La philosophie de la nature de Charles de Koninck
Pascal Ide, « La philosophie de la nature de Charles de Koninck », Colloque Charles de Koninck, Université Laval, 29-31 janvier 2010, Conférence d’ouverture, vendredi 29 janvier 2010, Laval théologique et philosophique, 66 (2010) n° 3, p. 459-601.
« Qu’est-ce que la nature ? Il suffit de poser cette innocente question pour que ceux qui ont quelques connaissances en matière d’histoire de la philosophie soient pris de crainte, à moins qu’ils ne se détournent immédiatement d’un chemin où l’on voit les traces de ceux qui l’ont pris, mais pas celles de ceux qui seraient revenus d’une telle expédition 1 ! »
« Le nom de ‘Nature’ […] est la parole fondamentale qui nomme quelques relations essentielles de l’homme occidental (l’homme de l’Histoire) à l’étant – que ce soit l’étant qu’il n’est pas, ou bien celui qu’il est lui-même. Cela devient visible à simplement énumérer des couples d’oppositions devenus canoniques : Nature et Grâce (Sur-nature), Nature et Art, Nature et Histoire, Nature et Esprit 2 ».
Résumé
Cet article qui fut d’abord une conférence prononcée lors du Colloque sur Charles de Koninck, à l’Université Laval, du 29 au 31 janvier 2010, se propose d’introduire aux thèmes majeurs de la philosophie de la nature de l’ancien doyen de la Faculté de philosophie. Se fondant sur la récente édition de ses écrits cosmologiques et épistémologiques, notamment sur un texte de jeunesse (1936), Le cosmos, devenu introuvable et profus en intuitions neuves, l’exposé se propose d’y discerner trois couches de plus en plus profondes. La première expose avec bonheur et pédagogie la philosophie de la nature aristotélico-thomasienne. La deuxième se situe à la croisée féconde de cette première perspective et de l’apport philosophiquement intégré des sciences actuelles, notamment l’histoire du cosmos et de la vie (l’évolution). Enfin, l’étude émet l’hypothèse que, dès ses premières années d’enseignement, Charles de Koninck a ébauché une approche inédite et inachevée touchant les principes même de sa philosophie, que l’on pourrait intituler de manière programmatique : une cosmologie de l’amour.
Abstract
This article stems from a lecture delivered in the colloquium on Charles De Koninck which took place at Université Laval, at the end of January 2010. Its purpose is to provide an introduction to the major themes of the philosophy of nature of the former Dean of the Faculté de philosophie. It is based on the recent edition of his cosmological and epistemological writings, notably on an early text (1936), Le cosmos, impossible to find today yet profuse in novel intuitions. It purports to discern three more and more profound layers in it. The first layer is a felicitous and skilful presentation of philosophy of nature in the Aristotelian perspective. The second is at the fertile crossroads between that first perspective and the import, philosophically integrated, of present-day sciences, especially as regards the history of the cosmos and of life (evolution). Finally, this study suggests that, in his first years of teaching already, Charles De Koninck succeeded in sketching a novel though yet incomplete approach bringing out the very principles of his philosophy, which one could venture to entitle provisionally : a cosmology of love.
Introduction
J’ai découvert la pensée de Charles de Koninck (29 juillet 1906 – 13 février 1965) voici trente-cinq années, alors que j’étais tout jeune étudiant à la Sorbonne et à l’Institut de Philosophie Comparée. J’ai lu avec passion, mais non parfois sans quelque difficulté, ses écrits épistémologiques (notamment L’introduction à l’étude de l’âme 3), politiques (spécialement De la primauté du bien commun contre les personnalistes 4). Plus tard, j’ai découvert ce grand écrit théologique qu’est La piété du Fils 5 et, professeur de philosophie à la Faculté Notre Dame, à Paris, j’ai enseigné avec fruit la fine distinction entre philosophie et sciences opérée par l’important article « Les sciences expérimentales sont-elles distinctes de la philosophie de la nature 6 ? » ou l’ouvrage fondamental d’un de ses disciples, Emile Simard, Nature et portée de la méthode scientifique 7.
En répondant à l’invitation de participer à ce colloque sur la pensée de Charles de Koninck, je suis heureux de pouvoir à la fois rendre hommage à celui qui a guidé mes pas dans le délicat apprentissage de l’épistémologie et, plus encore, de la philosophie de la nature, ainsi que lui manifester ma gratitude – sans oublier que la dette de la piété filiale est insolvable.
Pour cela, je partirai du premier volume du premier tome 8 en son édition française qui est thématique (l’édition simultanée en anglais obéit astucieusement à un autre principe d’ordre, chronologique). En le lisant, j’ai découvert un texte que j’ignorais car il s’agit de notes de cours que, bien que datant de 1936 9, le jeune et nouveau professeur à la Faculté de philosophie de l’Université Laval (nommé en 1935, il n’a pas encore trente ans) n’a jamais voulu publier et qui se trouve enfin à la disposition du grand public : Le cosmos. Une surprise m’attendait. Je croyais me retrouver devant un traité de scolastique sinon sans fraîcheur, du moins sans nouveauté. Or, quels ne furent pas mon étonnement et bientôt mon bonheur de constater qu’il n’en était pas ainsi. Les enthousiasmes de la jeunesse n’ont pas déçu les clairvoyances accrues de la maturité (pour autant que j’ai accosté aux rivages de celle-ci).
Partant de ce texte de jeunesse – non sans y laisser résonner bien des œuvres successives –, je proposerai une lecture en quelque sorte stratifiée. J’y discernerai trois couches, allant du plus superficiel au plus profond : l’une proprement aristotélicienne et thomasienne, l’autre à la croisée féconde de cette première perspective et de l’apport philosophiquement intégré des sciences actuelles, la dernière, originale, que je qualifierai en son temps. En traitant de la cosmologie, ce De natura aborde aussi l’épistémologie 10 qui l’accompagne – comme l’intention seconde suit l’intention première – et, inversement, la commande – un peu comme la logique, dans l’ordo disciplinæ médiéval, introduit aux autres sciences 11.
1) A l’école d’Aristote et de saint Thomas
Le titre Le cosmos pourrait tromper tant le terme est associé à l’astronomie. Certes, la première partie de l’ouvrage résume les grands acquis scientifiques relatifs à l’univers (celui-ci devant d’ailleurs s’entendre en son sens englobant, car il y est aussi traité de l’évolution du vivant) 12, mais la deuxième partie, quatre fois plus volumineuse que la première, est proprement philosophique, c’est-à-dire propose un regard de sagesse sur la nature. Enfin, une troisième partie, inachevée, propose une ébauche de cosmologie théologique.
Précisément, Le cosmos se présente d’abord comme une présentation fidèle et profondément intelligente d’une partie de la « physique » aristotélicienne relue et enrichie par saint Thomas. S’il affirme évidemment périmées un certain nombre de ses assertions (l’incorruptibilité des astres, la distinction des quatre éléments, etc.), il descend toutefois dans une concrétion qui étonnera – voire effraiera – certains. Pour se borner à la seule philosophie générale de la nature, citons : la définition de la nature ou du mouvement, la distinction des principes du devenir, celle des espèces et des modes de causalité, celle des deux types de devenir (substantiel et accidentel) et celle des trois espèces de mouvement (donc de devenir accidentel), la disposition ou l’altération comme préparation à la génération ou à la corruption, l’analyse du temps et de l’instant, le lieu, le continu, le Premier moteur et le premier mobile, etc. D’un mot, Charles de Koninck recueille et valide la quasi-totalité du contenu des Physiques et du De anima – non sans lorgner du côté des traités naturels ultérieurs (qu’il a étudiés de très près notamment avec l’aide des commentaires, presque tous inachevés, que saint Thomas leur a consacrés).
Pour autant, ces reprises sont différenciées. On pourrait les graduer selon leur poids ou leur potentiel d’innovation. Certaines sont des répétitions, par définition non innovantes, mais volontiers audacieuses. D’autres sont des explicitations qui précisent. D’autres, enfin, proposent des actualisations, soit positives – autrement dit des applications doctrinales –, soit négatives – autrement dit des discernements heureux. Il ne s’agit pas de redire tout ce qui a été dit et bien dit, mais plutôt d’illustrer la variété de ces gestes en proposant, à chaque fois, une illustration.
a) Une reprise audacieuse. Le rôle des esprits purs dans le mouvement de l’inerte
Charles de Koninck sait combien la philosophie qu’il expose présente « une allure barbare et désuète » (p. 31). Mais il paraît dépasser toutes les bornes de l’obsolescence quand il introduit sans sourciller la présence et l’action des esprits purs, qu’Aristote appelle les « substances séparées » et la Bible les « anges ». Pourtant, l’auteur de Cosmos estime ceux-ci indispensables au fonctionnement du cosmos matériel que nous connaissons, pour au moins deux raisons.
La première mobilise l’argumentation d’Aristote sur l’origine du mouvement local des êtres inertes, notamment des astres. Le philosophe canadien part du constat évident selon lequel le monde inorganique 13 se meut ; or, celui-ci ne possède pas en lui le principe actif de son mouvement ; il faut donc qu’il soit ébranlé par autre que lui, à savoir la pression spirituelle : « agissant sur le cosmos il l’ébranle selon les lois inhérentes au cosmos » (p. 49). Et l’évolution qui affirme l’antécédence chronologique de l’inerte sur l’organique rend cette conclusion encore plus manifeste.
