Sainte Hildegarde de Bingen, dont nous faisons mémoire en ce jour (17 septembre), emploie un terme étonnant, Lebensgrüne, que nous ne pouvons rendre que par une expression : « verdure vitale ». En effet, explique la médiéviste Régine Pernoud, « une des notions favorites d’Hildegarde, la viridité, du latin viridis, vert, vigoureux […] s’applique également à la nature et à l’homme, désignant cette énergie interne qui fait pousser les plantes et par laquelle l’homme se développe [1] ». Cette notion relève au mieux de la symbolique et, en tout cas, semble dénuée de toute portée scientifique. Pourtant, au siècle dernier, un botaniste métaphysicien de génie, malheureusement presque ignoré en France, Hans André, a donné un regain d’actualité au concept de verdure vitale, tout en en précisant le contenu et la perspective de la grande mystique allemande. Il ratifie le lien entre verdure et vie ; mais il fait du vert la couleur spécifique de la plante (non de la vie), en le corrélant à la chlorophylle, et surtout interprète le chromatisme d’une manière non pas symbolique et mystique, mais métaphysique et rationnelle [2].
Et si, emboîtant le pas à celle que le pape Benoît XVI, très attentif à la nature, a déclarée Docteur de l’Église, nous osions prolonger cette ontologie des couleurs en ébauchant une contemplation émerveillée de la couleur bleu ?
Le spécialiste en écologie James DeMeo a constaté trois choses concernant la lueur (glow) bleue, vue (et même photographiée) [3]. D’abord, qualifiant l’eau, elle est corrélée à ses qualités adoucissantes et curatives. Ensuite, elle caractérise l’atmosphère des régions montagneuses et forestières qui sont non polluées et bienfaisantes pour la santé. Enfin, les personnes sont spontanément attirées par cette lueur de l’eau ou de l’air qu’elles ressentent comme belle et bienfaisante pour leur santé.
Qui n’en a fait un jour l’expérience en se promenant en montagne ? Combien d’explorateurs, de marcheurs, de poètes, de photographes n’ont été saisis par l’intensité lumineuse ou plutôt chromatique qui émane de ce bleu atmosphérique ? Joseph DeMeo a recueilli des verbatim provenant de park rangers qui avaient observé un épisode de mort forestière dans une région qui, l’année précédente, avait été frappée par la disparition de cette couleur bleutée [4]. D’ailleurs, l’article que nous citons multiplie les photos montrant le bleu tel que l’œil nu a pu les admirer [5]. Mais, à un moindre niveau, nous en faisons aussi l’expérience les jours ensoleillés, avec ces ciels constellés de cumulus dits de beau temps (comme je les vois actuellement au moment où je suis en train d’écrire, de la terrasse sous l’auvent) ?
DeMeo a observé cette couleur bleue intense en dehors des forêts de pin et ses photographies en portent la trace indélébile et irréfutable :
« I have photos of other luminous blue atmospheres from forests where there are no pines, or where the glowing component is isolated to above the tree-line, characterized by rock and snow-pack. These most intense examples suggest a very real anomaly, and scientific understandings are not advanced if every time such a thing is observed or photographed, it is immediately dismissed ad hoc, by reference to more agreeable mechanistic theories which have little or no worked-through empirical evidence for their own support [6] ».
Ajoutons un dernier fait qui suscite l’admiration, voire la fascination. La galaxie M31, plus poétiquement appelée galaxie Andromède, a souvent été photographiée par les astrophysiciens depuis des dizaines d’années. Bien que considérée comme une expression de la matière noire, nous observons, tout au contraire, un halo galactique lumineux qui est d’un bleu intense, certes moins clair que celui observé avec l’eau limpide de bonne qualité ou l’air dans les régions montagneuses et forestières ; mais demeure une chromie bleutée, quasi-électrique, vibrant d’une intense énergie ! [7]
Différentes théories ont été évoquées : l’émission curative de terpène (notamment dans les forêts de pins) [8], à cause de la dépollution entraînée [9] ; l’évapotranspiration ; les champs électriques dans les aiguilles de pins, qui sont capables de produire une lueur bleue visible de nuit [10]. Pour sa part, notre auteur s’efforce de poursuivre l’œuvre de Wilhelm Reich [11] – horresco referens ! –. Or, celui-ci – plus connu comme psychanaliste militant pour la libération sexuelle – avait observé cette fluorescence bleutée qu’il a appelée illumination orgonotique (ou orgonique) et en avait déduit l’origine atmosphérique de l’orgone, nom qu’il avait inventé pour dire la présence d’une énergie vitale omniprésente dans l’univers.
