Cette méditation m’a servi à accompagner un groupe de pélerins venus dans la Ville éternelle au moment du grand Jubilé de l’an 2000. J’ai conservé au texte son caractère plus oral et circonstanciel. Celui qui veut accéder directement au commentaire du Cantique sautera sans inconvénient tout le début de l’introduction.
0) Introduction
a) Le sens du Jubilé
Les deux ouvrages de base sont ceux de Jean-Paul II, Tertio millennio adveniente, du 10 novembre 1994, sur la préparation du Jubilé (c’est là son sous-titre) et la Bulle d’indiction du grand Jubilé de l’Année Sainte 2000, Mysterium Incarnationis, du 29 novembre 1998, où il est particulièrement parlé des Indulgences.
En Français comme dans d’autres langues, le terme Jubilé évoque trois choses : un anniversaire, une joie, une grâce.
1’) Le Jubilé est d’abord un anniversaire, celui de la naissance du Christ
Tout le monde ponctue sa vie de fêtes. Or, la fête jubilaire, l’anniversaire (au sens étymologique du terme) suppose un temps non pas lisse, mais strié, structuré.
Or, dans le christianisme, et c’est le propre de cette religion, non seulement le temps prend une importance particulière, mais il adopte une structure très particulière, car l’éternité entre dans le temps. Plus encore, la vérité du temps se dévoile : c’est l’Éternel.
2’) Le Jubilé est un moment de joie
Or, quelle est la grande cause de la joie, sinon celle d’être sauvé, comme dit le psaume 50 ? Rappelez-vous la jubilation du père, la fête lorsque le fils prodigue revient – et, inversement la tristesse jalouse du fils aîné qui ne supporte pas cette joie (Lc 15,11-32).
Au fond, la halte spirituelle, la réflexion, l’appropriation des choses est nécessaire non pas d’abord parce que nous sommes pécheurs, négligents, pris dans le tourbillon d’une vie urbaine, mondaine, etc. Cette vision est trop culpabilisante. Ces temps de halte sont nécessaires car le mouvement spontané de la vie est par nature contraire au mouvement réflexe, réfléchi. La preuve est qu’on les retrouve même dans la vie d’un moine qui, a priori, ignore ces contraintes et ces tentations : on oublie souvent que celui-ci fait chaque année une retraite en son monastère !
Ce mouvement de reprise est triple, selon les puissances qui sont en nous engagés, mémoire, intelligence et volonté : il est une relecture ; il est une prise de conscience de l’intelligence (du bien comme du mal) ; enfin, il est une décision nouvelle d’aimer, de s’engager librement dans le chemin de la vie.
Voilà pourquoi le silence qui est la condition de cette descente en soi vous sera précieux, même si vous êtes ici entre amis. Il y a là un déchirement qu’il vous faudra assumer, d’abord en harmonisant emplois du temps et en énonçant vos attentes respectives.
3’) Voilà pourquoi le Jubilé est un moment de grâces
Dans tous les sens du terme. On l’a dit. Ce temps est mémoire et actualisation de notre Rédemption. Dieu fait grâce.
Une des applications concrètes de ce temps de grâces, un signe privilégié est les Indulgences sur lesquelles je reviendrai.
L’Indulgence incarne temporellement et spatialement la grâce du Jubilé. Particulièrement significative est la symbolique de la Porte.
b) L’amour, chemin du Jubilé
Le chemin par excellence pour entrer dans la grâce du Jubilé est de prendre conscience de l’amour dont vous êtes aimé et que vous êtes appelé à vivre. En effet, le principe et le terme du Jubilé est l’amour. Il en est le principe, puisque le Jubilé est la réactualisation du Mystère sauveur ; or, le salut est l’autre nom de l’amour de Dieu qui donne tout, jusqu’à sa vie, pour venir à notre secours. Mes amis, nous n’avons pas conscience de l’amour dont nous sommes aimés. Il en est le terme, puisque le Jubilé nous rappelle que nous sommes faits pour aimer, pour l’amour, donc pour le don de soi.
Et ces deux amours, originaire et destinal, sont connectés au nom de la grande loi : rendre amour pour amour. L’amour ne se paye que par l’amour, répétait Thérèse de Lisieux à la suite de Jean de la Croix. Et d’abord saint Paul nous rappelant que « la charité du Christ nous presse : Caritas Christi urget nos » (2 Co 5,15. Cf. aussi Ph 3,10-12).
Cette triple prise de conscience n’est pas celle de notre monde où l’on maîtrise plus qu’on se reçoit (pour le don originaire), où l’on cherche l’efficacité plus que la gratuité (pour le don destinal), où l’on exige plus qu’on remercie (pour la connexion entre les dons).
c) Le Cantique des Cantiques, chemin d’amour
Pour méditer sur l’amour, je vous inviterai en particulier à relire un texte trop inconnu ou méconnu : le Cantique des Cantiques [1]. Pour deux raisons.