Une seconde raison, empruntée à la systématisation de saint Thomas – précisément du grand chapitre de la Contra gentiles consacré à l’action des anges sur le cosmos –, part de la finalité : « Jamais l’être qui agit conformément à son espèce propre ne cherche à réaliser une forme supérieure à la sienne ; car tout agent tend [à produire un être qui lui soit] semblable. Or, selon qu’il agit au moyen du mouvement qui lui est propre, le corps céleste tend à réaliser la forme dernière, c’est-à-dire l’intelligence humaine, qui est de toutes les formes la plus noble. Donc, le corps céleste n’agit pas conformément à son espèce propre et en qualité d’agent principal pour produire la génération des êtres, mais son action est déterminée par l’espèce d’un agent intellectuel supérieur, qui est l’agent principal et dont le corps céleste n’est que l’instrument. Or, l’action du ciel par laquelle il produit la génération des êtres consiste dans le mouvement qu’il reçoit. Donc le moteur du corps céleste est une substance intellectuelle 14 ». Là encore, l’évolution de l’univers rend plus patente ce que les Anciens avaient affirmé à partir de la seule contemplation d’un univers considéré statiquement : désormais la réalisation d’un vivant supérieur constitue une vérité non seulement ontogénétique mais phylogénétique. Pour expliquer cette action, Charles de Koninck convoque la doctrine aristotélicienne des modalités causale, en l’occurrence, la distinction entre cause univoque et cause équivoque. Il se garde bien de substituer celle-ci à celle-là.
Affrontons maintenant l’objection qui ouvrait le paragraphe : cette doctrine n’est-elle pas surannée ? Charles de Koninck, qui se pose la question, répond en proposant une distinction entre « l’astronomie périmée » des Anciens et des médiévaux – qui oppose les astres incorruptibles et le monde sublunaire soumis au changement qualitatif et substantiel –, et « l’idée philosophique », que « nous avons eu tort de rejeter », selon laquelle « le corps céleste est mû par une substance séparée » (p. 48). Surtout, il ajoute deux précisions qui sont des nouveautés à l’égard de la doctrine traditionnelle. La première porte sur la cause spirituelle transcendant le cosmos : nous ignorons son « identité » : « est-ce Dieu ou un être créé transcosmique, une espèce de démiurge ? » Sur ce point, étrangement, le philosophe de Laval adopte une position en retrait vis-à-vis de l’affirmation d’une intervention des substances séparées, par ailleurs si fortement et si clairement soulignée. La seconde est plus importante : « nous ne savons mettre le doigt sur l’instrument intracosmique dont se sert l’être doué de la puissance active nécessaire au cosmos » (p. 48). Ici, il ne s’agit plus de la substance séparée mais de son médiateur ; autant la première est transcosmique, autant le second est intracosmique. Développons ce qui est évoqué en passant. Aristote désignait aussi cet instrument comme premier Mobile et il l’identifiait aux astres. Mais cette affirmation se fondait sur la perfection de l’élément les composant (la quintessence) d’où découlait leur propriété d’incorruptibilité. Depuis que Galilée, en 1609, a dédivinisé le cosmos en montrant que leur figure n’est pas parfaitement sphérique et leur substance altérable, ceux-ci ont perdu le privilège fondant leur exception. Voilà pourquoi Charles de Koninck affirme ne plus savoir par quelle médiation intérieure au cosmos les esprits purs agissent sur ce dernier : « Saint Thomas, avec les anciens, croyait reconnaître dans les corps célestes l’instrument dont se sert la substance spirituelle agissant sur le cosmos », mais « nous sommes aujourd’hui incapables d’identifier cet instrument » (note 58, p. 70 et 71). Pour autant, bien qu’inconnaissable, celui-ci existe. Charles de Koninck conclut de même lorsque, dans son important article sur le devenir par contradiction, il s’interroge sur la première mesure concrète rythmant tous les temps du cosmos : on peut en affirmer le an sit, mais non le quid sit : « Où est précisément le mouvement dans la nature, qui en raison de sa régularité est de soi le nombre de tous les autres mouvement selon l’avant et l’après ? […] Le saurons-nous jamais ? Mais de la connaissance du temps suivant sa dernière concrétion ne dépend pas la certitude de son unité » (p. 278).
b) Une explicitation. L’expérience fondatrice de la philosophie de la vie
L’appel à la théorie de l’évolution présente une valeur pédagogique pour le principe philosophique et éclairante pour l’évolution elle-même, mais elle n’est pas innovante conceptuellement. D’autres hypothèses pourraient être émises au vu des acquis des sciences actuelles, dans le domaine macroscopique (cosmologique) ou microscopique (corpusculaire) 15. Charles de Koninck propose aussi des développements qui, sans enrichir conceptuellement ou méthodologiquement la philosophie de la nature, précisent ce qui est seulement énoncé chez Aristote et saint Thomas. Tel est le cas de l’ « expérience qui est le point de départ propre à la science de la vie » (p. 43) – et le terme « science » enveloppe ici toute la philosophie de la vie.
Traditionnellement, l’on pense que c’est celle de la différence observable entre vivant et non-vivant, surtout l’auto-mouvement, mais il s’agit en fait du vivre. Cette thèse est si importante aux yeux de Charles de Koninck qu’elle est déjà affrontée dans le livre princeps – qui, décidément, porte toutes les intuitions fontales de l’auteur : Le cosmos. Toutefois, elle sera surtout longuement développée dans l’importante étude déjà citée : Introduction à l’étude de l’âme. « La notion première de la vie, celle à laquelle on devra toujours revenir, nous vient d’abord et principalement de l’expérience interne de vivre » (p. 161). Nous renvoyons au détail de la démonstration 16.
Une telle explication présente d’abord le mérite de répondre au moins partiellement aux critiques matérialistes, qui récusent la présence d’un principe animé au sein du vivant. En effet, ces approches se fondent ultimement sur la réduction des processus biologiques à des mécanismes chimiques et physiques. Qui songerait à nier aujourd’hui que les phénomènes biologiques s’étaient sur les propriétés électriques et chimiques de la matière inerte ? Toutefois, une telle perspective est seulement objective : elle considère le corps en sa structure organique. Or, nous venons de voir que toute la démonstration aristotélicienne de l’âme présuppose l’expérience subjective du vivre. Si nous ne nous éprouvions pas intérieurement comme vivant, nous n’opérerions aucune distinction essentielle entre le monde inanimé et le monde organique. Pourtant l’illusion est tenace qui nous fait croire que cette différence est induite du constat objectif de la différence de comportement entre les êtres qui se meuvent eux-mêmes et ceux qui sont mus. Il nous faudra revenir sur la nature de cette illusion qui a conduit à la disparition quasi-généralisée d’une philosophie de la nature en général et d’une philosophie de la vie en particulier. Quoi qu’il en soit, ce pâtir de la vie suppose un principe propre que l’on appelle traditionnellement « âme ».
Voilà pourquoi, selon la fine explication de Charles de Koninck, Aristote a intitulé son traité de philosophie biologique non pas Péri zoè, « Du vivant », mais Péri psuchès, « De l’âme ». Il se pose en effet une question très difficile. Les sciences s’organisent selon un principe pédagogique et aussi économique de concrétion qui est l’ordre même de progression de la raison humaine : « la science doit très raisonnablement traiter en premier lieu de ce qui este commun » (p. 158) ; il faudrait donc commencer l’étude des êtres organiques par un traité général qui parlerait du vivant ou de la vie en général ; or, le plus commun est aussi le plus connu de nous. Mais « comment pourrait-on affirmer que, de tous les êtres vivants, c’est l’âme qui est connue de prime abord, alors qu’elle a été niée et continue de l’être par tant de personne au nombre desquelles se trouvent des philosophes et des savants de renom ? » (p. 158) Nous sommes désormais à même de répondre : l’âme dont il est question dans le titre Péri psuchès ne fait pas référence à la définition technique (« acte premier d’un corps organisé ») qui est plutôt contre-évidente 17, mais à l’expérience intime du « vivre » qui est douée d’une grande certitude et se trouve donc à même de fonder tout discours philosophique sur la vie : « la science de l’âme – observe saint Thomas, cité par Charles de Koninck – est très certaine [certissima] quant à ceci que chacun éprouve en lui-même qu’il a une âme [in seipso experitur se animam habere] et que les opérations de l’âme sont en lui 18 ». Or, cette expérience est en quelque sorte préréflexive : « ma vie en tant que mienne ne peut être objet de science » (p. 45).
