Pour le cardinal John Henry Newman, le visible est sacrement de l’invisible. La constitution onto-phénoménologique (l’être se manifeste) [1] est au cœur de la pensée de Newman, ainsi que le dit l’un de ses meilleurs connaisseurs – meilleur devant s’entendre ici d’une affinité de cœur au moins autant que d’esprit : « Newman est moderne par toute une admirable phénoménologie de l’effort spirituel. Mais il est antique par un sens aigu de l’aspect ontologique du mystère chrétien [2] ».
Nous avons exploré ce thème à partir du concept d’idée qui est central chez le bienheureux anglais (cf. « L’idée chez Newman. Une relecture à la lumière du don »). Nous souhaitons l’étudier ici de manière plus générale à partir des Sermons paroissiaux [3]. S’ils « sont destinés à rejoindre leur auditoire de la façon la plus claire (plain) » et n’ont « pas la même exigence intellectuelle que les Sermons universitaires », « ils n’en sont pas moins lestés de théologie [4] » et de métaphysique. En particulier, les Parochial and Plain Sermons vibrent constamment de cette résonance entre monde visible et monde invisible. C’est ainsi qu’un de ces sermons est intitulé « Le monde invisible [5] ».
1) Axe synchronique
Pour Newman, le monde est duel : visible et invisible. Et le visible est tout tourné vers l’invisible qu’il sert, à la fois pour l’exprimer et l’effectuer.
a) Le monde invisible
- Ce monde invisible est d’abord Dieu lui-même :
« Il y a deux mondes, le visible et l’invisible, suivant le Credo […]. Il y a un autre monde qui nous entoure de toutes parts, quoique nous ne le voyons pas […]. Un monde qui agit sur nous sans que nous en ayons conscience. Et ce monde est beaucoup plus élevé que le nôtre, car Il est là, Lui que nous cherchons à tâtons sans encore le trouver […]. Une fois, et une fois seulement, a-t-il consenti à devenir une des choses que l’on voit, quand Lui-même, deuxième Personne de la Trinité éternellement bénie […] naquit de la Vierge Marie en ce monde sensible. Alors, on peut le voir, l’entendre, le toucher […]. Il vint, et il se retira derrière le voile, et pour chacun de nous, c’est comme s’il ne s’était jamais montré […]. Et pourtant Il vit éternellement [6] ».
Il faudrait analyser en détail ce texte qui nous parle finement des relations entre visible et invisible, à partir de concepts, mais aussi d’images.
Ainsi, pour Newman, le monde invisible se rend visible, et l’épiphanie par excellence, est celle de l’Incarnation.
- L’invisible dit Dieu, mais aussi les anges et les âmes des hommes défunts :
« Chacune de ces âmes vit encore […]. Elles vivent, réservées pour un jour à venir, où toutes les nations paraîtront devant Dieu […] chacun à sa place distincte, chacun demeure seul dans cette région de lumière ou de ténèbres qu’il s’est préparées à lui-même [7] ».
- Enfin, ce monde invisible, c’est notre intériorité, notre monde subjectif, notre moi. Newman n’a pas de mots trop forts pour le décrire :
« Examinez une ville populeuse : des foules se répandent dans les rues, chaque être dans ce vaste ensemble est son propre centre […]. Il a ses espoirs et ses craintes à lui, ses jugements, ses desseins : il est tout pour lui-même, et personne n’est vraiment rien pour lui. Nul en dehors de lui ne peut vraiment le toucher, toucher son âme, son immortalité ; il est condamné pour toujours à vivre avec lui-même. Il a en lui-même une profondeur insondable, un abîme d’existence infini, et la scène où il joue un rôle momentané n’est qu’un rai de soleil qui se joue à la surface [8] ».
Là encore, tout se joue entre l’essentiel qui est invisible, et le « momentané » qui est la « scène » et le « rôle » que l’on joue.
b) Le monde visible
Newman accorde une telle importance au monde visible que l’on pourrait craindre qu’il n’efface la matière et le sensible. « Au Ciel, il n’y a pas de matière grossière, l’armature du Temple est composée d’esprits [9] ». Mais l’ajout de l’adjectif « grossière » atteste qu’il ne s’agit pas de toute matière qui soit exclue du Paradis.
