Marthe et Marie. De l’enracinement du don dans la réception 2/2

2) Insuffisance de ces interprétations

a) Insuffisances internes au texte

L’Occident a largement confondu plusieurs figures en une [1]. En l’occurrence, l’Évangile invite à distinguer trois personnes, et l’exégèse contemporaine à sa suite : Marie, sœur de Marthe et de Lazare ; Marie-Madeleine dont Jésus chasse sept démons (Lc 8) et à laquelle il apparaît (Jn 20) ; la pécheresse dite pardonnée et aimante qui répand un parfum et ses larmes aux pieds de Jésus, mais dont le nom n’est pas rapporté (Lc 7). Or, à partir de saint Grégoire le Grand, l’Occident ne distinguera plus ; la Légende dorée, notamment, constitue l’une des meilleures illustrations de cette synthèse. Aussi le personnage de Marie va considérablement s’enrichir, mais de traits qui lui sont étrangers.

Il est dit en grec : « la bonne part », mais le latin a traduit : optima pars, « meilleure part ». Cela n’est pas sans conséquence sur les interprétations ultérieures. Par conséquent, le texte ne compare pas les deux attitudes. Il est seulement dit que l’écoute est la « bonne part ». C’est le latin qui comporte un comparatif.

De plus, ce passage ne parle pas de contemplation mais d’écoute. Or, l’écoute relève plus de la réceptivité, surtout dans le langage biblique, alors que la contemplation est la forme suprême de l’émissivité. Plus encore, l’écoute n’est, dans la Bible, que le premier acte, finalisée par la mission et le don de soi, alors que la contemplation est l’action la plus haute, dernière.

b) Insuffisances externes au texte

Il faut lire l’Écriture en général et l’Évangile en particulier comme un tout. Or, assurément, Jn 12 met en scène les mêmes trois personnages : mêmes noms, mêmes attitudes. Il est donc loisible de comparer les deux scènes. A côté des points communs qui viennent d’être décrits, on note une différence d’importance : désormais Marie n’écoute plus, mais pose un geste, un acte. On notera aussi qu’il n’est pas dit que Marthe s’agite, mais seulement qu’elle sert. Or, la différence entre écouter et agir est celle du recevoir et du donner ; de plus, il y a deux sortes de don de soi : à Dieu et aux autres (les deux dimensions présentes dans la scène de la Visitation qui est, des Évangiles de l’enfance, celle qui parle le plus de la charité en acte et de l’hospitalité). De plus, il est ici confirmé que Marie n’a écouté que pour servir le Christ : son écoute ne constitue ni son dernier acte (en Jn 12, la scène se déroule pendant la Semaine Sainte, donc postérieurement), ni son acte le plus élevé (il est plus grand de donner à Jésus sans mesure que de seulement l’écouter). Une fois encore, la distinction de deux types de vie, a fortiori de l’action et de la contemplation n’est pas adéquate. Surtout, elle ne permet pas de rendre compte de la logique de cette deuxième scène.

3) Une proposition d’interprétation à partir du don

a) Hypothèse

Si traditionnelle soit cette lecture de deux possibilités d’existence, qui semble confirmée par la mise en scène de deux personnes différentes devenues des types, elle ne me paraît rendre compte de tout ce que contient le texte. J’émettrais donc une hypothèse. Elle a déjà été énoncée chemin faisant : dans la scène de Béthanie, Marie est à Marthe comme la réception à la donation.

Ainsi, selon moi, le texte ne parle pas de deux styles de vie, deux manières de rendre l’hospitalité, d’accueillir – si purifiée soit toutes les tentatives de hiérarchiser, voire de mépriser la vie active –, mais des deux moments de toute vie : réception puis donation, avec leur dysfonctionnement propre.

On pourrait objecter. Dans la dynamique du don, la donation est première en finalité à l’égard de la réception ; or, la vertu mérite l’honneur ; par conséquent, c’est l’attitude de service, donation qui devrait être louée. Or, tout au contraire, Marie reçoit louange et Marthe reproche.

