerait pour se transformer en Victimaire, se justifier et ainsi renverser la situation.
  2. Face au mal commis sans aucun remords par Rabadash, Aslan doit d’abord et avant tout exercer la justice : il dénonce la violence et la punit.
  3. Aslan exerce la justice dans la paix, avec mesure et précision. En effet, avant d’appliquer la peine, il l’annonce à pas moins de trois reprises et alors seulement, il l’exécute.
  4. Aslan demeure aussi extrêmement lucide, donc prudent (au sens où celle-ci est la vertu du chef) : sachant que Rabadash pourra récupérer ses paroles, il agit devant tous (alors qu’il a l’habitude de rencontrer les coupables seul à seul pour ne pas les humilier) ; sachant que Rabadash ne changera pas et donc qu’il transformera toute autorité en tyrannie, il le prive définitivement de l’exercice du pouvoir, l’empêche irréversiblement de nuire et ainsi protège de son action néfaste les milliers d’habitants de Narnia.
  5. La justice et la prudence étant sauves, la miséricorde peut alors s’exercer autant que possible, afin de permettre, sinon un improbable amendement du coupable, du moins un adoucissement de sa peine.
  6. Bref, l’attitude d’Aslan est d’un très remarquable équilibre : ni cette fausse miséricorde qu’est la pitié, ainsi que Rabadash l’en implore), ni vengeance. La première pourrait aller jusqu’à l’ingénuité imprudente et coupable : c’est la tentation du Roi Lune. La seconde pourrait aller jusqu’à la vengeance meurtrière, donc à l’injustice : c’est la tentation symétrique de Corentin, le fils du Roi Lune. C’est entre ces deux extrêmes que s’exercent justice et miséricorde à l’égard d’une PN.

Pascal Ide

[9] Clive Staples Lewis, The Chronicles of Narnia, London, Geoffrey Bles pour les 5 premiers et The Bodely Head pour les 2 derniers, illustrations de Pauline Baynes : 1. The Lion, the Witch and the Wardrobe. A Story for Children, 1950 ; 2. Prince Caspian. The Return to Narnia, 1950 ; 3. The Voyage of the Dawn Treader, 1952 ; 4. The Silver Chair, 1953 ; 5. The Horse and his Boy, 1954 ; 6. The Magician’s Nephew, 1955 ; 7. The Last Battle, 1956. Les sept livres sont rassemblés en un volume : The Chronicles of Narnia, London, Collins, 1998 ; j’utilise l’éd. américaine, New York, Harper Collins Publishers, 2001. L’édition française, si elle est tardive (pour 3 volumes), a pris l’initiative de changer l’ordre de la publication britannique originelle, afin de classer les sept tomes selon l’ordre chronologique du contenu. En effet, le cycle n’a pas été conçu à l’avance par son auteur (cf. Clive Staples Lewis, Letters to children, Lyle W. Dorset & Marjorie Lamp Mead [éds.], London, Collins, 1985, p. 68), qui eut, à la fin de sa vie, le désir de réorganiser son texte (cf. Roger Lancelyn Green & Walter Hooper, C.S. Lewis: A Biography, London, Harper Collins, 2002, p. 432). Le titre global unique étant Les Chroniques de Narnia (coll. « Folio-Junior », Paris, Gallimard-Jeunesse ; ill. de l’édition originale), voici l’ordre : 1. Le neveu du magicien, trad. Cécile Dutheil de la Rochère, n° 1150, 2001 ; 2. L’armoire magique, trad. Anne-Marie Dalmais, n° 1151, 2001 ; 3. Le cheval et son écuyer, trad. Philippe Morgaut, n° 1152, 2001 ; 4. Le prince Caspian, trad. Anne-Marie Dalmais, n° 1153, 2001 ; 5. L’odyssée du passeur d’aurore, trad. Philippe Morgaut, n° 1210, 2002 ; 6. Le fauteuil d’argent, trad. Philippe Morgaut, n° 1211, 2002 ; 7. La dernière bataille, trad. Philippe Morgaut, n° 1212, 2002. Les sept livres ont été rassemblés en un volume : Le monde de Narnia, Paris, Gallimard, 2005. Pour les volumes 2 et 4, j’emploie une autre éd. (même trad., mais avec d’Arcady, en coll. « Castor Poche », Paris, Flammarion, 1989 et 1993). Dans la nouvelle édition, les prénoms anglais gardent leur écriture originale. Les traductions sont parfois (trop) familières. Deux exemples parmi beaucoup : « Aravis ne répondit rien, elle avait l’air coincé [looked prim] ». (Le cheval et son écuyer, ix, p. 136, p. 265. C’est moi qui souligne) « Plusieurs personnes faisaient carrément de la lèche [were positively ‘sucking up’] à Drinian et à Rhince » (L’odyssée du passeur d’aurore, xiv, p. 227, p. 525). Pour les références, sont indiquées successivement, le n° du chap. en chiffres romains, puis, en chiffres arabes, la page de l’édition française suivie, en italiques, de la page de l’édition en langue originale. S’il nous arrivera de changer telle ou telle traduction, nous le tairons par courtoisie.