Newman connaît trop les premiers siècles de l’histoire de l’Église pour sombrer dans la si funeste hérésie gnostique.
c) Relations objectives
Quelles connexions se nouent entre ces deux pôles constitutifs du réel, l’invisible et l’invisible ? D’abord, une relation d’expression ou de manifestation :
« Tout souffle d’air, tout rayon de lumière ou de chaleur, tout beau paysage, figure pour ainsi dire les pans des vêtements, les robes ondoyantes de ceux dont les faces voient Dieu dans le ciel [10] ».
Mais le fond invisible ne s’épuise jamais dans la manifestation. Aussi le mouvement de déploiement du fond dans la manifestation se double-t-il d’un mouvement de voilement par lequel la manifestation se retire pour dire l’excès du fond invisible :
« Un voile épais est tendu entre ce monde et le monde à venir […]. Dans l’Évangile, ce voile n’est pas ôté, mais par échappées nous est révélé ce qui se cache derrière lui. Par moments, il nous semble saisir une lueur d’une forme que plus tard nous verrons face à face [11] ».
d) Attitude subjective
Quelle attitude subjective correspond à ces données objectives ? L’invisible est tellement caché sous le visible qu’il est méconnu. Newman médite sur ce voilement et cette ignorance dans un de ses sermons [12] : « Beaucoup le virent sans doute, mais bien peu le reconnurent […]. Le Christ, le Fils sans péché de Dieu, pourrait vivre aujourd’hui dans le monde, comme notre plus proche voisin, sans que peut-être nous nous en apercevions [13] ».
2) Axe diachronique
Selon la loi ontochronique, l’être, surtout s’il est structuré de manière ontophanique, se projette sur la ligne du temps. Dès lors, l’invisible qui est le cœur du visible, se présente à la fois comme l’origine et comme le terme. Aussi Newman valorise-t-il le temps qui vient, l’eschatologie, la terre promise.
a) Le monde visible attend l’avènement de l’invisible
Aussi un jour le visible pâlira et laissera paraître l’invisible : « Le Paradis est maintenant en dehors de notre vue, mais au moment voulu, comme la neige fond, et découvre ce sur quoi elle repose, ainsi cette création visible s’évanouira devant les splendeurs plus grandes qui sont derrière elle, et dont à présent, elle dépend. Le soleil pâlira et se perdra dans le ciel, mais ce sera devant le rayonnement de Celui dont il est seulement la figure, le Soleil de Justice [14] ».
Est-ce à dire que le monde visible deviendra totalement caduque ? Une nouvelle fois, Newman n’exténue-t-il pas trop la matière ?
b) Le visible lui aussi connaît la nouveauté
Non seulement la nature révèle et dissimule l’invisible qui l’anime, mais le monde visible lui-même en quelque sorte se dédouble. Autrement dit, il est sacramentel, symbolique en lui-même. En effet, il connaît ces épiphanies, au printemps :
« Une fois seulement par an, mais une fois, le monde que nous voyons fait éclater ses puissances cachées […]. Alors, les feuilles paraissent, les arbres fruitiers et les fleurs s’épanouissent, l’herbe et le blé poussent. Il y a un élan soudain et une explosion extérieure de cette vie cachée que Dieu a placée dans le monde matériel ».
Or, cette nouveauté se définit par son caractère imprévisible :
« Comme il semble improbable, avant que cela soit, que les branches sèches et nues puissent être soudainement vêtues d’une parure si brillante et si fraîche ! Et pourtant, au temps marqué par Dieu, les feuilles poussent aux arbres. Il en est de même pour ce printemps éternel qu’attendent tous les chrétiens : il viendra sûrement quoiqu’il tarde [15] ».
Il n’est pas sûr que cette terre printanière soit seulement une métaphore ; elle me semble plutôt faire partie d’une induction analogique ascendante.
c) Attitude subjective
Là encore, quelle attitude intérieure correspond à ces données extérieures ? Veiller [16]. La vigilance est le parallèle chronologique de l’attitude synchronique d’émerveillement et d’attention à la présence de l’invisible dans le visible.
