Pascal Ide, « L’amour comme obéissance dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar », Annales Theologici, 22 (2008), p. 35-77.
3) Exposé théologique
Ayant établi inductivement l’identification de l’amour et de l’obéissance à partir de la structure de l’homme et des grands mystères chrétiens, il convient de s’interroger sur la raison profonde de cette identification.
Le centre de l’argumentation est théologique, non seulement quant à la perspective (l’objectum formale), mais aussi quant au contenu (l’objectum materiale) [1] : il dépend du regard que Balthasar pose sur Dieu. Restant sauf l’accès nécessairement économique à la vie trinitaire, le discours est, si l’on peut dire, celui d’une théologie d’en haut. Il s’enracine toujours dans la contemplation même du mystère intime de Dieu. Précisément, fondée sur la parole johannique : « Dieu est amour » (1 Jn 4,8,16), sa théologie est une théologie de l’amour [2]. Celui-ci connote deux choses. D’une part, Dieu n’étant qu’amour, il veut donner et se donner : il est autodonation. D’autre part, justement parce qu’il est amour, Dieu est l’absolument autre, l’absolument transcendant. Or, à l’amour de Dieu ne peut répondre que l’amour de l’homme. Mais comment un être infini, par définition incommensurable avec l’être fini, peut-il être reçu par celui-ci ? Une seule attitude permet à la créature (humaine) de recevoir Dieu comme il veut se donner : l’obéissance. Voilà pourquoi, chez l’homme, l’amour s’identifie à l’obéissance. Détaillons maintenant chacune de ces prémisses.
a) Dieu comme autodonation
On l’a dit, l’affirmation de la Ia Ioannis est le point de départ et en même temps le sommet indépassable de la théologie balthasarienne : « Dieu interprété comme amour : en cela consiste l’idée chrétienne [3] ». En cela, il ne fait que se mettre à l’écoute de la Parole de Dieu : « Dans tout le Nouveau Testament, l’accent principal est placé sur la corrélation [Zueinander] entre la révélation et l’amour ; […] la révélation est la manifestation achevée de la ‘bonté de Dieu notre Sauveur et de son amour pour les hommes’ (Tt 3,4) [4] ». Voilà pourquoi toute la théologie de Balthasar – non seulement sa dramatique divine, mais aussi son esthétique et sa théo-logique – ne sont qu’une méditation de quelques facettes de cet amour infini [5].
Or, pour Dieu, aimer, c’est se donner : « Si Dieu est défini [definiert wird] comme amour, on voit qu’il est en soi don parfait [volkommene Hingabe] de lui-même [6] ». La loi même de l’amour est de se répandre et se communiquer. Pour autant, Balthasar ne la déduit pas d’une considération métaphysique de l’axiome néoplatonicien bonum diffusivum sui – qu’il suspecte notamment d’introduire une nécessité dans l’économie divine –, mais il la tire de sa contemplation du Christ, exégète du Père (cf. Jn 1,18). Or, cherchant le principe d’unité de ce qu’il appelle le Verbum-Caro, autrement dit le Verbe incarné, Balthasar le résume dans le don de soi [7]. En effet, de prime abord, les paroles et les actes du Christ sont multiples et défient tout principe unificateur. Pourtant, Jésus « les condense et les simplifie, en les orientant vers le ‘nouveau commandement’ » : celui-ci résume les multiples préceptes vétérotestamentaires ; or, ce précepte porte sur l’amour et le « plus grand amour » consiste à donner sa vie pour ses frères (Jn 15,13) ; donc, le commandement de même (cf. 1 Jn 3,16) [8]. Ainsi le « don de soi [Hingabe] » constitue « l’unité de sens [9] » du Verbum-Caro.
