2) Le premier poème (Ct 1,5-2,7) : l’hiver de l’exil ou le pécheur pardonné
Notre point de départ n’est pas neutre. Nous ne sommes pas qu’inattentifs à l’amour, nous nous en détournons.
a) Les paroles de la Bien-Aimée
La prise de conscience de l’exil en région de dissemblance ou de difformité s’opère en plusieurs temps.
1’) Reconnaître son péché : « Je suis noire » (v. 5)
La Bien-Aimée commence par reconnaître le péché lui-même. En effet, cette noirceur n’est pas d’abord ethnique, comme on le croit parfois, mais est la conséquence d’un chagrin qui dessèche et, comme on dit, assombrit le visage (cf. Lm 4,7-8), nous fait perdre la lumière intérieure. Or, quelle est cette lumière sinon l’amour ?
La cause de la noirceur est notre fragilité, la vulnérabilité de la condition humaine :
2’) Reconnaître la cause du péché qui est la rupture d’avec Dieu : « Ma vigne à moi, je ne l’avais pas gardée » (v. 6)
La Bien-Aimée poursuit en reconnaissant l’origine de ce péché : son infidélité. Certes, « les fils de ma mère se sont emportés contre moi ». Il n’empêche que la Bien-Aimée n’est pas sans responsabilité, de son propre aveu : « Ma vigne à moi, je ne l’avais pas gardée ». (v. 6) Écoutons saint Grégoire de Nysse :
« Ne vous étonnez pas de ce que, alors que j’étais noire par suite de mon péché et apparentée aux ténèbres par mes œuvres, [mon Époux] m’ait aimée. Car il m’a rendue belle par son amour en échangeant sa beauté contre ma difformité. Transférant en lui-même la souillure de mes péchés, il m’a communiqué sa propre pureté en me rendant participante de sa propre beauté ».
Et le même Père cappadocien, commentant le symbole des « voiles de Kédar » a cette parole d’une étonnante actualité et espérance :
« La Bien-Aimée ne permet pas que les âmes, instruites par elle, désespèrent de devenir belles en regardant leur vie passée ; mais que, regardant plutôt vers elle, elles apprennent par son exemple que le présent peut devenir un voile qui couvre le passé [1] ».
3’) Exprimer sa contrition
Enfin, la Bien-Aimée demande pardon.
a’) La condition anthropologique de la contrition : « Je suis noire mais je suis belle » (v. 5)
Plus haut, nous n’avons pas achevé la première phrase de la Bien-Aimée. Elle n’est pas que noire ; elle demeure belle. La confession de son péché ne va jamais sans celle de l’espérance fondée en Dieu mais aussi dans la bonté de notre nature.
Les filles de Jérusalem le confirmeront dans un instant en l’appelant « ô la plus belle des femmes ». En effet, le péché, si profond soit-il, n’a pas entamé notre bonté foncière. Il faut toujours se rappeler l’admirable remarque de Paul Ricœur : « Le péché a beau être plus ‘ancien’ que les péchés, l’innocence est ‘plus ancienne’ que lui ; cette ‘antériorité’ de l’innocence au péché le plus ‘vieux’ est comme le chiffre temporel de la profondeur anthropologique [2] ». Il y a une correspondance temporelle et phénoménologique à la réalité ontologique : ici la permanence dit la profondeur, c’est-à-dire la substance.
La contrition est le mouvement de regret du péché, non en se contemplant soi-même, mais en contemplant celui qui nous sauve et nous réenfante à la beauté. Le jour du baptême, ne revêt-on pas des habits de lumière, un vêtement blanc ?
Or, je découvre ma beauté, si j’accepte d’être vu par mon Bien-Aimé. Car c’est lui qui me redonne ma beauté : « Ce qui procure le recouvrement de la beauté, c’est de s’approcher à nouveau de la vraie Beauté dont on s’est éloigné [3] ».