[10] Elle-même dit à Cornelius : « a-t-on jamais entendu parler d’une sorcière qui mourrait réellement ? » (Le prince Caspian, p. 216)

[11] Elle a fini par disparaître. Pour être autre que la Sorcière Blanche, celle du Monde-Souterrain (cf. Le fauteuil d’argent) n’en est-elle pas le prolongement ? Avec les mêmes intentions de domination radicale de Narnia, elle fait preuve d’une finesse d’argumentation et de séduction qu’ignoraient ses consœurs, plus habituées à déployer la puissance physique et susciter la terreur.

[12] Si la Reine peut exercer un tel pouvoir sur l’oncle Andrew, cela tient sans doute à sa beauté, mais d’abord, car il est « plus vaniteux qu’un paon » (Le neveu du magicien, p. 89).

[13] Tel est ausi le cas du singe Shift qui déclare vouloir le bien des animaux parlants… qu’ils le veuillent ou non : « Nous voulons être libres », dit un vieil ours. Shift réplique : « Qu’est-ce que tu connais de la liberté ? Tu crois que la liberté, c’est de faire ce que tu veux ? […] La vraie liberté, c’est de faire ce que je vous dis de faire ». (La dernière bataille, p. 42)

[14] « Elle s’est corrompue, et plus le temps passe, plus son malheur augmente ». (Le neveu du magicien, p. 199)

[15] C’est ainsi que la Reine va un moment trop loin dans son hypocrisie et commet « une erreur fatale » (Le neveu du magicien, p. 186). Pour le détail, je me permets de renvoyer à Pascal Ide, « Le démon. Doctrine commune de l’Église », Coll., Combattre le démon. Histoire, théologie, pratique, coll. « IUPG », Paris, L’Emmanuel, 2011, p. 33-132.

[16] Ce procès lui fait sacrifier sans vergogne l’âne qui l’a aveuglément servi : la peur se transforme d’elle-même en colère et celle-ci en lynchage de la pauvre bête présentée en bouc-émissaire (cf. Ibid., p. 122).

[17] Ibid., p. 42-44. « Tash, c’est Aslan et Aslan, c’est Tash » (p. 44).

[18] Pour une approche de la dynamique vertueuse dans la saga de Lewis, cf. Pascal Ide, « Les Chroniques de Narnia. Cinq leçons d’humanité », Revue Théologique des Bernardins, 10 (janvier-avril 2014), p. 75-99 ; « Les Chroniques de Narnia. Quatre leçons de ‘divinisation’ », Revue Théologique des Bernardins, 11 (mai-août 2014), p. 69-95.

12.12.2017
 

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