Mais, redisons-le, si descendant soit le discours balthasarien, si nombreuses et si précises soient les affirmations de notre auteur sur la vie intratrinitaire, il n’affirme jamais rien de la Trinité immanente qu’à partir de la Trinité économique. Voilà pourquoi, se fondant sur les acta et verba Christi, le théologien suisse peut conclure que « Dieu est donation [Übereignung : transmission] [10] ». Voilà aussi pourquoi il ne cesse d’interpréter les relations entre Hypostases divines à partir de la logique amoureuse de la donation et de la réception [11].
b) Dieu comme absolument autre
Que Dieu soit amour ne signifie pas seulement que, en Jésus, il « s’est fait à l’homme donnable », selon l’admirable néologisme de Claudel [12], mais aussi qu’il est totalement autre. Autant Balthasar consonne avec la doctrine rahnérienne de l’auto-communication, autant il demeure réservé à l’égard de ce que l’on pourrait appeler – pour faire bref et demeurant sauf le sens du Mystère [13] – son continuisme [14]. L’amour divin, dans le moment même où il rapproche l’Absolu de l’homme, éloigne celui-ci de toute visée compréhensive. Il ne faudrait donc pas s’imaginer que, parce que l’Écriture autorise à énoncer que « Dieu est amour », cette auto-révélation nous fasse entrer en possession d’une vision surplombante des « profondeurs de Dieu » (1 Co 2,10), du « Non-fond sans fond de l’amour qu’est le Père [15] ».
Là encore, Balthasar tire cette corrélation étroite entre nouveauté et amour non pas d’une considération philosophique sur celui-ci mais d’une méditation du Dieu biblique qui lui-même se révèle constante nouveauté. Bien entendu, cette insaisissable altérité ne se manifeste jamais plus que dans le mystère de la Croix, qui renverse la figure du Christ dans une non-figure. Mais déjà chaque geste du Christ produit du neuf : « jamais une réponse du Christ ne peut se deviner d’après la question – remarque Balthasar dans Prolegomena – : presque chaque fois elle est si inattendue [unerwartet] qu’elle fait l’effet d’être à côté [16] ». De même « l’Esprit a le pouvoir, en toute situation, de donner une réponse neuve [frische] et centrale [17] ». L’ajout de l’épithète « centrale » n’est pas inutile qui souligne que cette nouveauté, loin d’être une fantaisie ex-centrique, s’inscrit en continuité, mais imprévisible, avec la totalité et introduit au centre du gouffre vertigineux du Mystère divin.
Or, c’est l’amour qui est puissance novatrice. En effet, le propre de l’amour est de surprendre : des actes divins, dont on a vu qu’il n’était que l’expression de l’amour divin sans repentance, « on n’en finit jamais d’en découvrir à tout moment la nouveauté [Neuseins], d’être saisi et transporté par cette réalité sans mesure [18] ». L’articulation des deux Testaments le manifeste de manière saisissante [19] : d’une part, l’Ancien Testament est parcouru de multiples lignes et attentes qui visent un noyau central. D’autre part – ainsi que l’atteste « la longue pénombre, créatrice de distance [20] » qui couvre les cinq derniers siècles de l’histoire sainte d’Israël – l’irruption de ce noyau synthétique est absolument indéductible et totalement surprenant : « le centre intégrant devient une lumière entièrement imprévisible pour ceux qui opèrent la synthèse (tout d’abord la communauté postpascale) [21] ». Or, dans l’Incarnation du Fils, c’est bien « l’Amour [Liebe] éternel (trinitaire) » qui fait « irruption [22] » : cet amour insondable est autant la cause que le contenu et le terme du Nouveau Testament.