Or, c’est la honte qui m’empêche d’être vue. La honte exclut. Avez-vous constaté combien, lorsque nous avons honte, nous craignons même de nous contempler dans un miroir. Mais la Bien-Aimée nous appelle à l’audace : osons lever les yeux et croiser le regard du Bien-Aimé. Prions avec Jean de la Croix :
« Tandis que tu me regardais,
Tes yeux gravaient en moi tes charmes,
C’est pourquoi d’amour tu m’aimais ;
Les miens ont mérité par là
De pouvoir adorer ce qu’en toi ils voyaient [4] ».
b’) La confiance dans la miséricorde : « Dis-moi, ô toi que mon cœur aime, où mèneras-tu paître le troupeau, où le mettras-tu au repos ? » (v. 7a)
Après avoir rappelé le fondement ontologique de la contrition (la permanence de notre beauté), la Bien-Aimée adresse une prière de confiance à Dieu.
Constatez l’admirable nom donné au Bien-Aimé : « ô toi que mon cœur aime ». Voici comment Origène explique le « nom nouveau » que l’épouse donne à l’Époux :
« C’est comme son nom qu’elle énonce ici en disant : ô toi que mon cœur aime. Et elle ne dit pas : celui que j’aime ; mais celui qu’aime mon âme. Car ce n’est pas d’une quelconque dilection qu’il s’agit, mais de l’amour qui est de toute son âme, de toutes ses forces et de tout son cœur [5] ».
Or, la Bien-Aimée voit dans son Bien-Aimé comme un berger : l’Époux est aussi un Roi. C’est Dieu qui mérite ce double titre (Ez 34,11-24). Et Jésus s’appliquera un jour aussi ces noms. Et la Bien-Aimée pose l’unique question qui traversera le Cantique, la seule que l’homme s’est toujours posée : où est le lieu du repos, avec celui que l’on aime ? Rappelons-nous la première question des disciples à Jésus, lors de la première rencontre : « Maître, où demeures-tu ? » Non pas : où vas-tu, qui es-tu, qu’exiges-tu, qu’apprends-tu ? Mais la question porte sur la demeure, donc sur le repos car seul Dieu promet et réalise le repos (cf. Ps 94).
Et ce repos est en plus lié à l’heure du midi. Pour saint Augustin et d’autres, le midi est le symbole de la pleine lumière ; or, Jésus est la Lumière venant en ce monde éclairer tout homme (Jn 1) ; donc, le repos est ce que le Christ offre. Dans sa 33e homélie, Saint Bernard fait parler l’épouse s’adresser à l’Épouse qui est Jésus :
« Enseigne-moi, ô toi que mon cœur aime, ce lieu de la lumière, ce lieu de la lumière, de la paix et de la perfection, en sorte que mon esprit transporté puisse te voir dans ton éclat absolu, paissant ton troupeau dans de plus grasses pâtures et goûtant un repos mieux assuré [6] ».
4’) Reconnaître que la vulnérabilité demeure : « Pour que je n’erre plus en vagabonde, près des troupeaux de tes compagnons ». (v. 7b)
Enfin, la Bien-Aimée achève sa confession de manière très réaliste : même désirant aller vers la Lumière et la Vérité, l’âme demeure tentée de revenir à ses anciennes amours, donc à ses infidélités. En effet, qui sont ces « compagnons » sinon les « fils de la mère » dont il a été parlé ci-dessus. De fait, nous allons le voir, la conversion est loin d’être achevée.
b) La préparation du chœur
Passons la réponse du chœur des filles de Jérusalem (v. 8) qui est une admirable et pressante invitation à la pleine conversion. Elle prépare à la réponse du Bien-Aimé.
c) La réponse de l’Époux [7]
Écoutons la réponse que le Bien-Aimé donne après avoir entendu la souffrance et la prière de contrition de l’épouse.
1’) « À ma cavale, attelée au char de Pharaon, je te compare, ma Bien-Aimée » (v. 9)
Avouons-le, cette comparaison nous choque. Cette symbolique tout militaire, donc masculine, non seulement ne convient pas à la Bien-Aimée, mais aussi à l’amour. Ne pourrait-on envisager des métaphores plus adaptées, plus délicates, surtout qu’il s’agit des premières formules ?
Mais en rester à ces figures poétiques est bien court. Une lecture plus attentive montre qu’il s’agit non pas de n’importe quelle cavale, mais de « ma cavale », celle que le Bien-Aimé ne cesse d’élire et de chérir. De plus, il y a un paradoxe : comment la fierté de la cavale peut-elle s’accommoder d’être attelée ?