« Qu’est-ce que maintenant veiller ? […] Savez-vous ce que c’est que d’attendre un ami, d’attendre qu’il vienne, et de le voir tarder ? Savez-vous ce que c’est que d’être dans une compagnie qui vous déplaît, et de désirer que le temps passe, et que l’heure sonne où vous pourrez rendre votre liberté ? […] Savez-vous ce que c’est que d’avoir un ami au loin, d’attendre de ses nouvelles et de vous demander jour après jour ce qu’il fait en ce moment et s’il est bien portant ? […] Veiller dans l’attente du Christ est un sentiment qui ressemble à ceux-là [17] ».
L’attitude requise est celle d’un état d’éveil progressif à la vérité invisible de nos âmes :
« Nous sommes comme des gens qui s’éveillent d’un profond sommeil, qui ne peuvent rassembler aussitôt leurs esprits et comprendre où ils sont. Ainsi nous sommes en ce monde des fils de lumière s’éveillant peu à peu à la connaissance d’eux-mêmes. Attendant Dieu jour après jour, nous progresserons jour par jour, et nous approcherons de la vue claire et véritable de ce qu’il nous a fait être dans le Christ [18] ».
Là encore, cet éveil n’a rien de bouddhiste. En effet, il est dirigé vers une personne, en l’occurrence, une Personne divine.
3) Croisement des deux axes
Les deux axes, synchronique et diachronique, se croisent, comme le temps et le lieu :
« Le vrai chrétien sait que le Christ viendra, pour sa mort, et la foi anticipe sa mort […]. Une personne qui croit que le Christ vient, se reconnaît comme étrangère sur la terre, et pense qu’elle y a loué un logement pour une saison [19] ».
Plus encore, les deux mondes se nouent si nous retournons le temps vers le passé, mais vers un passé qui demeure, autrement dit une origine. Ou, en terme imagé, une jeunesse que rien n’éteint. D’un mot, l’enfant est celui qui, spontanément, voit l’invisible dans le visible :
« [L’enfant] a ce grand privilège qu’il semble avoir quitté tout récemment la présence de Dieu et ne pas comprendre le langage de ce monde visible, ne pas comprendre comment il est un voile qui s’interpose entre ce monde et Dieu ».
Suit un apologue de l’enfance, qui se termine ainsi :
« Par-dessus tout, son esprit respectueux, qui regarde toutes choses comme merveilleuses, comme les gages et les images de l’unique invisible, tout témoigne qu’il revient, pour ainsi dire, d’un voyage à de plus hautes sphères [20] ».
Ajoutons aussitôt que, si élogieux soit Newman de l’enfant, il n’est pas ingénument rousseauiste. Il n’ignore pas que, et ces mots commençaient le texte ci-dessus : « en dépit de sa nouvelle naissance, le mal est dans l’enfant, quoique seulement en germe ».
4) La clé : l’amour
Nous l’avons vu en étudiant l’idée chez Newman : la structure sacramentelle du réel est dynamiquement informée par une autocommunication ; or, l’amour est autodonation ; donc, l’amour est le moteur secret, le cœur incandescent qui brûle et brille au centre de l’ontophanie. Or, s’il est une conviction qui anime Newman, c’est que « l’amour [est] l’unique nécessaire [Love, the one thing needful] [21] ». C’est ainsi que l’invisible, le fond au-delà de toute saisie, qui brûle en nous est d’abord l’amour :
« Ô craintif disciple du Christ, comment n’as-tu jamais pensé à ce que tu es et à ce qui est en toi ? Alors que tu penses souvent, et justement, à tes péchés, n’as-tu pas de pensée, je ne dis pas de gratitude, mais d’émerveillement, d’admiration, de stupeur, n’as-tu pas de transport bouleversant et sacré, devant ce que tu es par grâce ? Quand Jacob s’éveilla un matin, sa première pensée ne fut pas pour ses péchés ou pour le danger – quoiqu’il eût conscience des uns et de l’autre – mais pour Dieu. Il dit que ce lieu est terrible ! Ce n’est rien d’autre que la maison de Dieu et la porte du ciel ! Contemple-toi toi-même, non en toi-même, mais tel que tu es dans le Dieu Éternel [22] ».