Enfin, cette épreuve plus noétique que noématique du vivre ouvre aussi une possibilité inattendue de rapprochement entre deux approches le plus souvent opposées, phénoménologique et, pour employer la dénomination globale de ce courant, métaphysique 19. Ainsi qu’on le sait, « retour aux choses mêmes », la phénoménologie husserlienne étudie non pas la chose elle-même mais le vécu de conscience qui porte sur elle. La réduction ne nie en rien l’objectivité de la chose – donc, en ce sens, ne s’oppose pas au réalisme –, mais elle en fait l’une des modalités de son apparaître. Or, justement, la démarche aristotélicienne se fonde non pas sur une étude de l’objet « vie », mais sur son vécu, sur cette expérience qui est d’être en vie. Plus encore, même si elle parle de certaines expériences vitales premières, évidentes (sentir, se mouvoir), celles-ci ne sont que des « signes » (p. 43) d’un vécu plus fondamental qui mérite pleinement son nom, car il s’agit de l’expérience fondamentale du « vivre ». Son attention est en quelque sorte pré-intentionnelle. Comment dès lors ne pas évoquer l’un des représentants les plus illustres de la phénoménologie, Michel Henry dont toute la pensée se présente comme une méditation constamment approfondie de ce qu’il appelle l’auto-affection de la vie ? Pour le philosophe français, la phénoménologie s’est toujours occupée de l’apparaître :du monde. Mais cette apparition ne pourrait pas exister sans la révélation, plus fondamentale, de la vie. En effet, celle-ci se caractérise comme une absence totale d’écart avec soi, une immédiateté : elle est une auto-impression, un « s’éprouver soi-même ». Or, le monde est connu par l’intentionnalité et l’intentionnalité suppose une distance. Par conséquent, la connaissance du monde requiert un écart, celui de la représentation. De même que l’immédiat prime le médiat, l’hétéro-affection du monde présuppose donc l’auto-affection de la vie. Formulons-le en termes plus concrets. Les activités intentionnelles du corps, comme la vue, le toucher, ouvrent au monde. Mais elles supposent que le corps soit lui-même, se touche en quelque sorte (on songe ici à l’expérience fondatrice du touché-touchant chez Merleau-Ponty), soit donné pathétiquement à lui, donc soit vivant : c’est parce que le corps coïncide avec lui-même, est en possession de soi, qu’il peut déployer ses pouvoirs. Passons ici la critique implicite de l’intentionnalité comme écart, passons aussi sur le fait que « l’objet formel de la philosophie biologique » n’est pas la mienne vie éprouvée (p. 45), et retenons en revanche la convergence inattendue entre Aristote et Michel Henry, donc le pont entre le réalisme et la phénoménologie (en son orientation husserlienne). En retour, celle-ci confirme la légitimité de l’approche philosophique de la vie et son irréductibilité à l’approche scientifique objective – tout réductionnisme faisant sombrer dans ce que Henry a appelé la barbarie 20.
c) Une actualisation doctrinale. La continuité épistémologique sciences-philosophie
D’autres apports de Charles de Koninck sont véritablement novateurs, tout en se contentant d’appliquer les principes de la cosmologie traditionnelle. Ces actualisations s’opèrent d’abord en creux, notamment en épistémologie. Tel est le cas de l’interprétation qu’il propose des relations entre philosophie et sciences. Je ne dirais rien de la différence des trois modes d’abstraction 21 ou du statut des sciences intermédiaires. Je souhaiterais seulement en rappeler le cœur qui est l’ordo determinandi ou processus de concrétion. Pour le dire simplement, l’épistémologie actuelle oscille entre monisme scientiste et dualisme. Certains, avec plus de générosité ou d’optimisme, affirmeraient que l’on est sorti du positivisme pour accéder à une herméneutique de l’articulation des discours ou du moins de leur pluralité. Je ne pense pas qu’un Charles de Koninck adhérerait à un tel optimisme, lui qui diagnostique la présence d’un scientisme rampant dans Le cosmos – non sans ironie : « Il en est du sens philosophique comme du sens de l’humour. Tous les arguments du monde apportés pour démontrer le comique d’une farce, ne pourront faire rire l’homme sans humour » (p. 31) – et le détectera jusque dans l’un de ses tout derniers ouvrages et l’ultime en philosophie de la nature, The Hollow Universe 22. Quoi qu’il en soit, la philosophie, au mieux, vit en voisinage, mais non en cousinage, avec les sciences. Or, cette épistémologie dualiste est adoptée non seulement dans une perspective herméneutique – on la retrouve par exemple chez Paul Ricœur dialoguant avec Jean-Pierre Changeux dans La nature et la règle 23 –, mais aussi par un certain nombre de thomistes – au premier rang desquels Jacques Maritain 24, à la suite de la séparation entre sciences et métaphysique introduite par Pierre Duhem 25.
En regard, Charles de Koninck adopte une posture fort originale, directement inspirée par Aristote. Pour lui, il existe non pas un saut qualitatif entre le discours philosophique (ici cosmologique) et le discours scientifique, mais une continuité. « Les sciences expérimentales ne sont […] qu’une continuation de la science proprement démonstrative de la nature » qu’est la philosophie (p. 150). Son raisonnement se fonde sur le principe aristotélicien de classification des sciences. La plupart des typologies, par exemple celle d’Auguste Comte, se fonde sur l’objet matériel. Beaucoup plus finement, puisque la science est un habitus de l’intelligence, avant d’être une réalité institutionnelle (faisant partie du troisième monde de Popper), il convient de les classifier à partir de leur approche, autrement dit de leur objectum formale. Or, philosophie de la nature et sciences ont même objet formel : l’être en tant que naturel. De même, les disciplines spéculatives se distinguent par leur manière de définir : avec ou sans matière sensible ; or, cosmologie philosophique et cosmologie scientifique n’abstraient que la matière sensible individuelle : même si « elles empruntent leurs principes propres aux mathématiques », les sciences empirico-formelles, pour reprendre la terminologie de Jean Ladrière, « se terminent aux choses naturelles qu’elles ont pour but de faire mieux connaître » (p. 146).
Tout en rapprochant considérablement philosophie et sciences, la conclusion précédente pourrait cependant se contenter de les juxtaposer. Charles de Koninck envisage entre elles une corrélation dynamique et c’est elle qui fonde réellement la continuité. La philosophie de la nature tend spontanément, de tout son être, si je puis dire, vers la science. Non pas au sens où elle y trouverait son achèvement qui rendrait caduques les étapes antérieures, mais au sens où celles-ci, tout en demeurant fondatrice, solliciteraient ce complément. Pour l’établir, il se fonde sur un texte capital d’Aristote 26, justement salué par Heidegger 27. On pourrait en résumer le contenu de manière cavalière comme suit : toute connaissance, qu’elle soit sensible ou intellectuelle, passe de l’universel au particulier, du confus au distinct, du plus connu pour nous au plus connu en soi. 28 Cette loi de progressivité – qui devrait fonder toutes les pédagogies – s’enracine, en anthropologie, dans la nature rationnelle de l’homme – l’intellect humain se lève à l’ombre de la raison, donc se déploie dans le discours, le récit et l’histoire – et en métaphysique sur le progressif passage de la puissance à l’acte caractéristique des devenirs matériels accidentels.
Or, la philosophie de la nature est aux sciences expérimentales ce que le général est au particulier ou ce que le confus est au distinct. Par exemple, si la philosophie définit le mouvement mais non la termite, la physique ne nous dit pas ce qu’est le devenir, mais le présuppose, alors que la biologie décrira longuement ce qu’est la termite. Par conséquent, « la philosophie de la nature désire savoir ce que sont les choses naturelles non pas d’une manière confuse, mais dans leur concrétion propre » (p. 145).
Or, la connaissance du particulier ne peut se déduire de celle de l’universel. La raison de cette non-déductibilité tient à l’essentielle contingence de la matière. En effet, la matière qui est pure puissance, « déborde toujours la forme », de sorte que celle-ci ne peut déterminer celle-là entièrement ad unum. « Or, la marge d’indétermination débordant la forme est la racine de la contingence dans la nature ». Par conséquent, l’objet de la science est frappé par une indétermination objective, c’est-à-dire fondée dans la chose même et non pas seulement dans les limites de notre faculté de connaissance (auquel cas, la contingence serait seulement reconduite à l’imprévisibilité, ce que Charles de Koninck récuse) 29. Voilà pourquoi il est nécessaire d’élaborer un savoir spécifique de ces réalités plus contingentes et, inversement, il est impossible de déduire une science de la philosophie de la nature, à la manière hégélienne (ou plutôt à la manière dont Charles de Koninck a compris Hegel) : c’est à « la science expérimentale » de décrire comment les espèces se sont échelonnées « précisément parce que l’on ne saurait faire en ce domaine des déductions rigoureuses en fonction du nécessaire » (p. 38). « Quelles espèces ont surgi dans cet acheminement de la nature entière vers l’homme ? Sans doute, on ne peut les déduire de façon philosophique, puisque les voies de la nature manquent de rigueur. C’est à la science expérimentale de trouver des traces » (p. 72). Elle requiert donc d’autres instruments que la seule connaissance commune, à savoir l’expérience et l’expérimentation, ainsi que la mesure et, plus généralement, le formalisme mathématique. Par conséquent, cosmologie philosophique et sciences ne diffèrent que dans l’ordre de la concrétion. Pour être différentes, les méthodes sont de l’ordre du moyen et ne changent pas la nature de la finalité, de la définition et de l’objet de ces deux types de discipline. Par conséquent, « l’unité de cette fin ne sera pas rompue par la diversité des moyens à employer » (p. 145). Là où les répartitions épistémologiques hypertrophient les méthodes et conduisent à cloisonner les champs de savoir – d’où la nécessité de multiplier les approches interdisciplinaires et transversales –, Charles de Koninck, en rétablissant la primauté de la fin et de l’objet, rassemble et ordonne les disciplines. Soulignons aussi que cette continuité de la philosophie et des sciences au nom du souci, très aristotélicien et thomiste, du concretissimum. Loin d’être fascinée par les abstractions, la grande scolastique médiévale était tout au contraire habitée par le désir de se rapprocher au plus près de l’étant en sa singularité 30.