Par conséquent, l’amour divin est rupture instauratrice, au point qu’on serait en droit de se demander si, dans le discours théologique de Balthasar, la note d’altérité ne précéderait pas l’amour, au moins noétiquement. Quoi qu’il en soit, cette identification amour-nouveauté distingue les deux conceptions, chrétienne et païenne, du mystère divin et de l’apophatisme : « Ce n’est pas exactement dans le caractère inconnu de Dieu que se trouve sa transcendance, mais plutôt dans le mystère inconcevable, consistant en ce que Lui, l’Unique […], décide de se communiquer [sich mitzuteilen] aux autres, aux multiples, leur accorde un accès au domaine de son unicité et de sa sainteté [23] ». L’altérité divine réside, pour la philosophie, dans un secret incommunicable et, pour l’Écriture, dans la merveille de sa communication.
c) La proportion entre réception et donation
Tournons-nous maintenant vers l’homme. Avant de se demander comment celui-ci peut recevoir ce Dieu tout autre qui se donne, il faut d’abord affirmer qu’entre Dieu et l’homme existe ce que l’on pourrait appeler une proportion – autre manière de parler de l’analogia qui, pour Balthasar, est une notion ontologique et non pas logique. Ainsi, tout le travail de Schau der Gestalt est de trouver un accord, une correspondance, une « connaturalité [Konnaturalität] [24] », entre le fond divin et la totalité humaine. Sur ces deux points, à une apologétique classique marquée par l’extrinsécisme (et donc le dualisme) s’oppose une théologie fondamentale qui, pour autant, se refuse aux pièges subtils de l’immanentisme (et donc du monisme) : 1. du point de vue de Dieu (de l’évidence objective) : les signes extrinsèques versus le fond divin ; 2. du point de vue de l’homme (de l’évidence subjective) : les différents moments de l’acte de foi et, plus généralement, les différentes facultés versus l’unification opérée, à la racine, par l’expérience ; 3. quant à la relation entre Dieu et l’homme : relation d’autorité versus la disponibilité d’amour.
Or, cette correspondance et cette proportion se comprennent en termes de donation et de réception. En effet, le nouveau « modèle » mis en place par le premier tome de Herrlichkeit ajointe (beaucoup plus adéquatement) Dieu qui se donne à l’homme qui obéit dans la foi et répond dans le don de soi. Plus généralement, « sans l’acquiescement de celui qui reçoit […], il ne saurait jamais exister de don [geben] [25] ». En termes moins techniques : « la figure du Christ requiert d’être accompagnée [26] ». Cette loi vaut aussi pour le pardon : « Le pardon, pour être total – écrit Clive Staples Lewis cité par Balthasar –, n’est pas seulement à offrir, il doit se recevoir [27] ». Il en est de même du côté de l’homme : face à la figure que Dieu donne à entendre, « il [l’homme] éprouve qu’il doit croire en lui, pour pouvoir le comprendre. Et cela, non comme une vague éventualité, mais dans une évidence contraignante [28] ». Voilà pourquoi cette proportion peut aussi se comprendre en termes d’amour. Donation et réception, loin d’être juxtaposées, constituent ensemble le mystère de l’amour, car leur proportion naît de, voire est l’amour : « Pour que l’amour – et l’amour entre Dieu et l’homme – puisse se développer conformément à sa loi propre […], la condition préalable est, du côté de Dieu, la Trinité immanente [autrement dit le don absolu], et, du côté de l’homme, la disponibilité à se laisser désapproprier [mitenteignen] avec Dieu dans le domaine de l’amour désapproprié [enteigneten Liebe] [autrement dit la réception absolue] [29] ».