Il faut distinguer deux sortes d’action qui sont des donation de soi. La première est proprement divine qui consiste à prendre l’initiative, la seconde est créaturelle qui est précédée par la réception. Or, le critère de la réceptivité première, de l’enracinement du don dans la réception est au plan objectif, l’ordre et au plan subjectif, la paix (l’abandon). Mais Marthe est agitée, dispersée. Par conséquent, ce que le Christ critique n’est pas la donation mais sa déformation, précisément l’oubli de son enracinement dans l’origine réceptrice : Marthe a oublié de se recevoir. Que Marie ait choisi « la bonne part », cela ne veut justement pas dire « la meilleure part » qui est, au contraire, de se donner, de participer même à la Passion du Christ, ce que montre, justement, l’épisode suivant.

b) Exposé

1’) Le texte en lui-même

L’argumentation principale est simple. Dans l’épisode, Marie est à Marthe comme l’écoute au service, deux réalités très bibliques. Or, l’écoute est au service ce que la réception est à la donation. Ce ne sont pas seulement deux formes alternatives de la charité, mais deux formes successives, intimement articulées.

De plus, l’Écriture nous montre si souvent cette articulation interne de la réception et de la donation. Elle est de plus présente au cœur de la vie de Marie mère de Jésus.

Jean-Louis Chrétien confirme cette interprétation à partir d’un suggestif rapprochement. L’épisode commence par la mention du terme « village », komê. Or, le latin la rend par le mot castellum, dont le sens courant est bien « village », mais qui a donné « château », « place forte ». Voilà pourquoi Jésus fut reçu comme dans une forteresse, la maison de Marthe et Marie. Il faut entendre cette protection au sens positif et plénier : protège le lieu accueillant, récepteur, aimant. Or, l’interprétation classique, en distinguant les deux sortes de vie, qui sont toutes deux des manières de se donner, soulignaient davantage l’émissivité. Tout au contraire, il se dit donc ici à nouveau une logique non pas d’abord de donation mais de réception.

2’) La comparaison avec Jn 12

Certes, on n’a pas manqué de voir dans le fait que Marie répand du parfum sur les pieds de Jésus un prolongement de l’attitude par laquelle elle écoutait assis aux mêmes pieds du Christ. Il demeure toutefois une différence essentielle : lorsque Marie écoute, elle reçoit ; lorsqu’elle répand le parfum, c’est Jésus qui reçoit, et il le soulignera lui-même. Or, la réception suppose une donation. Par conséquent, Marie est ici source du don et non pas sa destinataire. De plus, l’attitude du corps est différente : dans un cas, Marie est assise ; dans l’autre, elle est agenouillée ; or, le corps exprime l’âme ; par conséquent, Marie pose des actes de nature différente. Dès lors, la similitude fait sens, compte tenu que la différence est maintenue : certes, elle pointe en direction du Christ qui est au centre ; elle signifie aussi que c’est un même mouvement qui se dessine. Et c’est sur fond de continuité (les pieds de Jésus, c’est-à-dire Jésus même) que doit se lire la différence : cela signifie ainsi que la donation du service s’enracine dans la réception de l’écoute.

c) Confirmations chez les Pères

1’) La logique de réception

a’) Exposé

Surtout, le grand saint Augustin a bien noté la différence quand il a cette formule bouleversante : « Marthe n’avait qu’un souci : comment nourrir le Maître ; Marie n’en avait qu’un : comment être nourrie par lui. Marthe préparait un festin au Seigneur ; un autre festin faisait déjà les délices de Marie [2]». Or, nourrir est à être nourri comme la donation à la réception. Par conséquent, l’auteur des Confessions comprend l’épisode de Béthanie à partir de la dynamique du don.

Soulignons aussi deux autres points qui confirment et prolongent notre propos. Augustin développe cette comparaison sur fond de symbolique commensale, de l’allégorie très incarnée du repas ; or, la nourriture a toujours à voir avec le don, elle est le premier don reçu par l’enfant. De plus, Augustin joue sur deux sens de nourriture : corporel et spirituel (se nourrir de la parole) ; or, cette unité de sens dans la différence est aussi très biblique, traverse toute l’Écriture et perdure dans la liturgie eucharistique ; il conjure ainsi le dualisme ontologique qui sous-tendait une herméneutique elle-même dualiste des figures de Marthe et Marie.