En fait, le passage superpose trois lectures, trois interprétations. La première est effectivement militaire. Le char, ou plutôt les chars (car le terme est au pluriel) évoquent ceux de Pharaon dans l’Exode ; or, Pharaon, comme l’Égypte, est symbole du péché. Et Dieu possède aussi une cavalerie, et bien supérieure, capable de renverser celle de Pharaon.
« Pourquoi t’ai-je comparée à ma cavale au milieu des chars de Pharaon – commente le grand Origène – ? Mais ne sais-tu pas bien que l’Époux est un cavalier, ainsi que le dit le Prophète ? Tu es donc comparée à ma cavalerie au milieu des chars de Pharaon, parce qu’autant l’emporte ma cavalerie à moi, qui suis le Seigneur, à moi qui plonge dans les flots Pharaon et ses capitaines, ses cavaliers, ses chevaux et ses chars, autant dis-je, ma cavalerie l’emporte sur celle de Pharaon, autant toi tu dépasses toutes les femmes, toi mon épouse, toi, ô âme ecclésiale, comparée à toutes celles qui ne le sont pas [8] ».
2’) « Tes joues restent belles, entre les pendeloques, et ton cou dans les colliers » (v. 10-11)
La deuxième lecture insiste sur le caractère aliéné, défiguré, outragé de la cavale. Il faut ajouter ce qu’ajoutent les versets 10 et 11 sur les « colliers », les « pendeloques », les « pendants » et les « globules ». Dieu reconnaît que sa cavale est encore exilée. Les chaînes, les colliers évoquent l’enchaînement (cf. Ps 105,17-18).
Enfin, dernière lecture, ces colliers et pendeloques sont aussi des insignes de beauté.
Bref, à travers ces métaphores (le harnachement de la cavale, les fers de la captive et les bijoux de la femme), Dieu nous dit comment il voit sa Bien-Aimée, c’est-à-dire l’âme incarcérée dans son péché : son emprisonnement, mais aussi sa beauté. Donc, comme remarque Grégoire de Nysse,
« au lieu qu’il [l’Époux] accomplisse cette première venue en un feu redoutable, consumant de la base au sommet toute la montagne, son attitude, au contraire, est toute de douceur et d’affabilité pour la joie de l’Épouse [9] ».
d) Le duo d’amour (1,12-2,7)
Enfin, cette réconciliation s’achève dans un admirable duo d’amour.
3) Le deuxième poème (2,8-3,5) : le printemps des fiançailles ou le choix du Christ
Après avoir reconnu le péché et accueilli le pardon offert, il convient maintenant, en positif, de choisir Dieu. C’est ce choix du Bien-Aimé dont parle le deuxième poème
a) L’attitude du Bien-Aimé
C’est dans la parole de la Bien-Aimée que l’on découvre l’attitude du Bien-Aimé et bientôt ses paroles. Double est son attitude.
1’) La vivacité bondissante du désir : « J’entends mon Bien-Aimé. Voici qu’il arrive, sautant sur les montagnes, bondissant sur les collines ». (v. 8)
Tout ce passage évoque le désir d’amour du Bien-Aimé qui cherche la rencontre et la communion. Dieu bondit et saute (Ps 19,6-7 ; Is 52,7) : « Des sauts, plutôt que des pas ! », dit Origène [10]. Et cette image est parlante : quand vous recevez la lettre de la personne aimée, d’un ami, ne bondissez-vous pas de lignes en lignes ?
Jean de la Croix précise : ce bondissement est le signe de la blessure d’amour : « [11]
2’) L’humble respect : « Voilà qu’il se tient derrière notre mur. Il guette par la fenêtre, il épie par le treillis ». (v. 9)
Là est le signe de la grandeur de l’amour : à la vivacité bondissante du désir se joint, chez le Bien-Aimé, la discrétion de la présence. Dieu se propose toujours, il ne s’impose jamais. Il joint le plus ardent amour au plus humble respect.
En même temps, cette discrétion a pour but de susciter le désir de la liberté. Or, constatez combien la Bien-Aimée sait reconnaître son Époux à chaque signe :
« Voyez avec quelle pieuse finesse la vigilante épouse discerne l’approche de l’Époux, et remarque ensuite ses moindres gestes. […] Aucun de ses actes n’échappe au regard exercé de l’épouse. […] Bien qu’il se soit caché derrière le mur, elle a connu sa présence et deviné qu’il la regardait à travers les fenêtres et les treillis. Et, maintenant, pour la récompenser de cette religieuse attente, il lui parle [12] ».
