Pascal Ide, « Les anges, témoins, architectes et chantres de la création », L’Alouette, 298 (décembre 2016), p. 5-7.
Notre époque est ambivalente. D’un côté, la théologie, la prédication, la catéchèse ne parlent quasiment plus de l’action des anges dans le cosmos. De l’autre, ils sont omniprésents dans la nébuleuse New Age (une cinquantaine de livres en dix ans !) [1]. Si l’on élargit histoire et géographie : en Afrique, en Asie du Sud-Est, chez les peuples premiers, le monde invisible pèse plus que le monde visible, alors qu’en Occident, le second a supplanté le premier depuis la Renaissance. Au nom de la science, parler d’une action des anges dans la nature est frappé d’interdit. Et si le vide – dont la grâce, comme la nature, a horreur – du rationalisme avait préparé le trop-plein des nouvelles gnoses ? La Révélation chrétienne a-t-elle réellement évincé de la nature ces « êtres spirituels, non corporels » que sont les anges (Catéchisme de l’Église catholique, n. 328) ?
1) L’ange dans la Bible
Ouvrons la Bible. Celle-ci est sobre, mais explicite : « La Loi fut édictée par le ministère des anges » (Ga 3,19 ; cf. Ac 7,53), qui donc agissaient sur la montagne tonnante et fumante du Sinaï (Ex 19,16-18). C’est par un ange que la piscine de Béthesda possède par moment une puissance curative (cf. Jn 5,3-4). Depuis la Genèse (Gn 19,3), jusqu’à l’Apocalypse (Ap 7,1), en passant par les livres historiques (2 R 19,35 ; 2 Sm 24,15-17), sapientiaux (Ps 19,1 ; 119,89-91), apocalyptiques (Dn 3,19-93), et, dans le Nouveau Testament, les Évangiles (Mt 28,2) ou les écrits pauliniens, johanniques et les lettres pastorales (1 Tm 5,21), les anges agissent avec efficacité dans la nature. Ainsi, la Sainte Écriture parle de l’action des anges non seulement auprès des hommes (Ex 24,20 ; 1 R 19,5 ; Tb 5,4 ; 2 Ch 32,30 ; Lc 1,26-38 ; Ac 5,19 ; etc.), mais aussi dans le cosmos. En cela, elle rejoint la philosophie grecque et, redisons-le, les sagesses actuelles de nombreux peuples.
Comment le comprendre ? Je soulignerai seulement deux points.
2) L’ange à l’origine de la création
Alors que nous avons tendance à nous représenter les anges dans un monde à part, il nous faut nous rappeler que l’univers est un. De nombreux Pères de l’Église étaient surpris qu’aucun des deux récits de la création ne fasse mention des Anges (Gn 1-2). Saint Augustin est celui qui a poussé le plus loin l’effort d’intégration des anges dans le récit biblique de la création. Pour cela, il part d’un autre fait intrigant : selon Gn 1,3, la lumière fut créée le premier jour, au tout début, donc sans source et sans support. Or, la lumière a besoin d’une cause, les astres. Seule réponse, selon lui : « cette lumière primitivement créée n’est pas corporelle, mais spirituelle [2] ». Autrement dit, Dieu a d’abord créé les anges au jour un. Créés en premier, ils vont jouer un rôle actif sur la création ultérieure. Certes, la capacité créatrice est la propriété exclusive de Dieu. Mais, en contemplant Dieu en train de créer le monde matériel les cinq jours suivants, les anges font office de premier témoin. Ils ne sont pas seulement un reflet passif de l’action créatrice ; ils attestent que l’univers est et est de Dieu. Le Docteur d’Hippone va plus loin : « C’est d’abord dans la connaissance de l’ange qu’est produite la créature [3] ». Cette phrase mystérieuse peut se comprendre ainsi : un architecte doit d’abord se représenter la maison avant de la construire ; Dieu a ainsi confié aux anges l’idée, l’agencement de la création matérielle, avant que celle-ci ne se déploie dans la matière.
