Si le don est reçu et approprié avant d’être offert, comment se rapportent l’un à l’autre le don d’abord reçu (don 1) et le don ensuite offert (don 3) ? Le don de soi (c’est-à-dire le don offert) est-il nécessaire ? Est-il dû en réponse au don d’abord reçu ? Non point : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8). Mais alors, comment penser la relation entre ces deux dons gratuits ? Comme un surcroît. Le don de soi jaillit par surabondance du don originaire. C’est ce qu’établit la logique de la prédication chez les grands prédicateurs.
1) La prédication en général
En effet, on peut appeler grand prédicateur celui qui jouit d’un rayonnement, celui dont la parole à la fois touche large (universalité) et au cœur, profond (intimité). Autrement dit, la parole de ce prédicateur atteste sa fécondité, le don 3 en son extériorité. Cette parole engendre. Et cela est d’autant plus vrai chez le prédicateur dont la finalité est de conduire non pas à l’admirer mais à une vérité plus grande que lui, voire à une transformation intérieure.
Or, il s’avère que les grands prédicateurs sont souvent des témoins ou des convertis. En tout cas, des personnes parlant d’expérience, d’une vision immédiate qu’ils se sentent invités à transmettre.
Enfin, un prédicateur ne parle jamais tout de suite après son expérience, sous peine de s’épuiser et finalement de n’attester que lui. Il parle d’abondance du cœur parce que sa parole jaillit du cœur, donc du plus profond de son intimité, et d’abondance, parce que cette parole naît d’une Source qui est plus haute que la source intérieure et qui seule peut être inépuisable.
Par conséquent, la prédication célèbre et honore les trois moments du don. Illustrons maintenant notre propos à partir de deux fameux prédicateurs, saint Augustin et Maître Eckhart. D’un mot, « si Augustin et Eckhart ont été de grands prédicateurs, c’est en fonction d’une expérience spirituelle forte [1] ». Autrement dit, c’est parce qu’ils ont reçu à travers une expérience, qu’ils peuvent transmettre, par surabondance, ce qu’ils ont reçu.
2) La prédication chez saint Augustin
Pour Augustin, le prédicateur doit partir d’une expérience spirituelle [2]. Selon l’expression-jeu de mots célèbre, il doit « être homme d’oraison avant d’être orateur [3] ». Et Augustin de l’expliquer : « En effet, quand l’heure où il doit parler approche, avant de délier sa langue pour parler, qu’il élève vers Dieu une âme assoiffée, afin de faire jaillir en retour ce dont il se sera abreuvé ou de répandre ce qu’il aura accumulé ». Or, la hauteur désigne symboliquement le don originaire. Par conséquent, la fécondité du don 3 vient toujours, est une participation de l’abouchement au don 1.
Augustin l’explique à partir de l’image de l’échelle de Jacob, thème qui lui est cher [4], dont le double mouvement épouse les moments de la dynamique du don [5]. En effet, on le sait, les anges montent et descendent l’échelle. Or, celle-ci est dressée par Jacob à partir d’une pierre qui est une figure du Christ. Or, « les anges de Dieu sont les bons prédicateurs », autrement dit « ceux qui prêchent le Christ ». Mais monter vers le Christ, c’est l’imiter et descendre, c’est en parler. Par conséquent, « il est manifeste que les prédicateurs montent en l’imitant [le Christ] et descendent en le prêchant ». Plus encore, explique Augustin, monter, c’est aller « jusqu’au troisième ciel [6] »; or, cette expression renvoie à celle de Paul sur le chemin de Damas qui fut ravi jusqu’au troisième ciel ; comme l’explique De Genesi ad litteram, il s’agit de l’expérience de la communion trinitaire. Par conséquent, monter, c’est faire l’expérience de Dieu.