Et c’est parce que le Bien-Aimé sent ce désir, qu’il va se donner. En effet, Dieu nous fait désirer ce qu’il veut nous donner.
b) La parole du Bien-Aimé
La réponse du Bien-Aimé est elle aussi transmise par la Bien-Aimée.
1’) Son regard plein d’enthousiasme : « Lève-toi, ma Bien-Aimée, ma belle, viens ». (v. 10)
Ces simples mots résument tout le désir que Dieu a de l’homme. Quel pressant appel, quel regard plein d’enthousiasme, « positif », dirait-on aujourd’hui pose-t-il sur nous ! Le Bien-Aimé voit toujours belle sa Bien-Aimée, comme Dieu nous voit toujours beau.
Et cet appel à se lever, à ressusciter est un appel à marcher de ses propres jambes, donc à la liberté et à l’amour qui meut la liberté : « Viens, dit le Bien-Aimé, viens ici de toi-même, non à regret et par nécessité, mais de toi-même [13] ! »
2’) L’attestation du progrès : « Car voilà l’hiver passé, c’en est fini des pluies, elles ont disparu ». (v. 11)
Mais à quoi donc appelle le Bien-Aimé ? A célébrer avec lui l’ivresse du printemps, l’entrée dans la Terre promise (Jos 4,19), autrement dit l’exode loin du péché. En effet, la résurrection s’entend du retour à la vie. C’est ce que dit la suite : fini est le temps de la tristesse qu’est la contrition du péché, l’hiver glacé du mal. Et le Bien-Aimé va convoquer toutes les richesses de la nature pour le faire comprendre
3’) « Le figuier forme ses premiers fruits et les vignes en fleur exhalent leur parfum ». (v. 13)
Le temps ici décrit n’est pas le plein été, mais le printemps. Ces deux arbres sont ceux à l’ombre desquels le paysan palestinien aime jouir d’un vrai repos à l’heure de la paix salomonienne (cf. 1 R 5,5). Surtout, ils sont le rappel des premières amours (cf. Os 9,10).
Observons aussi que les trois règnes vivants ici s’unissent : les fleurs des montagnes et des vallées, les chants des oiseaux et les refrains des hommes. Vision unifiée qui ne sacrifie ni l’univers non-raisonnable ni l’homme.
Par ailleurs, « sur notre terre » évoque l’Incarnation, comme saint Bernard l’a bien senti [14].
c) La fragilité de la possession
À partir du chap. 3, v. 1, de nouveau la Bien-Aimée cherche. Autrement dit, nous ne sommes qu’au printemps : « Les désirs de la Bien-Aimée cheminent plus vite que la complète conversion de son cœur [15] ! »
Pascal Ide
[1] Saint Grégoire de Nysse, In Canticum canticorum, Homélie 2, 789-792.
[2] Phénoménologie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité. II. La symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960, p. 235-236.
[3] Saint Grégoire de Nysse, In Canticum canticorum, Homélie 4, 831c.
[4] Saint Jean de la Croix, Cantique spirituel A, strophe 23 = B, strophe 32, Œuvres complètes, trad. Mère Marie du Saint-Sacrement, Paris, Le Cerf, 1990, p. 351 et 1209.
[5] Origène, In Canticum canticorum, PG 13, 111.
[6] Saint Bernard, Sermon 33e, p. 395.
[7] Passons la réponse du chœur des filles de Jérusalem (v. 8) qui est une admirable et pressante invitation à la pleine conversion. Elle prépare à la réponse du Bien-Aimé.
[8] Origène, Homélies sur le Cantique des Cantiques, Homélie I, 10, trad., coll. « Sources chrétiennes » n° 37 bis, Paris, Le Cerf, 1966, p. 100-101.
[9] Saint Grégoire de Nysse, In Canticum canticorum, Homélie 3, 809a.
[10] Origène, In Canticum canticorum, 166.
[11] Saint Jean de la Croix, Cantique spirituel, strophe XIII, p. 584.
[12] Saint Bernard, Sermon 57e, p. 587.
[13] Saint Grégoire de Nysse, In Canticum canticorum, Homélie 5, 876d.
[14] Saint Bernard, Sermon 59e, p. 610 s.
[15] Blaise Arminjon, La cantate de l’amour, p. 192.