On objectera que cette distinction s’inscrit encore dans celle, plus vaste, de l’action et de la contemplation. A la fin du sermon, saint Augustin se l’applique à lui-même et dit humblement qu’il doit se ranger parmi les actifs, qu’il a reçu la part de Marthe. Il demeure que saint Augustin dit aussi des auditeurs qu’ils ont reçu la part de Marie parce qu’ils écoutent la prédication, qu’ils reçoivent par la médiation sacerdotale, la nourriture, alors que le prêtre est celui qui offre le repas de la parole et donc qui donne. La distinction de la réception et de la donation n’est donc pas effacée ; elle est seulement recouverte par celle de l’action et de la contemplation et n’est pas explicitée pour elle-même. On pourrait donc dire qu’il y a comme deux lignées interprétatives chez l’évêque d’Hippone : l’une explicite, dans les termes de la différence action-contemplation ; l’autre, implicite, dans les termes de la différence réception-donation.

On pourrait enfin ajouter qu’il y aura un troisième festin, celui des noces de l’Agneau, où Marie rejoint Marthe pour se fondre en une seule figure : la donation reçue.

b’) Confirmation

Augustin, toujours lui, confirme cette comparaison entre Marthe et Marie à partir de la donation et de la réception, en faisant appel à la posture de la seconde : « Elle était assise aux pieds de celui qui est notre tête, et plus elle s’abaissait dans cette posture, plus abondamment elle recevait. Les eaux affluent, en effet, dans le fond des vallées, mais elles s’empressent de quitter la hauteur des collines [3]».

2’) La logique de la fécondité

Considérons maintenant le dernier moment du don. Comme saint Augustin, saint Grégoire le Grand rapproche Marthe et Marie de Rachel et Léa, et il les oppose comme stérilité et fécondité. Or, celle-ci est la caractéristique principale du don 3 et le signe de son enracinement dans le don originaire. Il vaut la peine de lire la comparaison, fine. Elle opère toujours à partir du cadre de l’action et de la contemplation :

 

« La vie contemplative est séduisante pour le cœur ; mais désireuse de se reposer en silence, elle ne procrée pas de fils par la prédication. Elle voit et elle n’enfante pas ; attache à son repos, elle n’a pas la passion de rassembler les autres, et se sent impuissante à leur découvrir en prêchant tout ce qu’elle aperçoit au-dedans […]. La vie active [au contraire], tout occupée au travail, voit mal, mais allumant au cœur du prochain, tantôt par la parole, tantôt par l’exemple, le désir de l’imiter, elle donne le jour à de nombreux fils en vue de l’action bonne [4]».

 

De fait, toujours pour le même pape Grégoire qui, arraché à son monastère pour la charge pontificale, sait de quoi il parle, la vie active est cette vie par laquelle l’homme fait du bien à son prochain : « La vie active, c’est donner du pain à l’affamé, instruire l’ignorant par la parole de sagesse, remettre l’égaré sur la bonne voie [5] », etc. Or, on se souvient que, pour Augustin à la suite de saint Jean, la charité fraternelle visibilise et, plus, doit rendre visible la charité divine.

3’) La logique unitaire de surabondance

Considérons enfin le lien entre la réception et la donation. Même si il est toujours pensé à partir des catégories d’action et de contemplation, on l’envisage à partir d’une logique de l’excès, donc de la gratitude. Or, tel est le lien intiment entre les moments du don. Donnons-en quelques illustrations. Elles sont aussi évolué.

a’) Expression encore imparfaite

D’abord, l’action découle de la contemplation comme par surabondance, comme par effusion qui ruisselle du trop plein de la contemplation. Tel est le sens profond de l’interprétation de l’épisode de Béthanie qu’offre Origène [6]. C’est déjà là une première vérification de la loi de redoublement par excès caractéristique du don.

C’est ce qu’affirme aussi saint Grégoire le Grand :

 

« L’ordre normal est de rendre la vie active à la vie contemplative, mais il faut savoir qu’il y a souvent grand profit à se reporter de la vie contemplative à la vie active ; l’âme toute chaude grâce à la contemplation, on vivra plus parfaitement la vie active ; Celle-ci doit donc faire passer à la contemplative, mais la vie contemplative, elle, doit nous ramener parfois à une active que rendra meilleure ce que l’âme a saisi au-dedans [7] ».