De plus, la finalité du prédicateur est une fécondité au sein de celui qui l’écoute. C’est ce qu’exprime la doctrine augustinienne de la naissance du « Maître intérieur » et la doctrine eckhartienne, encore plus vigoureuse, de la génération du Verbe dans l’âme [7]. Cela concerne surtout le don 2, mais aussi le don 3 dont le don à soi (le don 2) est la source. Ainsi, l’évêque d’Hippone nourrit une vive conscience que ce n’est pas lui qui enseigne lorsqu’il prêche. « Le prédicateur parle ; s’il parle vrai, c’est le Christ qui parle [8] ». « Nous parlons, mais c’est Dieu qui instruit ; nous parlons, mais c’est Dieu qui enseigne [9] ». Le « pasteur » Augustin, commente un spécialiste, « garde très vive la conscience de n’être parmi eux [les fidèles] qu’une brebis dans le troupeau de l’unique Pasteur ; chargé de les enseigner, il n’en reste pas moins leur condisciple à l’école du Maître unique [10] ». Il demeure que le pasteur n’est pas simplement juxtaposé au fidèle sous la même lumière ; il est l’intermédiaire. Dès lors, il entre dans une dynamique du don surabondant. Ce qu’Augustin explique par une belle métaphore :
« En vous expliquant les Écritures saintes, c’est comme si nous vous rompions des pains […]. Ce que je vous distribue n’est pas mien. Ce que vous mangez, je le mange ; ce dont vous vivez, j’en vis. Nous avons notre garde-manger commun dans le ciel ; car c’est de là que vient la Parole de Dieu [11] ».
Ainsi, le prédicateur n’a pas d’autre fonction que de faire de nous un Hörer des Wortes, un « auditeur de la Parole », du Verbe, comme le dit Karl Rahner. « Nous ne faisons pas autre chose que de frapper du dehors, l’oreille de l’auditeur, Dieu sait parler à l’intérieur [12] ».
3) La prédication chez Maître Eckhart
L’un des thèmes les plus centraux et les plus fameux du Thuringien est que le Verbe divin naît au plus profond de l’âme. Dans le Sermon 101, il s’attache longuement à décrire le lieu de cette naissance :
« Dans ce fond se trouve une demeure pour cette naissance et cette opération par laquelle Dieu le Père prononce sa Parole. Car, de par sa nature, ce fond ne peut rien recevoir d’autre que la seule essence divine, sans aucun intermédiaire. Dieu entre ici dans l’âme en son entièreté et non pas seulement en partie. Dieu pénètre ici le fond de l’âme [13] ».
Selon Maître Eckhart, le Grund ohne Grund (« fond sans fond ») est le lieu de la naissance de Dieu dans l’âme. Or, lorsque le Père est dans une âme, il ne fait rien d’autre, il ne sait rien faire d’autre que d’engendrer le Fils :
« Le Christ dit : ‘celui qui écoute la Parole de Dieu et la conserve, celui-là est bienheureux’ (Lc 11,28). Le Père lui-même n’entend rien que cette Parole elle-même, il ne connaît rien que cette même Parole, il ne dit rien que cette même Parole, il n’engendre rien que cette même Parole. C’est dans cette même parole que le Père écoute et que le Père connaît et que le Père engendre soi-même, et aussi cette même Parole et toutes choses et sa déité jusqu’en son fond, soi-même selon cette nature, et cette Parole avec la même nature dans une autre Personne [14] ».
Voilà pourquoi, l’âme héberge cette filiation divine. Or, le don de soi n’appauvrit pas celui qui donne. Augustin, comme Eckhart, l’expriment à partir des catégories du dedans et du dehors. Commentant la parole de Paul : « Prêche la Parole, prononce-la, exprime-la, produis-la et enfante la parole », le mystique rhéno-flamand dit : « C’est une chose étrange qu’une chose s’écoule au-dehors et demeure pourtant au-dedans, c’est très étrange ; que toutes les créatures s’écoulent au-dehors et demeurent pourtant au-dedans ; ce que Dieu a donné et ce que Dieu a promis de donner, c’est très étrange, c’est incompréhensible et incroyable [15] ». De même, saint Augustin affirmait de la parole créatrice : « La parole sort de moi, elle va vers toi et elle ne s’est pas retirée de moi [16] ».