Cette intuition originale de saint Augustin mériterait d’être actualisée [4]. Voici quelques pistes. Dieu a voulu passer par les anges, déposer en eux la totalité du plan de la création matérielle, dans sa beauté typique : dans leur esprit et, osons-le dire dans leur imagination, cet idéal existe réellement. Ensuite, en et par eux, Dieu a pu comme ouvrir, expérimenter les possibles, les voies que la nature explore (songeons aux centaines de millions d’espèces de plantes et d’animaux qui ont disparu). Enfin, ce rôle typologique des anges gagnerait à être croisé avec ce que saint Thomas affirme de leur rôle moteur sur les astres – et pourquoi ne pas envisager leur action sur les particules subatomiques [5].
3) L’ange dans le « retour » de la création
De même que toute la création vient de Dieu, de même elle est appelée à revenir vers Lui : pas seulement à la fin des temps, mais à chaque instant. Ce retour dans la maison du Père est la clé de l’harmonie universelle. Et les anges y exercent un rôle liturgique.
En effet, pour être parfait, ce retour requiert la conscience, c’est-à-dire l’intelligence. Plus encore, il ne peut se faire que dans un acte de louange : ce que Dieu donne par grâce, retourne vers Lui en action de grâces. Si la création jaillit du chant du Créateur [6], les créatures doivent lui répondre par leur propre chant . De même que le don de Dieu appelle le Fiat de Marie qui seule le reçoit pleinement, de même tout le cosmos appelle un Magnificat qui seul le retourne pleinement. Une telle psalmodie rythme parfois à leur insu beaucoup de chercheurs émerveillés.
Or, l’homme ne peut suffire à cette hymne universelle. Car la création l’a précédé ; car sa beauté est trop variée et changeante ; car certaines de ses somptuosités sont trop éloignées dans tous les coins du cosmos (ah, les pouponnières d’étoiles !) ; car il n’y a pas assez de contemplatifs en nombre et en attention pleine de foi, pour exercer ce ministère de louange.
Comment ne pas conclure que les anges sont aussi disposés par Dieu pour ce vibrant Magnificat ? Voilà aussi pourquoi ils doivent être si nombreux, des « myriades de myriades » (Dn 7,10). Quel Origène, quel Maxime de Confesseur, quel Teilhard de Chardin auront aujourd’hui l’âme assez large et assez reconnaissante pour célébrer cette liturgie cosmique ?
[1] Cf. Pascal Ide, « Les subversions de la figure de l’ange dans le Nouvel Âge », Angelicum, 86 (2009) 1, p. 25-63.
[2] S. Augustin, La Genèse au sens littéral, L. IV, xxii, 39, trad. Paul Agaësse et Aimé Solignac, coll. « Bibliothèque augustinienne » n° 48, Paris, DDB, 1972, p. 335. Cf. « La connaissance angélique et les jours de la création », p. 645-653.
[3] Ibid., L. IV, xxvi, 43, p. 345.
[4] Le seul auteur, à ma connaissance, qui développe cette intuition est le philosophe français Jean Borella, Le poème de la création, Paris, Ad Solem, 2002 ; Un homme une femme au Paradis, même éditeur, 2008. Il faudrait les croiser avec la vision fascinante de John Henry Newman, « Les puissances de la nature ». Homélie, 29 septembre 1831, fête de saint Michel et de tous les anges, Le songe de Gérontius, suivi de deux sermons et de trois poèmes sur les anges, coll. « Archivum angelicum » n° 11, Strasbourg, Trifolium, 2011.
[5] Cf. Pascal Ide, « Les anges dans la nature », Carmel. Les anges, nos invisibles frères, 99 (mars 2001), p. 33-50.
[6] Cf. John Reuel Ronuald Tolkien, « Ainulindalë » [la musique des Ainur], Silmarillion, trad. Pierre Alien, Paris, Christian Bourgois-Presses Pocket, 1978, p. 13-20 ; Clive Staples Lewis, Les Chroniques de Narnia. 1. Le neveu du magicien, trad. Cécile Dutheil de la Rochère, coll. « Folio-Junior » n° 1150, Paris, Gallimard-Jeunesse, 2001, p. 114-147.