 

La conséquence en est que la vie la plus riche n’est pas la vie contemplative seulement, mais la vie mixte. Or, la dynamique de celle-ci est bien la rythmique intime du don. On retrouve la même doctrine, sans grande originalité, chez le dominicain Thomas d’Aquin [8].

b’) Maturation de l’expression aux temps modernes

Il faudra attendre les temps modernes, notamment saint Ignace, pour que l’unité soit scellée. C’est Jérôme Nadal, l’un des premiers jésuites, qui forgera l’expression célèbre « contemplatif dans l’action ».

c’) Limites

Ne nous cachons pas les limites de l’interprétation patristique qui, toujours, sépare action et contemplation : celle-ci distrait toujours quelque peu de celle-là. La contemplation n’est jamais totalement présente et investie dans l’action ; l’unité peine à s’opérer. Pour cela, il est nécessaire de développer une philosophie du don qui montre la pleine immanence de la source sans jamais nier l’autonomie du sujet.

Balthasar l’a bien noté qui fait de sainte Thérèse de Lisieux la première sainte qui a su résolument dépasser ce dualisme.

4’) La logique unitaire de l’amour de don

Encore plus radicalement que la surabondance, les mystiques, notamment la Madre, ont su voir que la logique intime de la scène est celle de l’amour. Or, c’est bien l’amour qui commande la dynamique du don. Mue par une intuition bien féminine, Sainte Thérèse d’Avila note en premier que la plainte de Marthe est d’abord celle de se savoir aimée. Elle en voit un signe dans le fait qu’elle s’adresse non pas à Marie mais à Jésus même : « C’est à vous Seigneur, qu’elle va porter sa plainte, et son amour l’enhardit au point de vous demander pourquoi vous ne vous souciez pas de ce qui la regarde ». Et un second signe de ce que la motivation est bien la recherche de l’amour de Jésus est, toujours pour notre contemplactive, la réponse même de Jésus : « Seul l’amour donne du prix aux choses, et l’unique nécessaire, c’est que l’amour soit si ardent que rien n’empêche d’aimer [9] ».

En d’autres termes, Thérèse d’Avila montre que Marthe a secrètement compris que la source du bonheur consiste dans le fait d’être aimé, mais elle a besoin d’entendre Jésus lui dire comment le vivre. Or, être aimé, c’est recevoir l’amour. Par conséquent, la lecture de la Madre confirme en profondeur et du point de vue du vécu féminin (première femme de notre galerie, notons-le), la relecture à partir de la dynamique du don.

d) Attendus philosophiques

Cette nouvelle interprétation éthique requiert toute une métaphysique qui accorde pleinement sa positivité et au mouvement et à la multiplicité, sans nier en rien la valeur de la stabilité et de l’unité.

Pascal Ide

[1] Cf. les travaux du spécialiste de Marie-Madeleine, Victor Saxer, par exemple son introduction : art. « Marie-Madeleine », Catholicisme hier, aujourd’hui et demain, Paris, Letouzey & Ané, tome 8, col. 631-638.

[2] Saint Augustin, Sermon 104, op. cit

[3] Saint Augustin, Sermon 104, op. cit

[4] Saint Grégoire le Grand, Homélies sur Ezéchiel, II, II, 9, Op. cit., tome 2, p. 109.

[5] Saint Grégoire le Grand, Homélies sur Ezéchiel, II, II, 8, Op. cit., tome 2, p. 107.

[6] Cf. Henri Crouzel, Origène et la connaissance mystique, Bruges, 1961, p. 434-438.

[7] Saint Grégoire le Grand, Homélies sur Ezéchiel, II, II, 11, Op. cit., tome 2, p. 113.

[8] Somme de théologie, IIa-IIae, q. 181, a. 3.

[9] Thérèse d’Avila, Exclamations, VII, 4, in Œuvres complètes, op. cit., tome II, p. 428.

22.7.2019
 

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