On s’étonnera de ce que cette loi de proportion édicte une nécessité : « ne saurait jamais », « requiert », « doit ». N’y a-t-il pas contradiction à ce qu’une réception soit nécessaire alors que le don est gratuit ? Après avoir tant souligné la générosité totalement imprévisible et indue de la figure du Christ, Balthasar craint-il l’embardée discontinuiste ? Se sent-il soudain sommé d’équilibrer un propos menacé par une absolue contingence, même venue d’en haut, en introduisant une nécessité ? Une seule réponse permet de ne pas renoncer au principe de proportion entre donation et réception : que la capacité du récipiendaire soit proportionnée, donc dilatée, par le Donateur lui-même. Autrement dit, double est le don de la Source : la Révélation qu’elle offre, objectivement, et la capacité subjective, à savoir l’adaptation à ce don en quelque sorte extérieur et la croissance de sa capacité intérieure, ce qui ne peut provenir que du Donateur lui-même : « Les réceptacles [Gefässe] qui contiennent la précieuse teneur [Gehalt] éternelle proviennent finalement du même inventeur que le contenu [Inhalt] [30] ». Par exemple, le « contenu objectif » de la parabole « ne peut être compris en ce qu’il apporte de neuf [Andersheit : littéralement, « en son altérité »], sans que la subjectivité ne soit illuminée par l’Esprit [31] ». L’Évangile l’avait déjà dit : « à vin nouveau, outres neuves » (Mt 9,17).
d) L’obéissance comme seule proportion adéquate entre don et réception
Tous les éléments sont désormais présents pour s’affronter à la difficulté qui ouvrait le paragraphe : si Dieu se donne dans sa totale altérité et appelle l’homme à le recevoir, quelle l’attitude humaine permettra cet accueil ? L’obéissance. « Il appartient à la figure de l’existence humaine, et il est par conséquent normal et compréhensible pour l’homme, d’abandonner [übergeben] totalement son existence entre les mains d’une personnalité (et d’une doctrine) qui laisse transparaître le divin [32] ».
Mais, là encore, ne nous trompons pas : cette vérité universelle, Balthasar l’a apprise à l’écoute de la Parole divine – le Christ « obéissant jusqu’à la mort » (Ph 2,8). En effet, dans son essence, « obéissance signifie : ne pas décider soi-même, mais laisser décider pour soi [sich verfügen lassen] », autrement dit, « se laisser décider » ou, comme paraphrase avec justesse la traduction, « laisser un autre décider pour soi [33] ». En ce sens, Balthasar pose une « différence entre décider et obéir [34] » ou, plus précisément, entre décider par soi-même et obéir. L’obéissance est donc l’attitude qui proportionne au mieux vouloir humain et vouloir divin.
Riche est la palette d’images convoquées par le théologien bâlois pour cerner la réalité de l’obéissance : le vide (cf. ci-dessous), l’espace – « l’ouverture de l’espace de jeu [die Eröffnung des Spielraums] [35] » ; dans « l’obéissance de la Croix » dont parle l’hymne aux Philippiens, nous rencontrons « la manière concrète dont Dieu a décidé d’ouvrir l’espace de jeu [Spielraum zu eröffnen] entre lui et l’homme et de le tenir constamment ouvert [36] » –, la distance, la transparence – « la distance obéissante de la créature à son Créateur et Seigneur devient transparente [durchsichtig] pour laisser voir la distance intradivine du Fils au Père dans l’Esprit [37] » –, etc. Ces images et d’autres (ouverture, pauvreté, etc.) convergent toutes vers un unique centre : la volonté obéissante est dessaisie de ses désirs propres en vue d’accueillir la volonté d’autre qu’elle, précisément le bon vouloir, le vouloir bon de Dieu.
Prenons la métaphore du vide. Balthasar décrit l’obéissance en terme de « creux », « contenance », « réservoir », « remplissage », etc. C’est ainsi que, travaillé par Dieu, le prophète Isaïe devient « creux [Kluft : « fente », « crevasse »] », « un pur lieu de passage [Durchgabe : on lit la racine geben] offert à l’agir de Dieu [38] ». De même, les cinq siècles qui creusent un espace vide entre l’Ancienne Alliance et la Nouvelle Alliance dont il était ci-dessus question ont pour finalité objective de signifier l’absolue nouveauté de Celui qui vient, mais pour intention subjective de préparer celle-ci dans la pure disponibilité de la foi : « Sans [l’obéissance de la] foi pour accueillir, pas de réservoir [Brunnentrog] pour la vérité de Dieu qui se répand [39] ». Et cet évidement se vérifie au maximum du Christ : l’obéissance kénotique dont parle l’hymne de Ph 2,6-11 « est au fond l’ouverture de cet espace vide [leeren Raumes] que la doxa peut irradier » ; Jésus « s’est dépouillé, pour se laisser façonner et remplir [formen und erfüllen] uniquement par Dieu [40] ». Ainsi le vide exprime un creusement, une capacité de contenance face au contenu qu’est ici la gloire dont le Père veut remplir son Fils.