Non seulement le passage de la philosophie de la nature aux sciences est ininterrompu, mais il est porté par une unique inclination : « c’est un même élan qui porte le philosophe de la nature, depuis le premier livre des Physiques jusqu’au fait et au pourquoi de la trompe de l’éléphant » (p. 151). Les « sciences expérimentales » sont « l’extension dialectique » de la philosophie de la nature. Cet élan, entièrement fondé sur l’unité de l’objet contemplé mais plus encore sur la dynamique de l’intelligence, complète ce que Blondel dit de l’élan de la pensée s’élançant vers Dieu. Mais, alors que, chez le philosophe d’Aix, cette inclination vitale est une élévation, fondée sur la discontinuité inquiète entre pensée pensée et pensée pensante, noétique et pneumatique, l’élan dont parle Charles de Koninck est plus humblement descendant, s’enracine dans la continuité du processus discursif et exprime une logique d’incarnation à la recherche de la profuse richesse du concret. Comment ne pas songer que cette note, presque incidente, sur l’élan paraît être une quasi-effraction autobiographique, comme un témoignage donné en passant de la dynamique qui n’a cessé de soulever l’auteur de Cosmos ? N’est-ce pas là que prennent leur source son intérêt pour les sciences et la pollinisation qui sera bientôt soulignée entre sa cosmologie et la doctrine de l’évolution ? Est-ce un hasard si, quelques paragraphes plus loin, alors qu’il rappelle que le De anima démontre « que l’homme est la fin dernière naturelle de toutes les espèces naturelles », mais de manière « très confuse », Charles de Koninck y fait allusion : « Les théories d’évolution ne seront qu’une tentative de rejoindre cette fin dans l’ordre de concrétion » (p. 152) ?
Mais, en passant sans rupture du registre philosophique au registre scientifique, ignore-t-il donc toute diversité entre les deux sémantiques ? Voire, ce passage de la philosophie aux sciences ne dissimulerait-il pas une tendance au concordisme ? Assurément non. Répétons-le, les discours diffèrent par leur méthode et par leur degré de certitude. On pourrait même parler d’une différence d’objet. Mais celle-ci concerne sa modalité (universel ou particulier, confus ou distinct), non son essence (le premier mode d’abstraction) Donc, dualité n’est pas dualisme et ce hiatus s’inscrit sur fond de continuité – au point que, sans nulle confusion, le jeune professeur de Laval risque l’audacieuse expression de « philosophie-science » (p. 53, note 25).
d) Un discernement
Les actualisations proposées par Charles de Koninck opèrent aussi en creux. Le philosophe canadien qui, à l’occasion, ne répugnait pas à la polémique, emploie parfois l’approche d’Aristote pour procéder à un discernement à l’égard de courants actuels.
1’) La pertinence critique de la définition aristotélicienne du mouvement
Charles de Koninck emploie l’approche d’Aristote pour opérer un discernement à l’égard de courants actuels, notamment le courant dominant à son époque, le marxisme. L’un de ses principaux fondements réside dans la dialectique. Or, certains disciples de Marx ont cru fonder celle-ci en cosmologie : le mouvement n’est-il pas la toute première contradiction ? « Le mouvement même est une contradiction – affirme Engels – : déjà même le simple changement mécanique de lieu ne peut s’accomplir que parce qu’un corps, en un seul et même moment du temps, est en un lieu et en même temps en un autre lieu, en un seul et même lieu, et non en ce lieu 31 ». Un de ses disciples, Plékhanov, renchérit : « Qu’est-ce que le mouvement ? Il est une contradiction évidente 32 », adoptant un raisonnement très proche du précédent. Ces affirmations trouvent leur origine, estime Charles de Koninck, chez Hegel, nommément dans la dialectique qui ouvre la Science de la logique 33.
Le problème ne date pas d’aujourd’hui. Parménide et son disciple Zénon d’Elée ont fait appel à des exemples fort semblables pour décrire le devenir – à la seule différence qu’ils concluaient à son inanité et l’excluaient du domaine de l’être, alors que Marx et ses disciples en font le cœur du réel et du rationnel. La réponse n’est pas non plus d’aujourd’hui. On la doit surtout à Aristote, précisément à la distinction qui, avec celle de la substance et de l’accident, est la plus décisive de sa philosophie : celle de l’acte et de la puissance. Selon la définition fameuse qui ouvre le troisième livre des Physiques, « le mouvement est l’acte [entéléchéia] de ce qui est puissance en tant que tel » 34. Soit le mouvement par lequel je me lève d’un fauteuil. Suis-je debout ? Si je réponds non, cette réponse vaut aussi pour l’immobilité de la position assise et donc jamais je ne bougerai. Si je réponds oui, le mouvement est déjà accompli. Reposons la question : celui qui se lève est-il, oui ou non, debout ? Aristote répond en distinguant l’acte et la puissance : non, je ne le suis pas en acte ; oui, je le suis en puissance. Voilà pourquoi le mouvement n’est ni acte ni puissance, mais est intermédiaire, acte imparfait, c’est-à-dire l’acte de ce qui demeure encore en puissance, sous l’aspect où il n’est encore que puissance à cet acte.
Or, l’intelligence n’appréhende la puissance qu’à travers l’acte. Voire, la puissance est si peu intelligible en elle-même que l’intelligence est tentée de la saisir à travers l’acte et de l’y réduire. Dès lors, j’en suis réduit à la contradiction, je suis acculé à dire que je suis à la fois assis et debout ou, pour être plus précis – la contradiction est la coexistence de deux termes qui s’excluent absolument –, que je suis à la fois assis et non-assis, debout et non-debout. Telle fut, dans l’Antiquité, l’erreur fondamentale de Parménide et telle est, aujourd’hui, celle du marxisme : « n’étant ni acte tout court, ni puissance tout court, ni mélange de l’un et de l’autre – note finement Charles de Koninck –, le mouvement est obscur en soi. La plupart des philosophes qui ne peuvent se résigner à ne pas le voir comme une chose claire (c’est une explication bénigne de cette erreur), lui donnant plus d’être qu’il n’en a, au point de le rendre contradictoire, affirment que cette contradiction est une réalité suprême, que le mouvement-contradiction est clair et qu’il est la cime et le fond de toute rationalité 35 ».
2’) Les réductionnismes
Si le marxisme est passé de mode, d’autres discernements sont fort actuels, par exemple vis-à-vis de certaines compréhensions philosophiques réductionnistes du cosmos. L’un des tout derniers ouvrages de Charles de Koninck et l’ultime en philosophie de la nature, The Hollow Universe 36, en épingle trois. Bien que ces discernements datent d’il y a presque un demi-siècle, ils n’ont pas perdu de leur acribie. Comme les deux derniers sont développés par Yves Larochelle dans ce colloque, je me concentrerai sur le premier. Il porte sur le sens de l’opération en mathématique, précisément la construction symbolique, mais cherche à répondre à une interrogation concrète : est-il « permis de dire que nos formidables ordinateurs peuvent penser » ? (p. 366) Avec le développement des neurosciences et le formidable progrès des techniques de l’information qui permet de mettre les ordinateurs en réseau, la question – un ordinateur est-il un être pensant ? – n’a pas perdu sa pertinence.
Avec l’ironie souriante qui le caractérise, Charles de Koninck répond à cette question par une autre qui semble de prime abord saugrenue et, au minimum, étrangère au sujet traité : y a-t-il « une différence réelle entre les expressions 1 + 1 = 1 + 1 et 1 + 1 = 2 » (p. 365) ? La question paraît élémentaire et la réponse sans mystère, voire sans intérêt. Gardons-nous pourtant de répondre trop vite, voire de mépriser cette interrogation 37 : « les philosophes grecs » nous ont appris que « en réfléchissant aux choses les plus simples et en cherchant en elles la base de tout ce qui a besoin d’être expliqué, ils se sont avérés les possesseurs d’une profonde sagesse » (p. 367). Précisément, Démocrite répond à l’interrogation de manière péremptoire : « Il est impossible qu’un naisse de deux et que deux naisse d’un 38 ». En effet, il existe une différence de nature, d’essence, d’espèce, de formalité, entre le 1 et le 2. C’est ainsi que les propriétés des deux chiffres diffèrent : le 1 est un nombre impair et le 2 un nombre pair 39. Or, en regard, la somme 1 + 1 se contente de juxtaposer deux unités, c’est-à-dire de les rassembler en une collection ou un tas. Par conséquent, « 2 » diffère de « 1 + 1 » comme le tout per se du tout per accidens (le tas). Mais deux conceptions mathématiques du nombre s’affrontent : la première, classique, souligne la différence essentielle entre les nombres et la seconde, moderne, se concentre sur les procédures de production du nombre : celui-ci se réduit à être « une façon de rassembler certaines collections », selon le mot de Bertrand Russell dans Introduction to Mathematical Philosophy (cité p. 368). Or, réduit à son opération de production, le nombre est dorénavant manipulable. Cette conception formelle, logique de la mathématique permet donc l’éclosion de la science informatique. Mais, alors que l’ordinateur paraît avoir affaire aux entités mathématiques, il ne s’occupe en réalité que des procédures de manipulation. L’essence du nombre lui échappe donc. Et avec l’essence, le sens. « Si 2 était quelque chose de radicalement nouveau et différent de 1 + 1, même le plus sophistiqué ordinateur électronique nous ferait défaut » (p. 377-378). Un indice en est que la procédure de construction est éminemment répétitive ; or, la répétition est un acte mécanique qui congédie la pensée. Ainsi « une part des mathématiques n’est pas du ressort de la corvée mécanique » et donc se dérobe à l’ordinateur. Autrement dit celui-ci est in-sensé au sens propre, il n’accède jamais au contenu intelligible. En termes concrets, on ne peut dire qu’un ordinateur calcule, ni même qu’il fait une addition 40.