5) L’origine autobiographique
Cette vision sacramentelle du réel si présente et si prégnante chez Newman tient à une forma mentis anglaise souvent méconnue (cf. « L’idée chez Newman. Une relecture à la lumière du don »). Elle provient aussi de son histoire personnelle. La « première conversion » de Newman, alors âgé de quinze ans, dont « celle de 1845 ne sera qu’un corollaire [23] », est aussi et d’abord une expérience de l’invisible présent derrière le visible. Grâce au contexte paisible d’un collège désert et plus encore des lectures guidées par un maître spirituel, Mayers, Newman est conduit à découvrir le monde invisible : « Cette conviction m’isola des objets qui m’entouraient, elle concentra toutes mes pensées sur les deux êtres, et les deux êtres seulement, dont l’évidence était absolue et lumineuse : moi-même et mon créateur ». C’est moi qui souligne.
Une autre influence mérite d’être soulignée, celle qu’exerça sur Newman la mort de sa jeune sœur, âgée de dix-sept ans [24]. Le départ de cette enfant de lumière, ouverte autant à la vie spirituelle qu’à la vie intellectuelle, a introduit Newman dans la surréalité du monde invisible, il en a fait un pèlerin de l’Absolu qui est au-delà de tout sens [25].
Pascal Ide
[1] Pour la signification de la constitution (ou structure) onto-phénoménologique (ou ontophanique ou épiphanique), nous renvoyons à l’étude présente sur le site : « L’idée chez Newman. Une relecture à la lumière du don ».
[2] Albert de l’Annonciation, Douce lumière dans la nuit. John Henry Newman, Maître spirituel, Toulouse, Carmel, 2010, p. 64. C’est moi qui souligne.
[3] John Henry Newman, Parochial and Plain Sermons, London, Longmans, 8 vol., 1907-1908. Le texte est intégralement disponible sur www.newmanreader.org
[4] Emmanuel Durand, Évangile et Providence. Une théologie de l’action de Dieu, coll. « Cogitatio Fidei » n° 292, Paris, Le Cerf, 2014, p. 185.
[5] John Henry Newman, Sermons paroissiaux, trad., Paris, Le Cerf, tome IV, 13, p. 179-188. Désormais cités S.P.
[6] S.P., tome IV, 13 (« Le monde invisible »), p. 179-188.
[7] S.P., tome IV, 6 (« L’individualité de l’âme »), p. 84.
[8] S.P., tome IV, 6 (« L’individualité de l’âme »), p. 83-84.
[9] S.P., tome IV, 21 (« Foi et amour »), p. 274.
[10] S.P., tome II, 29 (« Les puissances de la nature »), p. 305.
[11] S.P., tome V, 1 (« La pratique religieuse comme préparation à la venue du Christ »), p. 22.
[12] S.P., tome IV, 16 : « Le Christ caché du monde ».
[13] Ibid., p. 213.
[14] S.P., tome IV, 14 (« Grandeur et petitesse de la vie humaine »), p. 186.
[15] S.P., tome IV, 13 (« Le monde invisible »), p. 186.
[16] Cf. S.P., tome IV, 22 : « Veiller ».
[17] Ibid., p. 280-284.
[18] S.P., tome VI, 8 (« De la difficile prise de conscience de nos saints privilèges »), p. 96.
[19] S.P., tome V, 5 (« De l’équanimité [Equanimity] »), p. 62 s.
[20] S.P., tome II, 6 (« L’esprit des petits enfants »), p. 66.
[21] S.P., tome V, 23, p. 277-287.
[22] S.P., tome IV, 9 (« L’état de grâce »), p. 135.
[23] Stephen Dessain, « Newman’s first conversion », Newman Studien, Nuremberg, Glock und Lutz, vol. 3, p. 37.
[24] Cf. Louis Bouyer, « Le souvenir de Mary Newman », Études, 246 (1945), p. 145-159.
[25] Osons seulement poser une question : à trop souligner la constitution ontophanique de la réalité, par exemple ecclésiale, ne débouche-t-on pas sur une ecclésiologie trop pneumatologique et insuffisamment christologique ? (cf. S.P., tome IV, 10 : « L’Église visible, salut des élus », p. 139-152. Et S.P., tome IV, 11 : « La communion des saints », p. 154 s. S.P., tome IV, 12 : « L’Église, refuge du cœur inquiet »).