Or, l’obéissance est l’acte d’amour par excellence. C’est ce qui est donné à contempler dans l’amour vécu « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1) du Christ sur la Croix : « Dieu le Père a agi en Jésus-Christ d’une façon si définitive qu’il a en même temps dévoilé en lui son cœur le plus intime : son amour trinitaire, et qu’il lui a fait don d’une obéissance souveraine manifestant cet amour dans le fait de porter le péché du monde, une obéissance souveraine que le Christ vit en abandonnant et en dépassant toute volonté et tout jugement propres, pour mourir et s’abandonner ainsi sans réserve entre les mains de Dieu (qui l’a ‘délaissé’, qui a disparu, qui est ‘mort’) [41]. » Et puisque l’amour est don de soi, l’obéissance s’identifie à celui-ci. Commentant la parole du Christ « Je fais toujours ce qui lui plaît » (Jn 8,29), Balthasar dit qu’elle est « une attitude totale de don de soi [Hingabe] et de docilité obéissante [gehorsamer] [42] ».
Confirmons-le en négatif. Le premier paragraphe de cet article l’a montré, pour Balthasar, l’obéissance s’oppose au désir. Si le théologien helvète reconnaît volontiers que, chez le maître d’Hippone, « la notion de désir (desiderium) occupe une place tout à fait centrale » et que le désir est « l’aspiration de l’âme […] qui a soif de Dieu », il reconduit le desiderium augustinien à la seule « prière », au nom de ce qu’il est « l’impossibilité absolue d’une exigence [43] ». Pour reprendre la distinction opérée par Schau der Gestalt entre l’évidence objective et l’évidence subjective, de l’irréductibilité absolue de la première à la seconde se déduit l’incompétence du désir humain à dire et, a fortiori, à posséder quoi que ce soit de Dieu : « C’est une évidence [l’évidence objective] qui émane et rayonne du phénomène lui-même, et non celle qui a pour fondement la satisfaction des besoins [Bedürnisbefriedigung] du sujet [44] ». Certes, nous l’avons vu, Balthasar ne nie pas toute continuité. Il existe bien « une correspondance [Korrespondenz] de la personne humaine tout entière avec la figure du Christ [45] ». Toutefois, cette correspondance n’est en rien mesurée par les attentes et les désirs du sujet : « il faut respecter une ligne de démarcation rigoureuse » entre « la condition subjective pour que l’objet puisse être aperçu » et « la constitution de son évidence objective [46] ».
Telle sera la démarche constante de notre auteur : l’attitude d’écoute obéissante n’est pas une disposition parmi d’autres, mais elle est première et fondatrice à l’égard de toute autre posture humaine vis-à-vis de Dieu. Elle prépare d’abord, faut-il le préciser, la donation de la personne, sa fécondité : comment donner sans avoir reçu ? Cette disponibilité est aussi antérieure au choix de la liberté : en effet, selon la logique mise en œuvre dans les Exercices spirituels de saint Ignace, l’indifférence prépare l’élection. Aussi Balthasar parle-t-il d’ « une obéissance [Gehorsam] qui précède toute réflexion [47] ». Elle précède même les vertus théologales ; voire, la triade de la foi, de l’espérance et de la charité ne se comprend pleinement qu’à partir de cette disposition fondamentale [48]. Enfin, la remise de soi dans une totale obéissance entre les mains de Dieu éclaire la puissance obédientielle [49].