3’) La disparition de la philosophie de la nature
Une dernière illustration de la féconde discretio de la cosmologie traditionnelle sera d’ordre non plus cosmologique mais épistémologique. Elle intéresse une question d’importance : l’existence actuelle de la philosophie de la nature. Il est aussi triste que banal de constater la disparition de cette discipline, dans la recherche comme dans l’enseignement ; il n’est pas très original non plus de faire remonter la signature de l’acte de décès à l’apparition des sciences expérimentales, au premier rang desquelles l’astronomie et la mécanique. Il est plus inédit de l’expliquer par la réduction de l’explication de l’univers aux seuls processus intracosmiques et l’exclusion de toute cause supérieure – précisément les esprits purs. Charles de Koninck accuse Suarez d’avoir nié « la valeur apodictique des arguments présentés par saint Thomas pour démontrer par voie strictement rationnelle l’existence d’esprits purs » (p. 42). Passons le jugement historique porté sur le jésuite espagnol pour en rester à la seule thèse, fort suggestive : le congé accordé à la cosmologie philosophique est contemporain de celui donné aux anges. A ce déplacement ontologique correspond une rupture épistémologique qui, elle, est beaucoup plus souvent attestée : la réduction des différentes espèces et modes de causalité à la seule cause efficiente seconde – qui bientôt sera reconduite à la ratio 41 puis à la loi.
Notons que, s’il a pu flotter sur la nature de la cause transcendant le cosmos, Charles de Koninck ne parle pas ici de la causalité divine. Ce qui lui permet de renvoyer dos à dos de manière fort réjouissante le scientisme et le créationnisme – le « créationnisme barbare de nos manuels de philosophie ». Tous deux partagent en commun le rejet des esprits purs, et passent « à côté de la hiérarchie universelle » et de « l’unité d’ordre » (p. 42) que seule la causalité angélique permet d’expliquer de manière satisfaisante – le premier en survalorisant la puissance des causes matérielles, le second en les dévaluant au profit de Dieu seul.
Nous pourrions présenter le diagnostic de Charles de Koninck d’une autre manière qui en confirmerait la pertinence : son insistance sur la méthodologie, précisément, sur la diversité des chemins d’accès à la nature, loin d’être seulement une concession à la rigueur scolastique, opère ce que l’on pourrait appeler une guérison de « la blessure de l’intelligence ». Sans pouvoir entrer dans le détail, la blessure intérieure, en sa quiddité analogique, est une privatio, c’est-à-dire une carence douloureuse d’un bien qui est dû. Par exemple, l’aboulie est la blessure de la volonté et la violence celle de l’agressivité ou irascible. Telle est l’interprétation que saint Thomas propose des quatre blessures de la nature humaine décrite par Bède le vénérable 42. Or, l’intelligence est inclinée au vrai. Par conséquent, le trauma propre de l’esprit réside dans la privation de vérité, c’est-à-dire l’ignorance – précisément celle d’un contenu de sens vital, c’est-à-dire nécessaire à l’achèvement de la personne.
Allons plus loin. Nous venons de dire que l’intelligence présente un tropisme pour la vérité : elle est « aléthotrope » ou, puisque la vérité est lumière, héliotrope. Comment peut-elle donc errer ? Naturel s’oppose à violent. L’ignorance naîtra donc d’un obstacle, de l’interposition d’un écran qui empêche la lumière d’informer l’intellect. Ces écrans peuvent être soit extérieurs à celui-ci – images déformées, passions démesurées, orientations désordonnées de la volonté, etc. –, soit intérieurs à son fonctionnement. En ce cas, l’esprit humain sera blessé par lui-même : un discours fait obstacle à l’accès au vrai, de par son insistance, voire de par son omniprésence. En effet, l’intelligence humaine procède pas à pas : face à un même objet (matériel), elle doit multiplier les perspectives (les objets formels) – ce que l’on appelle volontiers aujourd’hui les discours. Or, selon ses affinités et l’apprentissage (lié à l’éducation), l’homme est le plus souvent tenté de privilégier une approche sur une autre 43. Par conséquent, nos intelligences sont fréquemment blessées par un usage exclusif d’une perspective, ce que j’appelle le monisme méthodologique. Ce qui se vérifie de chaque noogenèse personnelle l’est de la noogenèse générale, c’est-à-dire de l’histoire de la pensée occidentale. Avec Descartes, qui lui-même s’inscrit dans le prolongement de Galilée, naît un discours de la méthode qui valorise la mathématique au détriment des autres approches : en effet, en mathématique et seulement chez elle, le plus connu en soi s’identifie au plus connu pour moi, de sorte que la certitude à la clarté et à la distinction ; en regard, ainsi que nous l’avons vu, les autres disciplines procèdent du confus au distinct, du plus intelligible quoad nos au plus intelligible quoad se.
Quoi qu’il en soit de cet élargissement historique, le diagnostic que nous venons d’ébaucher présente l’immense avantage de conduire non pas à exclure – remplacer un monisme méthodologique (ici le scientisme) par un autre (qui serait le philosophisme) –, mais à intégrer ou articuler 44. N’est-ce pas ce que Charles de Koninck exprime dans cette phrase d’apparence anodine, au terme de son article sur la responsabilité morale du scientifique : « Nous ne suggérons pas que le scientifique devrait changer de procédure, seulement qu’il devrait toujours se souvenir des choses qu’il a dû abandonner derrière lui » (p. 357) ? Cet abandon s’identifie à la privation vulnérante 45.
Appliquons maintenant ce discernement au propos de Charles de Koninck relatif à la philosophie de la nature. Toute personne qui ne souffre pas d’anesthésie congénitale (maladie d’ailleurs très rare et presque mortelle) sait ce qu’est le chaud, c’est-à-dire a fait l’expérience du chaud et sait instantanément le ressentir et le différencier du froid. Or, demandons à cette personne ce qu’est le chaud. Soit elle vous répondra qu’elle ne peut pas, que cela lui est aussi impossible que de définir le jaune. Soit, si elle est frottée de sciences, elle vous dira que le chaud est provoqué par l’agitation moléculaire de l’air (ou de tout autre corps). En outre, elle lira dans ce propos une définition de la chaleur. Davantage encore, elle en oubliera que « lorsque nous avons défini la chaleur comme l’énergie cinétique des molécules, nous ne savons en aucune façon ce que c’est que d’avoir une sensation de chaud » (p. 52).
Or, la qualité propre du chaud fonde la connaissance philosophique, et la mesure la science expérimentale. Plus encore, « le sensible propre est condition extrinsèque indispensable de toute science expérimentale » (p. 53, note 24) 46. S’il ignorait qu’existe une différence entre la translation et le chaud, l’homme n’élaborerait pas une science thermique à côté de la mécanique. L’on retrouve ici la même amnésie doublée d’une ingratitude qui engendre l’illusion d’une biologie intégralement reconductible aux sciences physico-chimiques. La cosmologie philosophique a donc disparu à cause d’un scotome de l’intelligence : le primat de la quantité connue par le sensible commun sur le sensible propre, voire la disqualification épistémologique de celui-ci par celui-là 47. Inversement, en nous invitant à ouvrir de nouveau les yeux sur l’apport de l’expérience sensible propre, Charles de Koninck rend à l’intelligence son droit à une philosophie de la nature et sa place à celle-ci.
Le mal dicte le remède. Ce que l’on pourrait appeler un discours des méthodes est seul à même de guérir l’intelligence de ce monisme excluant et blessant. Il ne s’agit pas de rétablir la philosophie de la nature contre les sciences, mais, tout au contraire, à ses côtés et dans son prolongement – ascendant. Ce pluralisme hiérarchique des méthodes (qui est beaucoup plus que la transdisciplinarité) est l’un des grands apports spécifiques de la scolastique, précieusement recueilli et actualisé par Charles de Koninck.
2) A la croisée des sciences et de la philosophie
Jusqu’à maintenant, nous avons pu constater que Charles de Koninck est un spécialiste de la cosmologie aristotélicienne et scolastique, capable de nous entraîner longuement dans les analyses conceptuelles les plus subtiles, sans toutefois jamais nous déconnecter de l’humus dont elles ont été extraites. Plus encore, loin d’en demeurer à une perspective historique, il en manifeste la pertinence et l’actualité, soulignant combien la perte de cette physique philosophique entraîne aujourd’hui bien des confusions délétères.