Au-delà de ces explications scientifiques et de cette interprétation philosophique à tendance vitaliste, ne pourrait-on émettre une autre hypothèse, d’ordre métaphysique, inspirée des propos introductifs sur la verdure vitale ? Loin d’être une reconstruction de l’œil animal ou, mieux, d’être une simple qualité accidentelle de l’être, la couleur serait l’un des révélateurs, aussi gratuit que nécessaire, de notre vérité profonde. Au point que, dans sa diversité, la palette chromatique révèle la variété des êtres.
Cette hypothèse s’inscrit dans le prolongement de la constitution ontophanique [12] selon laquelle tout être est constitué d’un fond et d’une apparition. Ces deux pôles sont dynamiquement unis selon une double loi : le fond tend à se manifester dans une apparition et l’apparition incline à se retirer pour révéler le fond qu’elle ne saurait jamais épuiser. Ainsi, la personne révèle son cœur (son fond) dans sa parole (l’apparition) ; mais elle-même, en se retirant dans le silence, nous dit la richesse encore plus vaste de son cœur.
Une première piste analogique est fournie par les travaux d’Adolf Portman [13]. Ce biologiste suisse, lui aussi encore méconnu, a montré avec endurance que les formes des animaux ne s’expliquent pas seulement pour des raisons utilitaires (attirer des partenaires ou faire fuir des prédateurs), mais par leur beauté : l’animal, et même le végétal, se montre gratuitement. Élargissons son propos. La nature n’est pas seulement utile ou bonne, c’est-à-dire douée d’une valeur intrinsèque, mais elle est belle. C’est par exemple ce qu’atteste le passionnant développement d’une nouvelle branche de l’écologie, l’éco-poétique [14]. Or, la beauté se caractérise par deux notes complémentaires : la forme (species) et la lumière (lumen). Pour qu’une chose soit belle, il faut à la fois qu’elle soit harmonieuse et qu’elle rayonne. D’ailleurs, l’esthétique est toujours menacée de la réduire soit à son premier pôle (classicisme) ou à son deuxième (le romantisme entendu comme Sturm und Drang). Donc, la nature révèle sa somptuosité dans sa figure, mais aussi dans sa luminosité ou plutôt dans ce que la lumière rend visible, la couleur. Si la première a été longtemps reconduite à sa fonction utilitaire, la seconde, elle, est toujours réduite à sa fonction décorative. Ainsi ce que Portmann a audacieusement tenté pour la configuration des êtres naturels, surtout vivants et surtout animaux, il convient de le faire pour la couleur.
Entrons dans plus de détail. Précisant grandement le propos de sainte Hildegarde, Hans André a lié la verdeur à l’un des règnes naturels, le végétal, et à sa caractéristique principale, la vitalité. De fait, l’observation montre que le vert est coextensif du monde botanique. Ne pourrait-on élargir le propos, par exemple à la vie animale et qualifier celle-ci par une couleur qui, épiphaniquement, en révélerait la profondeur ? Le rouge ne serait-il pas à l’animal (à la vie animale) ce que le vert est au végétal (la vie végétale) ? En effet, le rouge du sang trouve son origine dans les hématies qui transportent l’oxygène. Or, cette molécule médiatrice de l’énergie animale est produite par la plante, ce vivant autotrophe que l’animal hétérotrophe emploie à ses propres fins. La synthèse énergétique dans l’animal est le pendant de la photosynthèse végétale. Or, la photosynthèse est la source de la couleur verte de la plante. Donc, cette verdeur signifie la réception de la lumière au plus profond de l’être végétal. Autrement dit, elle n’est pas une qualification accidentelle ou superficielle, mais le révélateur d’une réalité profonde : la puissance transformante du soleil accueilli par la plante.