Nous sommes donc désormais à même de conclure que l’attitude fondamentale de la créature est l’obéissance. Et comme l’amour est aussi, pour le penseur suisse, l’acte par excellence du sujet spirituel, on peut affirmer que, « au centre du cœur, l’amour et l’obéissance ne font qu’un ».
Pascal Ide
[1] Selon la distinction fameuse qui ouvre la Summa theologiæ de Thomas d’Aquin (Ia, q. 1, a. 1, c.).
[2] Cf. M. Lochbrunner, Analogia Caritatis. Darstellung und Deutung der Theologie Hans Urs von Balthasars, coll. “Freiburger theologische Studien”, Herder, Freibourg-in-Brisgau, 1981. Id., Hans Urs von Balthasars Trilogie der Liebe. Von Dogmatikentwurf zur theologischen Summe, “Forum Kath. Theol.”, 11 (1995), 161-181. T. R. Krenski, Passio Caritatis, op. cit.
[3] H. U. von Balthasar, Christliche Botschaft in dieser Welt, “Civitas” (Lucerne), 22 (1966-1967), 360-367, ici 363.
[4] GC III.2, 239 ; H III.2.II, 259.
[5] Cf., à ce sujet, P. Ide, “Hans Urs von Balthasar, théologien de l’amour”, Coll. sur les théologiens suisses, éd. P. de Laubier, Genève, 2007, à paraître.
[6] DD IV, 70 ; TD IV, 72.
[7] “Verbum-Caro comme unité” : TL II : V.B.2.b. Le passage montre, plus précisément, que ce principe d’unité est “la glorification de l’amour trinitaire” (Ibid., 333 ; 273). Mais notre propos se limite ici au don de soi du Fils.
[8] Ibid., 332 ; 273.
[9] Ibid., 332-333 ; 273.
[10] GC III.2, 347 ; H III.2.II, 374. La traduction “essentiellement don” interprète trop.
[11] Un des développements les plus brefs mais non les moins percutants se trouve dans la Préface de Theologie der drei Tage : Mysterium salutis, vol. V. Pâques le mystère, trad. Robert Givord, Le Cerf, Paris, 1972 ; repris en volume indépendant dans coll. “Traditions chrétiennes” n° 2, Paris, Le Cerf, 1981, 9-11.
[12] “Le Verbe de Dieu est Celui en qui Dieu s’est fait à l’homme donnable [Balthasar traduit en allemand : verschenkbar]” (P. Claudel, Cinq grandes odes, Paris, Nouvelle revue française, 1913, 32. Cité TL II, 274 ; T II, 227).
[13] Cf. K. Rahner, Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du christianisme, trad. Gwendoline Jarczyk, Paris, Le Centurion, 1983, Deuxième étape : “L’homme devant le mystère absolu” ; cf. les mises au point de B. Sesbouë, Karl Rahner, coll. “Initiation aux théologiens”, Le Cerf, Paris, 2001, 114-118. K. Rahner, art. Mystère, Encyclopédie de la foi, dir. H. Fries, trad. franç., Le Cerf, Paris, 4 vol., tome III, 1966, 155-168.
[14] Cf., à ce sujet, V. Holzer, Le Dieu Trinité dans l’histoire. Le différend théologique Balthasar-Rahner, coll. “Cogitatio fidei” n° 190, Le Cerf, Paris, 1995.
[15] Cf. TL III, 430-434 et 435 ; T III, 405-408 et 409.
[16] DD I, 103 ; TD I, 115.
[17] DD I, 104 ; TD I, 116.
[18] DD II.1, 223 ; TD II.1, 234.
[19] Balthasar ne nie nullement la valeur des catégories bibliques et traditionnelles de promesse et d’accomplissement, mais il en propose une relecture a posteriori qui les héberge dans un sens rétrospectif. Tout le début de Nouvelle Alliance conjure ainsi le double risque symétrique d’un continuisme violant la transcendance divine et d’un discontinuisme violant la consistance humaine (cf. GC III.2, 31-68 ; H III.2.II, 29-68).