Mais sa philosophie n’est pas qu’une répétition, si pédagogique, si actualisée soit-elle, du péripatétisme cosmologique. Si pertinente soit la philosophia perennis, elle demande à être fécondée par la nouveauté que chaque époque apporte – au nom même de l’unité de la vérité. Elle se prolonge donc aujourd’hui. D’un mot, la philosophie de la nature originale de Koninck est le fruit d’une pollinisation croisée entre la cosmologie traditionnelle et les provocations actuelles de l’évolution. Autrement dit, l’originalité ne concerne plus les conséquences, les applications, mais aussi les principes, par le biais d’un apport complémentaire, venu des sciences : l’univers en devenir. Là encore, faut-il le préciser ?, je ne prétends pas à l’exhaustivité.
a) La défense de l’évolution
D’emblée, Charles de Koninck se présente comme un défenseur convaincu de l’évolution. Toute sa vie il le demeurera. Il a même rédigé une préface cinglante et déroutante – à comprendre intégralement au second degré – à l’ouvrage d’Eugène Otis sur l’évolution 48. Or, les conceptions antique et médiévale sont fixistes. Pourtant, les contredit-il ? Nullement. L’ouvrage d’Otis n’est-il pas une relecture de l’évolution « lestée d’emprunts à de vieux auteurs qui n’étaient pas évolutionnistes » (p. 292) ? Notre philosophe s’inscrit sans sourciller dans le prolongement des développements de saint Thomas. Un indice en est qu’il le cite abondamment – singulièrement la première partie du troisième livre de la Contra gentiles (chap. 1-65) qui se présente comme une méditation sur la finalité traversant tout l’univers jusqu’à l’homme. En quelque sorte, Charles de Koninck relit diachroniquement les exposés hiérarchiques et synchroniques de l’Aquinate. Il projette et déploie sur l’axe de temps la hiérarchie des êtres héritée des Grecs. Ce redoublement chronologique ou plutôt historique et narratif devient comme la mise en évidence, voire une manifestation de l’ontologie – une ontophanie 49.
Mais Charles de Koninck adhère aussi à l’évolution – dont nous répétons que, selon lui, elle relève de la science expérimentale – pour une raison philosophique décisive. On le sait, la métaphysique de saint Thomas se caractérise par la place singulière accordée à la créature, non pas en vue de minimiser l’intervention de la puissance créatrice mais pour l’honorer davantage. En causant, la créature est ainsi davantage configurée à l’image de Dieu qui est Origine sans origine : « Plus une créature est capable d’agir, plus elle manifeste la puissance de sa cause dernière, car Dieu est cause de toute causalité ». A ce sujet, contrairement à Etienne Gilson, Charles de Koninck inscrit Thomas dans le sillage de saint Augustin dont, dit-il, il « s’inspire » (p. 83). Or, l’évolution accroît au maximum la causalité de la créature, puisqu’elle en fait la source – seconde, pas première – de son changement et de l’apparition de formes nouvelles. Voilà pourquoi le jeune philosophe de l’université Laval est si allergique au créationnisme : « Si nous avons horreur de l’esprit qui anime le créationnisme, c’est parce qu’il n’est pas assez créationniste [au sens où il ne prend pas assez en compte la puissance causale de Dieu], parce qu’il est en dernière instance une forme d’occasionnalisme » (p. 83) 50.
Si Charles de Koninck reçoit des sciences le fait de l’évolution, il prend en revanche longuement soin d’en rendre compte philosophiquement. Notamment, il se heurte à l’objection philosophique décisive de la stabilité des essences : pour plagier la formule de Bergson, l’univers est une machine à faire des formes ; or, les formes substantielles fixent les espèces ; donc, la nature paraît s’opposer à l’évolution. L’objection n’est pas si spécieuse ou déconnectée de la science qu’il paraît. Elle est, mise en forme scolastique, celle que se posait Stephen Jay Gould et a conduit à la théorie des équilibres ponctuées. Charles de Koninck y répond de deux manières, faisant à nouveau appel à la cause équivoque des esprits purs.
Certes, le penseur québecois a trop longuement médité sur la différence de statut entre certitude et probabilité, ainsi que sur la portée seulement dialectique de la méthode expérimentale et sur la différence existant entre fait, loi et théorie, pour confondre l’évolution et les théories explicatives. D’une part, l’on constate le donné suivant : « la succession temporelle et hiérarchique de types d’organisation » (p. 17. Souligné dans le texte). Ce constat relève non de la philosophie, mais de la science expérimentale : « Ce n’est pas au philosophe que nous posons cette question. C’est la science expérimentale qui devra répondre. Puisqu’il s’agit de répondre à une question de fait, c’est à la science expérimentale que revient cette recherche » (p. 15). D’autre part, ce fait ne s’éclaire qu’à la lumière de la cause. Il appelle une explication, que doit fournir la théorie scientifique. Or, à l’époque où l’ouvrage est rédigé, celle-ci se présente sous la forme des théories de Lamarck, de Darwin et du mutationnisme. Rappelons que la théorie synthétique de l’évolution sera élaborée quelques années plus tard (1941). Or, selon Charles de Koninck, ces théories demeurent insuffisantes. C’est ainsi qu’il parle « des généralisations pseudo-scientifiques d’un Lamarck ou d’un Darwin » (p. 24). Par conséquent, notre philosophe professe l’évolutionnisme sans pour autant adhérer au darwinisme. Quelles que soient les faiblesses interprétatives des théories évolutionnistes, « la science laisse déjà entrevoir l’immense effort et les dépenses prodigieuses que fait la nature en préparation de l’avènement de l’homme » (p. 25).
b) Une nouvelle définition de la nature ?
La perspective diachronique de l’évolution introduit des enrichissements doctrinaux ponctuels. Par exemple, elle complète la définition aristotélicienne de la nature. En effet, au début du livre II des Physiques, le philosophe grec définissait la nature comme « principe interne de mouvement et de repos ». Fort des résultats des sciences biologiques, Charles de Koninck dit plus : « Une nature est essentiellement un principe de mouvement ascendant » (p. 41). Il est significatif qu’il reprenne la formule même d’Aristote et qu’il lui adjoigne l’épithète « ascendant ». La raison est celle déjà vue : l’appetitus de la matière la porte « vers la forme spirituelle de l’homme », elle tire la nature en avant ou plutôt vers le haut tant que son « désir essentiel » n’est point « assouvi ». (p. 40). Dans un autre registre, « aucune nature ne demeure fermée sur elle-même » (p. 40), mais elle demeure ouverte, non fixée.
c) Une nouvelle définition de l’espèce ?
Cette vision résolument évolutive, mais aussi finaliste, introduit aussi une nouvelle distinction des espèces. L’on sait que les taxonomies botanique et zoologique multiplient celles-ci. Si elles se sont fondées sur le fameux critère comportemental de l’interfécondité, aujourd’hui, elles ont considérablement affiné leur critériologie, s’aidant de critères autant génétiques que morphologiques 51. Quoi qu’il en soit, le nombre d’espèces discernées et connues est considérable : il y a presque vingt ans, le biologiste américain Edward Wilson évaluait à 1,4 millions le nombre d’espèces repérées actuellement vivantes 52.
Le philosophe canadien élargit le problème et embrasse rien moins que l’ensemble de la création – minérale, vivante et angélique –, offrant une réponse qui paraît contredire les sciences expérimentales. Voici déjà ce qu’il affirme à propos de la différenciation des substances inertes : « Je ne connais aucun critère décelant des coupures ontologiques dans le monde organique. Je ne dis pas non plus que ces coupures n’existent pas – cette affirmation ne serait pas moins gratuite. Je dis que je ne dispose d’aucun moyen qui me permettrait de les suivre. Et j’avoue que je ne vois pas plus d’inconvénient à un monde inorganique substantiellement un et sur lequel végètent les innombrables vivants, qu’à un même arbre peuplé d’insectes rongeant les mêmes feuilles » (p. 46). En soulignant considérablement l’unité du monde inerte, cette affirmation permet de proposer une interprétation plus unitaire, sans être moniste, posée par certaines expérimentations en mécanique quantique 53.
De même qu’il réduit de manière draconienne le monde inerte à une seule espèce, de même Charles de Koninck restreint considérablement le nombre d’espèces vivantes : « L’ensemble des êtres constituant la nature est réparti en quatre espèces : les hommes, les animaux, les plantes et l’inorganique » (p. 27). Une première raison tient à ce que « ces quatre espèces sont les seules qui soient philosophiquement définissables ». Mais cet argument classique se double d’une raison nouvelle, induite par l’évolution elle-même : « les formes infrahumaines sont beaucoup moins des états que des tendances » (p. 37). Cette différence, voire cette divergence, de définition et distinction ne tient pas seulement à l’hétérogénéité des perspectives scientifique et philosophique, mais à leur manière d’envisager la nature : la science expérimentale considère l’évolution du point de vue de l’archè et en contemple donc l’étalement, alors que la philosophie la contemple à partir de son télos, et donc à partir de l’homme qui en oriente toute l’énergie.
Enfin, poursuivant son induction ascendante, Charles de Koninck place audacieusement tout le cosmos (homme compris) considéré comme une seule espèce en vis-à-vis de chacune des espèces transcosmiques. Comme chaque individu angélique est à lui-même son espèce, il place donc au même plan le monde matériel et humain d’un côté et chaque ange de l’autre. Une nouvelle fois, l’auteur de Cosmos honore pleinement la substance séparée.
d) Précision sur l’apparition du premier homme
Par ailleurs, le fait de l’évolution introduit de nouveaux problèmes. Tel est par exemple le cas de la question posée par l’apparition du premier homme Charles de Koninck y apporte une précision qui, pour s’inscrire dans le prolongement direct, déductif des principes de la cosmologie traditionnelle, n’en est pas moins féconde. Cette apparition requiert une intervention expresse de Dieu quant à l’âme. Les causes, univoques et même équivoques (universelles), qui meuvent la matière ne pouvant en éduire – en termes actuels : en faire émerger – une forme spirituelle, Dieu doit la créer : la foi l’atteste 54 ; la raison l’explique au nom de la spiritualité du principe animé qui transcende les capacités d’éduction de la matière : le plus, qualitativement, ontologiquement ou essentiellement supérieur, ne peut émerger du moins. Mais qu’en est-il de son corps ? Le sujet est rarement abordé. Pourtant, il pose problème. Soit le corps est fourni par l’évolution des organismes animaux dont on observe qu’ils acquièrent progressivement les différentes notes constitutives du corps humain (à commencer par le redressement 55). Cependant, cette hypothèse sombre dans le dualisme, puisqu’elle fait de l’homme le composé d’une âme proprement spirituelle et d’un corps animal. Il y va de l’unité d’essence du vivant et donc a fortiori de l’homme qui est le plus simple des vivants, ainsi que Charles de Koninck ne cesse de le répéter : l’âme est l’acte d’un corps qu’elle informe et spécifie ; par conséquent, l’âme humaine ne peut qu’être l’âme d’un corps humain. Soit le corps est créé par Dieu et l’on glisse vers le créationnisme dont Charles de Koninck a « horreur » (p. 83), puisque, nous l’avons vu, il nie les longues préparations observées dans la nature.