D’ailleurs, les structures du noyau tétraporphyrique présent au cœur des protéines de l’hémoglobine et de la chlorophylle présentent une forte ressemblance, tout en se différenciant par l’atome métallique planté au centre de leur centre : le fer pour l’hème et le magnésium pour la porphyrine chlorophyllienne. De plus, photosynthèse végétale et respiration animale constituent deux processus complémentaires en miroir, avec les productions et des émissions inversées d’oxygène et de dioxyde de carbone. Tout dit l’analogie (même et autre) de la plante et de l’animal. Il faut donc que des couleurs révèlent cette similitude dissemblable.
De plus, le soleil est au végétal ce que le cœur est à l’animal. Autrement dit, le cœur est, au sens le plus rigoureux, le soleil intériorisé. Or, centre dynamique du système cardiovasculaire, la pompe cardiaque se présente comme un muscle rouge-sang empli du précieux liquide qui énergétise la totalité de l’organisme.
Comment s’étonner enfin que tous ces processus en résonance (autotrophie végétale et hétérotrophie animale, photosynthèse et respiration, etc.) soient révélés par une réalité elle-même ondulatoire, la couleur ?
Qu’en sera-t-il du bleu ? L’on peut trouver cette couleur dans les règnes vivants, animal ou, plus encore, végétal (dans la somptuosité de certaines plantes à fleurs), mais partiellement. Il est révélateur que, parmi les aliments de cet omnivore qu’est l’homme, on n’en trouve aucun qui, à l’état naturel, soit bleu. Cette couleur ne caractérise pas non plus en propre un type d’être minéral particulier. Voire, sous certains aspects, le bleu se retrouve dans chacun des quatre éléments de la cosmologie antique : bleu est le ciel, bleu est l’océan réflétant le ciel, bleue est la Terre vue de loin (« La belle bleue »), bleu est le feu de certaines flammes brûlant dans l’âtre…
Et si, loin de notifier un être, cette couleur manifestait au contraire leur lien et leur lien dans ce qu’il a de plus étroitement intime, à savoir la sponsalité ? Ne venons-nous pas d’affirmer que bleue est la mer qui reflète l’océan ?
Selon un autre médiéviste, qui, lui, est spécialiste de la symbolique des couleurs, Michel Pastoureau, le bleu est la couleur préférée de plus de la moitié de la population occidentale, « des hommes comme des femmes, toutes catégories sociales confondues », devant le vert (20 %) et le rouge (10 %) [15]. Or, non seulement l’organisme humain est composé à 60 % d’eau, si l’on considère le poids, mais à plus de 99 % si l’on considère le nombre de molécules… Dès lors, cette attirance et préférence ne signalerait-elle pas une intime résonance entre le physique et le psychique, entre le corps objectivement décrit et la chair subjectivement éprouvée ? voire entre son intérieur et son extérieur ?
Repartons des expériences décrites ci-dessus. L’expérience d’attrait pacifié qu’éprouve l’homme pénétré par la lueur bleue, qu’elle soit hydrique ou pneumatique, ne serait-elle pas l’attestation vécue de la profonde harmonie existant entre l’eau présente dans notre corps et le reste de l’univers, sur Terre et dans le ciel ? Ainsi, à l’instar des eaux thermales, la couleur bleue du ciel (mais aussi des forêts) possède une valeur intrinsèquement thérapeutique non seulement pour les hommes, mais pour les arbres.
Enfin, Marie – que symbolise cette couleur, qui apparaît souvent vêtue de bleu, dont Chiara Lubich disait qu’elle est au ciel (et non pas à la Lune) ce que le Christ est au Soleil – n’est-elle pas celle qui assure la médiation universelle entre son Fils et ses fils (cf. Jn 19,25-27 ; Ap 12,1 s) ?