[20] “Pour que ce signe définitif de salut pût être érigé au-dessus de l’histoire du monde et en elle et compris comme tel (au milieu du scandale), il fallait justement la longue pénombre, créatrice de distance [abstandschaffenden] : échec et ouverture à la fois” (GC III.1, 260 ; H III.2.I, 280). On le comprendra, la formule “il fallait”, biblique (cf. Lc 24,26) avant d’être anselmienne, renvoie non pas à une nécessité mais, comme toujours chez Balthasar, à la convenance gratuite (donc contingente) de l’amour.
[21] GC III.2, 78 ; H III.2.II, 79.
[22] Ibid., 79 ; 80.
[23] GC III.1, 154 ; H III.2.I, 164.
[24] GC I, 209 ; H I, 239.
[25] DD IV, 73 ; TD IV, 71.
[26] GC I, 388 ; H I, 442.
[27] Le Problème de la souffrance, trad. Marguerite Faguer, préface de Maurice Nédoncelle, coll. “Méditations” n° IX, Paris, Desclée de Brouwer, 1950 (réédité par Raphaël, Le Mont-Pèlerin (Suisse), 2001), 164 : cité DD IV, 272 ; TD IV, 272.
[28] GC I, 388 ; H I, 422.
[29] GC III.2, 348 ; H III.2.II, 375.
[30] GC I, 213 ; H I, 243.
[31] TL II, 83 ; T II, 73.
[32] GC I, 155 ; H I, 178.
[33] DD II.2, 146 ; TD II.2, 167.
[34] Ibid.
[35] Theodramatik II.2 : I.C.
[36] Ibid., 37 ; 42.
[37] Ibid., 18 ; 20.
[38] GC III.1, 215 ; H III.2.I, 229-230.
[39] GC III.2, 334 ; H III.2.II, 359.
[40] Ibid., 128 ; 135.
[41] H. U. von Balthasar, Points de repère, trad., coll. “Le signe”, Fayard, Paris, 1973, 106-107.
[42] GC I, 161 ; H I, 184.
[43] DD III, 345 ; TD III, 346.
[44] GC I, 392 ; H I, 446.
[45] Ibid.
[46] Ibid., 392-393 ; 447.
[47] GC III.1, 215 ; H III.2.I, 230.
[48] Cf. par exemple H. U. von Balthasar, De l’Intégration. Aspects d’une théologie de l’histoire, trad., DDB, Paris, 1969, 105-106 ; Id., Pneuma und Institution. Skizzen zur Theologie IV, Johannes Verlag, Freiburg et Einsiedeln, 1974, 428.
[49] “L’indifférence [qui est pure obéissance] est l’acte fondamental de la créature ; c’est à partir d’elle qu’on peut développer la théologie de la potentia obœdentialis ; elle est le présupposé irréitérable de l’élection irréitérable (d’un état) qui, en donnant sa forme à la vie chrétienne, est un terme mais plus encore un commencement : le présupposé d’une vie féconde, choisie selon Dieu jusque dans les moindres actes. Comme telle, elle est l’attitude permanente consistant à accorder constamment dans l’analogia electionis, la primauté à la volonté de Dieu par rapport à la volonté propre. Elle est même en cela la source et la forme de la foi, l’amour et l’espérance, car elle est ce qui motive la préférence de la vérité divine à la propre vérité, de l’amour divin à l’amour propre, de la promesse divine à la sécurité propre” (H. U. von Balthasar, Exercitien und Theologie, 231). Sur ce sujet, Balthasar suit, non sans quelques divergences, les propos d’E. Przywara, Deus semper major. Theologie der Exerzitien. 1. Anima Christi, Annotationen, Fundament, Erste Woche, Herder, Freiburg-in-Brisgau, 1938, et Wien, Herold Verlag, 1964, 100 et 110.