Notre philosophe répond en faisant appel à la doctrine aristotélicienne de l’altération comme préparation disposant à l’apparition de la forme substantielle nouvelle, donc à la génération. « Il est absolument impossible que ce corps fut produit par évolution : puisque Dieu seul peut créer l’âme humaine, Lui seul peut faire le corps humain ». Il refuse et réfute donc la première opinion. « Mais si par ‘faire un corps humain’ nous entendons tout le travail préparatoire et dispositif, précédant dans le temps sa constitution formelle, il faut bien dire que l’évolution le façonna et que c’est dans cette formation même que consiste l’évolution » (p. 79-80. Souligné dans le texte). Il en est d’ailleurs de même dans l’ontogenèse de chaque enfant : les parents préparent son corps mais ne le produisent pas ; seul Dieu qui est l’auteur de l’âme l’est, dans le même instant, du corps. A chaque fois, la nature « dispose la matière à l’ultime disposition, qui est nécessairement la forme [disponendo materiam ultima dispositione, quæ est necessitans ad formam] 56 ». L’on trouve ici à l’œuvre des principes féconds qui seront aussi mobilisés pour résoudre d’autres questions comme celle de la mort et de l’assomption de Marie. Charles de Koninck répond grâce à eux à la seconde opinion : en évitant jusqu’à l’idée d’une intervention divine apportant l’ultime disposition, il déboute toute prétention créationniste même minimale et honore totalement l’efficace des causes secondes – restant sauve l’intervention de la Cause transcendante.
e) La configuration de l’évolution
Jusqu’à maintenant, nous avons considéré certains apports ponctuels de Charles de Koninck, de l’ordre de la précision ou de la détermination. Mais Le cosmos introduit beaucoup plus : une vision proprement philosophique globale de l’évolution. De plus, cette perspective ne pense plus le comment, le « mécanisme ontologique de l’évolution », mais aussi et d’abord son pour quoi (en deux mots), le résultat de ce devenir. La mise en perspective évolutive offre d’autres possibles à la raison qui toujours doit multiplier les perspectives pour cerner son objet – matériellement unique et formellement multiple. Ces apports sont surtout concentrés dans les deux avant-derniers paragraphes de la deuxième partie de Cosmos, peut-être les plus riches. Nous n’étudierons ici que l’antépénultième (le 12ème : « Le cosmos comme élan vers la vie de la pensée ») relatif à la connaissance, réservant à la troisième partie – pour des raisons qui y apparaîtront – l’étude du 13ème, portant sur le désir et l’amour.
1’) Une singulière concentration
D’un mot, Charles de Koninck voit la connaissance comme un processus de concentration et l’évolution comme un mouvement qui conduit à un resserrement toujours plus grand : les « îlots vivants cheminent vers une organisation de plus en plus élevée, vers une concentration plus intense » (p. 10). « L’intelligence » est « une espèce de compénétration » (p. 88) ; la « conscience » est « un centre de densité pure » (p. 89). De prime abord, une telle conception étonne, voire inquiète. D’abord, la connaissance n’est-elle pas plutôt une ouverture, un élargissement, une dilatation par laquelle le connaissant s’enrichit de l’apport du connu – donc, tout l’envers d’une condensation ? De plus, la concentration est spontanément investie négativement comme un repli, un retrait, une récession, une régression ; or, l’évolution ne procède-t-elle pas par expansion : « La biologie voit la vie avancer par explosions successives » (p. 89). Enfin, le bien n’est-il pas diffusif de soi ? Or, la connaissance est un bien.
La réponse à ces difficultés introduit à l’apport cosmologique inédit du philosophe de l’université Laval. Ces apories partent de l’essence même de la connaissance, de sa quiddité, alors que, sans nullement l’enjamber, mais plutôt en la présupposant, il se tourne vers sa finalité. Comment s’en étonner puisque sa perspective n’est pas statique, mais dynamique, évolutive ? Voilà pourquoi il mobilise cet hapax génial dans le corpus thomasien qu’est le texte fameux du De veritate expliquant que la connaissance – le devenir intentionnel qu’est la connaissance – a pour but de porter remède à l’imperfection du devenir matériel 57. En effet, par celui-ci, le composé se porte à une forme à l’exclusion de son contraire : par exemple, en bronzant, l’homme perd sa couleur pâle. En revanche, le processus cognitif permet d’embrasser les opposés : par la vision, l’homme connaît le sombre et le clair qui, pourtant, dans leur être physique, sont incompatibles. Par conséquent, grâce à l’opération de connaissance, un être s’enrichit de contraires qui, par leur nature propre, s’excluent. L’opératif, ici cognitif, rassemble ce que l’entitatif disperse. Par sa puissance d’unification, la concentration apparaît dès lors comme une perfection surmontant la multiplicité juxtaposée des êtres. Ainsi, quant à son identité, la connaissance est une ouverture au monde, mais en sa raison d’être, elle est une contraction et une intériorisation de celui-ci.
Mais la connaissance est un processus de concentration pour deux autres raisons, originales, que révèle mieux l’évolution. Et ici, Charles de Koninck apporte du nouveau, tout en s’inscrivant dans le prolongement des principes traditionnels : « par ce resserrement, la biosphère se hausse au-dessus de la fragmentation de l’espace, et au-dessus de l’évanouissement du temps » (p. 89) 58. Il relit l’évolution à partir de cette dynamique de densification de l’espace-temps.
Tout d’abord, « la vie […] triomphe sur l’éparpillement du temps physique » (p. 89 ; cf. p. 90-92). Pour le montrer, notre auteur propose une distinction originale entre deux aspects de la durée, « ontologique » et « physique » – distinction qui nous guérit de la restriction au seul temps expérimental. Si l’être inerte se déploie dans un temps quantitativement long, celui-ci est « ontologiquement » pauvre : « Considéré en lui-même, il [le monde inorganique] met du temps à exister et peu s’y fait – il perd du temps ». En regard, « un être vivant qui n’existerait qu’un instant aurait eu une durée infiniment plus riche que celle des astres, bien qu’elle soit infiniment plus courte » (p. 91). On pourrait l’expliciter autrement : la valeur ontologique de la temporalité se mesure à partir de la nouveauté, de la richesse inédite, événementielle qui y apparaît ou plutôt qui la constitue. Plus bref, un temps est plus intense quand il est plus riche en événementialité (Ereignis). Plus encore, l’évolution, comme tout devenir, tend vers son terme ; or, le but est repos, donc immobilité (par plénitude, non par défaut). Plus encore, ce terminus ad quem, ainsi que nous l’avons rappelé, réside en l’homme dont l’âme simple est « au-dessus du temps par la spiritualité de sa forme incorruptible » (p. 92). Par conséquent, l’évolution trouve son achèvement dans cette concentration singulière du temps qu’est l’ævum humain.
Ensuite, l’être organique surmonte la dispersion spatiale. Là encore, on peut distinguer deux points de vue, physique et ontologique, ou du moins concienciel. En effet, l’être inerte est soumis à la seule translation ; or, « au point de vue physique, le mouvement local d’un point matériel est dispersion » puisqu’il est « abandon total de la position précédente » (p. 94). Or, le vivant et surtout l’animal doué de locomotion, donc de conscience et de mémoire, surmontent l’imperfection de cette dispersion en la rassemblant intérieurement : « par son déplacement, le centre conscient se ramasse et s’enrichit, vivant ainsi les positions précédentes toutes ensemble à l’endroit où il se trouve à l’instant ». Charles de Koninck interprète ainsi de manière positive le raccourcissement de l’espace permis par les voyages et cette accélération du temps indexé négativement par tant d’observateurs 59 : « la fin ultime de ces affranchissements » que sont le progrès de la navigation ou de l’aviation (et bientôt de la conquête spatiale) « est profondément l’exploration du monde en vue de le ramasser en un point, et la contemplation » (p. 94). Ainsi, « la locomotivité des connaissants » est au service de leur « ubiquité » spatiale elle-même orientée, en droit sinon en fait, vers « une certaine omniprésence intentionnelle » (p. 94) 60. Là encore, l’accomplissement en l’homme naît de ce que, vivant dans l’espace par son corps, il « le transcende » par son intelligence et ainsi l’ « embrasse » (p. 93).
On peut enfin formuler le triomphe de la concentration dans les termes du couple homogène-hétérogène : poussé par l’entropie (dont il sera question plus loin), l’univers physique tend à l’uniformisation ; or, en produisant « des êtres de plus en plus hétérogènes, la nature s’efforce de surmonter l’homogénéité de l’espace » ; par conséquent, la « contraction d’ordre ontologique » remédie à « l’éparpillement » de la matière et « de l’énergie » (p. 93).