Ces simples réflexions suggérées par sainte Hildegarde demanderaient à être critiquées et développées, peut-être dans le cadre de la théorie chromatique bipolaire, à la fois cosmologique et anthropologique, suggérée par Goethe, en réaction contre le trichromatisme seulement cosmologique de la physique mécaniste de son (et de notre) temps. Pour lors, je souhaitais juste, cher lecteur, vous introduire dans la splendeur conjuguée – conjugale – de la lueur bleue : le Soleil a rendez-vous avec la Terre, l’eau avec le vent, l’homme avec le cosmos que Dieu lui a préparé depuis toute éternité.
Pascal Ide
[1] Régine Pernoud, Hildegarde de Bingen. Conscience inspirée du xiie siècle, coll. « Livre de poche », Monaco, Le Rocher, 1995, p. 94 ; cf. aussi p. 107.
[2] Pour le détail, cf. Gustav Siewerth, La philosophie de la vie de Hans André, trad. Emmanuel Tourpe, introduction et commentaire de Pascal Ide, Paris, DDB, 2015, p. 145-146, 297-302, et chap. 13 sur la « photosynthèse ».
[3] Cf. James DeMeo, « Water as a Resonant Medium for Unusual External Environmental Factors », Water. Multidisciplinary Research Journal, 3 (mai 2011), p. 1-47. Sur le site consulté le 7 décembre 2019 : https://www.researchgate.net/publication/233987204_Water_as_a_Resonant_Medium_for_Unusual_External_Environmental_Factors
[4] Cf. Joseph DeMeo, « Evidence for the Existence of a Principle of Atmospheric Continuity ». monographie dans Id.. Preliminary Analysis of Changes in Kansas Weather Coincidental to Experimental Operations with a Reich Cloudbuster, Geography-Meteorology Department, University of Kansas, thèse, 1979 : Ashland (Oregon), Orgone Biophysical Research Lab, 2010.
[5] Cf. James DeMeo, « Water as a Resonant Medium for Unusual External Environmental Factors ».
[6] James DeMeo, « Water as a Resonant Medium for Unusual External Environmental Factors ».
[7] Cf. James DeMeo, « Water as a Resonant Medium for Unusual External Environmental Factors », photo 33.
[8] Cf. Theodore Kozolowski & Stephen Pallardy, Physiology of Woody Plants, New York, Academic Press, 21997.
[9] Cf. Ann-Margret Hvitt Strömvall & Thomas Petersson, « Monoterpenes Emitted to Air from Industrial Barking of Scandinavian Conifers », Environmental Pollution, 79 (1993) n° 3, p. 215-218 ; « Photooxidant-forming Monoterpenes in Air Plumes from Kraft Pulp Industries », Environmental Pollution, 79 (1993) n° 3, p. 219-223.
[10] Cf. Birney R. Fish, « Electrical Generation of Natural Aerosols from Vegetation », Science, 175 (1972) n° 4027, p. 1239-1240.
[11] Un de ses livres a été traduit en français : James DeMeo, Manuel de l’accumulateur d’orgone, trad. Christian Isidore Angelliaume, Vannes, Sully, 2001.
[12] Cf. Pascal Ide, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Présences » n° 13, Namur, Culture et vérité, 1995, chap. 1. Pour un développement personnel : Id., « Métaphysique de l’être comme amour. Quelques propositions synthétiques », La métaphysique, numéro coordonné par Emmanuel Tourpe, Recherches philosophiques, 6 (2018) n° 2, p. 29-56.
[13] Cf. Pascal Ide, « La forme (animale) comme gratuite automanifestation. Adolf Portmann, Jacques Dewitte et quelques autres », Revue des Questions scientifiques, 2019, à paraître.
[14] Cf., par exemple, Thomas Pughe, « Réinventer la nature : vers une éco-poétique », Études anglaises, 58 (2005) n° 1, p. 68-81.
[15] Cf. Michel Pastoureau, Couleurs, images, symboles, Léopard d’Or, 1989, p. 13. Cette affirmation est au moins vrai depuis que nous disposons d’enquêtes d’opinion, c’est-à-dire depuis environ 1890. Repris dans Michel Pastoureau interrogée par la journaliste Sandrine Merle, « Michel Pastoureau : ‘Le bleu est la couleur préférée des Occidentaux’ », Les Échos, 8 juillet 2011.