4) Conclusion
Cicéron disait que le prédicateur doit avoir trois objectifs : instruire, plaire et émouvoir [17]. Saint Augustin reprend cette doctrine et commente : « Instruire est une nécessité, plaire est un agrément, émouvoir une victoire. Le premier de ces objectifs concerne les idées que nous énonçons, les deux autres, la manière de les exprimer [18] ». L’on peut aussi y voir les trois moments de la dynamique du don (réception, appropriation, donation) que le prédicateur souhaite imprimer chez son auditeur : l’instruire, c’est-à-dire lui donner la vérité que l’intelligence reçoit ; plaire, c’est-à-dire toucher la sensibilité, afin que le cœur, la mémoire s’approprie et conserve l’information ; émouvoir, c’est-à-dire mouvoir, afin que la volonté conduise la personne à changer et donner à son tour [19].
Pascal Ide
[1] Marie-Anne Vannier, « La prédication chez Augustin et Eckhart », Nouvelle revue théologique, 127 (2005) n° 2, p. 180-199, ici p. 182. Souligné dans le texte. Nous nous aiderons en partie de cet intéressant article.
[2] Cf. Isabelle Bochet, « L’expérience spirituelle du prédicateur selon S. Augustin », Connaissance des Pères de l’Église, 74 (1999), p. 46-53.
[3] S. Augustin, De doctrina christiana, L. IV, xv, 32, coll. « Bibliothèque Augustinienne » n° 11/2, Paris, DDB, p. 367.
[4] Cf. par exemple S. Augustin, Enarr. in Ps. 119, 2 ; 44, 20 ; Contra Faustum, L. XII, 26.
[5] Cf. Marie-François Berrouard, « Saint Augustin et le ministère de la prédication. Le thème des anges qui montent et qui descendent », Recherches augustiniennes, 2 (1962), p. 447-501.
[6] S. Augustin, Homélies sur l’Évangile de saint Jean, VII, 23, coll. « Bibliothèque Augustinienne » n° 71, Paris, DDB, p. 459-463.
[7] Eckhart développe principalement ce thème dans les quatre Sermons, 101 à 104. Cf. Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme. Sermons 101-104, trad. Gérard Pfister, préface Marie-Anne Vannier, Paris Arfuyen, 2004.
[8] S. Augustin, Sermon 17, 1.
[9] S. Augustin, Sermon 153, 1.
[10] Marie-François Berrouard, « Introduction », Homélies sur l’Évangile de saint Jean, trad. Marie-François Berrouard, coll. « Bibliothèque Augustinienne » n° 71, Paris, DDB, p. 15.
[11] S. Augustin, En. in Ps. 95, 1.
[12] S. Augustin, Sermo ad Caesar. Eccl. plebem 9, PL 43, col. 697.
[13] Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme. Sermons 101-104, trad. Gérard Pfister, préface Marie-Anne Vannier, Paris Arfuyen, 2004, p. 41-42.
[14] Maître Eckhart, Sermon 49, in Dieu au-delà de Dieu. Sermons 31 à 60, trad. Gwendolyne Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris, Albin Michel, 1999, p. 129-130.
[15] Maître Eckhart, Sermons I, éd. Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1974, p. 243.
[16] S. Augustin, Sermon Denis 2,2, in Miscellanea Augustiniana, Rome, 1930, vol. 1, p. 13, ligne 3.
[17] Cicéron, Orator, 21, 69.
[18] S. Augustin, De doctrina christiana, L. IV, xii, 27, BA 11/2, p. 361. Cf. B. Studer, « Delectare et prodesse. Zu einem Schlüsselwort der patristischen Exegese », Id., Dominus salvator, Roma, Pont. Ath. Anselmianum, 1992, p. 431-461.
[19] Ces trois finalités de la prédication peuvent aussi être corrélées aux trois transcendantaux : vrai, beau et bien. Mais ceux-ci ne sont pas non plus sans lien avec les moments du don.