D’une part, ce chant est un chant d’amour. Déjà dans sa composition. Ce livre est un don de Dieu à Israël lors de son retour d’exil à Babylone. Alors, tout est à reconstruire, la ville, le Temple, la communauté ; or, le lien de la communauté est l’amour, de même la raison d’être du temple.
« C’est à l’époque perse qu’un pète inspiré a sélectionné de vieux chants d’amour d’origine égyptienne, et les a incorporés avec bien d’autres matériaux d’origine diverse à son œuvre poétique originale destinée aux juifs croyants de son temps. Parfaitement initiés à l’histoire et aux traditions de leur peuple, les fidèles de yhwh avaient alors besoin d’être stimulés et affermis dans leur attente messianique qui risquait de faiblir et même de sombrer en raison du délai apparemment indéfini de l’avènement du nouveau Salomon, fils de David. On comprend dès lors pourquoi certaines parties du Cantique, qui n’avaient sans doute à l’origine qu’une signification érotique, acquirent un sens nouveau, authentiquement biblique par suite de leur insertion dans un livret ou devait s’exprimer l’amour réciproque du nouveau Salomon, le Messie attendu, et de sa fiancée, la fille de Sion [2] ».
Ensuite et plus encore, par son thème. Quelle que soit l’interprétation, ce Cantique est la célébration festive d’un amour. Or, l’amour n’est jamais seul. Plus encore, l’amour par excellence est l’amour conjugal. Voilà pourquoi ce Cantique se présente comme un dialogue entre un Bien-Aimé et sa Bien-Aimée. Mais ces amants sont symboliques : ils désignent le premier, Dieu, le second, Israël, son peuple, mais aussi tout âme croyante. En effet, une asymétrie ne manque pas de frapper tout lecture : autant la Bien-Aimée est imparfaite, chemine vers le don total de soi et l’amour de parfaite communion, autant le Bien-Aimé aime parfaitement, n’a aucun pas à accomplir sur le chemin du plus grand amour ; or, nul être humain ne peut prétendre à cette perfection immédiate ; même si certains passages vétérotestamentaires font plus porter le poids de la concupiscence par la femme, jamais ils ne s’illusionnent sur le péché de l’homme ; par conséquent, la lecture seulement érotique est insuffisante, le Bien-Aimé s’identifie à Dieu.
Enfin, le Cantique occupe une place d’exception dans la tradition biblique, juive et chrétienne. Dans la Bible, il est un superlatif : Shira Shirim. Un Targum en fait l’un des dix cantiques, précisément le neuvième. Or, chacun de ces Cantiques est un chant d’action de grâces pour ce que Dieu a fait et donné. Voici ce que disait Rabbi Aqiba :
« Dieu nous préserve qu’un seul fils d’Israël conteste que le Cantique soit canonique car le monde entier n’est pas aussi précieux que le jour où ce livre fût donné à Israël. Toute l’Écriture est sainte, mais le Cantique des Cantiques est saint parmi les livres saints [3] ! »
D’autre part, ce chant est dynamique, il prend en compte notre histoire. Il ne ressemble en rien à ces anciennes hagiographies qui contemplent et narrent la vie du saint déjà arrivé. Le Cantique est une course et un passage. « Dieu, par la voix de Salomon, enseigne à notre raison, en la présente philosophie du Cantique des Cantiques, la montée, par étapes successives, vers la perfection [4] ». Il parle de la rencontre de deux libertés, avec leur élan et leur retardement. La liturgie juive le confirme : il est chanté au début du Shabbat, le vendredi soir, en premier, pour accompagner le passage du sixième au septième jour, qui est le jour du Seigneur. Il fait donc mémoire du passage par excellence qu’est l’Exode.
d) Mode d’emploi
Ce que j’ai dit du Cantique fait que l’on peut décliner tous les chants de la Bien-Aimée à la première personne du singulier, le Bien-Aimé étant Dieu lui-même, le Christ à notre recherche, constante.
La conversion du lecteur – qui, pour certains, est difficile au point de départ – consiste à toujours lire Dieu derrière le Bien-Aimé et la personne humaine, soi-même, derrière la Bien-Aimée. Voilà pourquoi le Bien-Aimé est parfait et que seule défaille la Bien-Aimée. « Le thème apparent du Cantique est l’amour de l’époux et de l’épouse ; mais son thème réel est le thème prophétique de l’amour de ihwh pour son peuple [5] », de Dieu pour tout être humain, du Christ pour l’Église. Ainsi, tout ce qui est attribué au Bien-Aimé convient donc à Dieu qui nous aime et nous cherche, et tout ce qui est attribué à la Bien-Aimée nous convient, à nous qui tentons de l’aimer en retour, c’est-à-dire à l’aimer comme nous sommes aimés, cela pour atteindre à la communion.
Je ne commenterai pas tous les versets, ce qui serait trop long, mais seulement certains d’entre eux, particulièrement significatifs. Je m’attacherai surtout à montrer le mouvement général pour permettre de mieux s’approprier ce Cantique.
e) Rome, inscription concrète de la démarche jubilaire
Un second moyen ou signe est le pèlerinage. Jean-Paul II en parle dans sa bulle d’indiction.
Puisque vous êtes à Rome, il peut être intéressant de profiter de la géographie de Rome qui est, pour une bonne part, religieuse, pour inscrire dans l’espace et la démarche pérégrinante ce Jubilé.
Et cela d’une double manière : les églises et les lieux ou vécurent les figures exemplaires de la foi que sont les Saints.
1) Le prologue (Ct 1,2-4)
Cette ouverture nous parle du but de l’amour qui est l’unité, la communion, et de sa nature qui est la possession de l’être aimé. Quatre images l’attestent.
a) Le baiser : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche ». (v. 2)
« Le Cantique des cantiques commence par un baiser », observait Claudel [6], renchérissant sur une remarque de saint Bernard : « Aimable discours qui commence par un baiser [7] ». Le baiser est le symbole par excellence de la communion. En effet, dans le baiser, les deux sont soudés en un corps, intérieur et extérieur communiquent ; plus encore, ils ne font plus qu’un souffle ; or, le souffle est la vie.
Cette formule, la répétition du terme « baiser », exprime aussi un désir et un désir lancinant : celui d’une communion sans terme.
b) Le parfum : « L’arôme de tes parfums est exquis ». (v. 3)
Le parfum est un des plus forts signes de présence, l’une des signatures les plus individuelles de l’aimé, mais aussi d’absence (ne dit-on pas de certains qu’ils son entêtants ?). Sans parler de nostalgie.
Or, le Christ est notre bonne odeur (cf. 2 Co 14-16).
c) L’huile : « Ton nom est une huile qui s’épanche » (v. 3)
Ce n’est que maintenant que l’on parle du nom, tant l’odeur (dont on reparlera) nous signale, nous précède et nous suit.
Et ce nom est comparé à une huile. Or, ce qui caractérise l’huile est, notamment, qu’elle coule, se répand, pénètre. Comme l’amour, la présence de l’être aimé qui gagne de proche en proche toute notre intimité. C’est ce qu’exprime Guillaume de Saint-Thierry :
« De toi découle, pour couler en moi, l’huile de ton nom, attendrissant toutes mes duretés, adoucissant mes rudesses, guérissant mes infirmités […]. L’écho de ton nom – que ce soit ‘Seigneur’, ou bien ‘Jésus’, ou bien ‘Christ’ – cause soudain à mon oreille joie et allégresse. Car sitôt que ton nom a frappé mon oreille, le mystère de ton nom resplendit dans mon cœur [8] ».
Mais c’est saint Bernard, l’ami de Guillaume de Saint-Thierry, qui s’est penché le plus longuement sur cette métaphore pour en montrer toute la valeur quasi sacramentelle : « L’huile éclaire, fortifie le corps, elle apaise la douleur. On peut en dire autant du nom de l’Époux. Il éclaire quand on le prêche, il nourrit quand on le médite, il est un baume apaisant quand on l’invoque [9] ».
d) La course : « Entraîne-moi sur tes pas, courons ! » (v. 4)
La course est le symbole et l’incarnation du désir. C’est Dieu qui prend l’initiative de dire son désir (cf. Jn 6,44). Or, Dieu nous attire par des liens de bonté (cf. Jr 31,3s ; Os 11,3s).
Pascal Ide
[1] Mon commentaire du Cantique s’inspirera beaucoup de l’admirable ouvrage unissant de la manière la plus origénienne, connaissance du sens littéral et approche spirituelle de Blaise Arminjon, La cantate de l’amour. Lecture suivie du Cantique des Cantiques, coll. « Christus », Paris, DDB-Bellarmin, 1983. Les autres commentaires ne manquent pas sur le sujet. Certains, anciens ou récents, seront cités chemin faisant. Je renvoie aussi aux commentaires ponctuels mais remarquables de Jean-Paul II dans ses catéchèses sur le corps humain.
[2] Raymond Tournay, Quand Dieu parle aux hommes le langage de l’amour, Paris, Gabalda, 1982, p. 45.
[3] Talmud de Babylone, Traité Yadaim, 3.5.
[4] Saint Grégoire de Nysse, In Canticum canticorum, Homélie 1, PG 44, 765.
[5] Jean-Paul Audet, Revue Biblique, 1955, n° 62, p. 207.
[6] Paul Claudel, Paul Claudel interroge le Cantique des Cantiques, Paris, NRF-Gallimard, 1948, p. 32.
[7] Saint Bernard, Sermon 1er, in Sermons sur le Cantique des Cantiques, in Œuvres mystiques, Paris, Seuil, 1953, p. 87.
[8] Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique des Cantiques, trad. , coll. « Sources chrétiennes » n° 82, Paris, Le Cerf, 1966, p. 125-127.
[9] Saint Bernard, Sermon 15e, p. 199-201.