2’) Une vision précisée du retour vers Dieu
La thèse, d’inspiration néoplatonicienne, d’un reditus de tout le cosmos vers Dieu est classique : omnia appetunt a Deo. On sait qu’elle est si prégnante qu’elle décide de la structuration de la Summa theologiæ de saint Thomas. En revanche, Charles de Koninck va préciser une affirmation moins célèbre, mais d’une importance singulière. Il n’est pas rare qu’on comprenne l’épistrophè (symétrique du prohodos) de manière isolée sinon individualiste. Or, ce n’est pas chaque être ou chaque espèce, voire toutes les espèces ensemble qui retournent vers leur Origine qui est aussi leur Terme, mais c’est les êtres les uns par les autres, de manière coordonnée. Précisément, « la nature ne pourrait être ordonnée à Dieu que par l’homme » (p. 35) : omnia appetunt a Deo per hominem. « Toutes les choses infrahumaines tendent ainsi vers Dieu par leur tendance vers l’espèce humaine à laquelle elles sont immédiatement ordonnées et en laquelle la trajectoire de leur désir s’accomplit » (p. 101).
La raison est clairement assignée par notre auteur (p. 34-40) : le cosmos doit être finalisé par un être qui est à la fois transcosmique en tant qu’il est immobile, c’est-à-dire simple, et intracosmique ; or, seul l’homme possède cette double caractéristique par sa composition duelle somato-spirituelle ; par conséquent, « l’homme est manifestement la raison d’être de la nature entière » (p. 35). Ainsi, de même que le cosmos est sorti de manière ordonnée et progressive des mains de l’Alpha divin (bien que ce soit par la médiation des causes secondes, cette formulation n’est en rien un acte de foi créationniste), de même ne revient-il à l’Oméga divin que suivant un ordre précis : il passe par le goulot d’étranglement – et de surélévation – qu’est la personne humaine 61.
Or, la perspective inédite ouverte grâce à l’entrecroisement de la cosmologie traditionnelle et de l’évolution, Charles de Koninck précise la nature de la médiation anthropique du reditus de l’univers entier vers son Terme divin : non seulement l’homme en général, mais la connaissance humaine. « La maturation du cosmos » est « une tendance vers la pensée en laquelle toutes ses parties seront unies et vécues » (p. 88). Sans ce principe holographique qu’est la connaissance – « la perfection de l’univers tout entier peut exister en une seule de ses parties 62 » –, l’univers serait voué à la dispersion. L’univers en son extension extérieure se redouble, se répète au sens kierkegaardien du terme, se recueille à l’intime de l’homme avant de retourner en Dieu – cela, grâce à la connaissance, cette « introversion », ce retour en soi qui permet de « vivre l’autre », autrement dit d’élargir le soi aux dimensions de l’autre sans sortir de soi (p. 93). En langage teilhardien, le cosmos doit se concentrer en l’homme pour se surcentrer en Dieu.
3’) La rythmique globale de l’évolution
Tirons trois conséquences et élargissements de ces riches développements, la dernière résumant la configuration dynamique de l’univers.
L’on fonde souvent l’unité intrinsèque de l’univers sur sa commune origine, sa commune finalité et sa structure hiérarchisée et intimement coordonnée (ses « parties constituent physiquement un tout » : p. 87). Relisant le texte du De veritate relatif à la finalité de la connaissance, mais outrepassant ses intentions grâce à la provocation apportée par l’évolution, Charles de Koninck ajoute un quatrième principe d’unification : le monde est un parce que « toutes les parties individuelles » doivent être « orientées vers celles-là où elles peuvent exister toutes ensemble ; que chacune des parties principales du monde soit le monde tout entier » (p. 87).
Ensuite, l’idéalisme ne trouve-t-il pas ici son sens supérieur – la thèse de la constitution du sens excepté ? L’entièreté du monde doit être accueilli et repris dans la spontanéité humaine pour y trouver son unité signifiante et être ainsi élevé en Dieu. De même, la posture tout opposée des naturalismes holistes, voire nouvelâgistes, trouve ici son lieu de vérité autant que de discernement : si l’on a raison de souligner l’unité immanente au cosmos, cette « intelligence collective », dont on parle volontiers mais pour l’attribuer de manière anonyme à la nature, n’opérera pas sans la médiation personnelle de l’intellect humain. Aussi est-il possible de sauver la part de vérité présente dans deux grandes tendances qui se partagent la pensée actuelle, le courant idéaliste qui surligne l’unité constructiviste de l’esprit, parfois au détriment de celle octroyée par le monde et le courant naturaliste qui insiste sur l’unité d’ordre 63, parfois jusqu’au détriment de l’intériorisation humaine.
Enfin, loin de s’opposer à l’ouverture, le resserrement prépare à celle-ci : « il faut que l’univers retombe en quelque sorte sur lui-même et qu’il se resserre, qu’il s’intériorise et c’est justement cette intériorisation qui lui permettra de s’ouvrir sur lui-même » (p. 88). Plus encore, ainsi que nous le verrons, la concentration cognitive prépare à la dilatation amative, l’intériorisation intellective à la sortie de soi affective, volitive. Si la connaissance concentre, l’amour diffuse. Il faut donc envisager le processus de concentration-dilatation non pas à deux temps mais à trois temps, dévoilant ainsi la configuration totale de l’évolution : le premier, entitatif, est celui de la dispersion des êtres ; le deuxième, opératif, est le resserrement ou l’intériorisation effectuée par la connaissance ; le troisième, lui aussi opératif, est la nouvelle expansion libre et aimante – un big bang humain, en quelque sorte. Et ces trois moments sont étroitement coordonnés, l’antérieur fondant le suivant. Il nous faudra revenir sur cette dynamique triadique afin qu’elle nous révèle son secret, ici effleuré.
3) A l’écoute du cœur du cosmos
« La philosophie de la science et la philosophie de la nature de Charles de Koninck s’articulent autour d’un thème principal, celui de la défense de la validité et de l’actualité de la philosophie traditionnelle, dans l’optique principalement d’une lecture approfondie d’Aristote, en face du prodigieux essor des sciences au xxème siècle », remarque Yves Larochelle dans sa présentation du premier volume de l’édition française des Œuvres complètes (p. xxvi). Nous venons d’illustrer ces deux constats qui ont dicté l’ordre des deux premières parties. Mais ne peut-on aller plus loin ?
On pourrait regretter que la cosmologie de Charles de Koninck ne se soit pas davantage confrontée avec d’autres grandes philosophies de la nature que par ailleurs il connaissait (la Naturphilosophie de l’idéalisme allemand, la philosophie du Process de Whitehead, l’évolution créatrice de Bergson, etc.). Sur ce point, Charles de Koninck se rencontre de manière inattendue avec Jacques Maritain : l’autre de leur thomisme fut beaucoup plus la science, la politique, voire la théologie, que la philosophie. L’environnement institutionnel l’explique-t-il pour une part ?
De fait, le philosophe de Laval a présenté une certaine allergie à l’égard de la pensée moderne en général 64. Pourtant, s’est-il contenté de répéter la cosmologie traditionnelle de manière créative, en la fécondant par les apports des sciences actuelles ? Il me semble qu’il faut dire plus. Charles de Koninck n’a pas seulement prolongé, appliqué la philosophie aristotélico-thomasienne (première partie) ; il ne l’a pas seulement fécondée par l’apport du fait évolutif venu des sciences (deuxième partie) ; il a entrevu, au niveau même des principes de la philosophie de la nature, de l’intérieur, une nouvelle sagesse cosmologique. Une glose – sans doute plus interlinéaire que linéaire – peut aventurer à y discerner, ébauchés, quelques concepts originaux, voire une perspective d’ensemble apte à renouveler aujourd’hui la philosophie de la nature. Il va de soi que cette dernière proposition relèvera encore davantage de l’hypothèse.
a) Le sacrifice
Relevons un premier constat. La cosmologie de Charles de Koninck accorde une place inattendue à la notion de sacrifice.
1’) Dans le monde inorganique
Cela est d’abord vrai du monde inorganique, en relation avec le monde vivant. En effet, la thermodynamique – qui est une branche de la chimie traitant de la chaleur en sa relation au mouvement, entendu au sens mécanique de translation – se fonde sur deux lois (ou principes). La première est la conservation de l’énergie. La seconde est la dégradation de l’énergie, aussi appelée entropie (p. 8-11) : « Le temps emporte l’univers vers un état d’épuisement complet » (p. 9). Or, alors que le monde inerte s’oriente vers un désordre, c’est-à-dire une homogénéisation, croissant, les êtres vivants présentent une organisation. Plus encore, dans une vision évolutive finaliste comme celle de Charles de Koninck, ces « îlots vivants chemin[e]nt vers une organisation de plus en plus élevée, vers une concentration plus intense » (p. 10). Habituellement, le chimiste et le biologiste opposent les deux processus, identifiant la vie à une néguentropie, de sorte que, à échelle du cosmos, ils en déduisent que, tôt ou tard, le vivant sera congédié. Par conséquent, si la loi d’entropie est localement vaincue, elle est globalement victorieuse : elle a pour elle le temps qui est par essence destructeur. Même les travaux sur les structures dissipatives initiés par le Prix Nobel de chimie 1977 Ilya Prigogyne ne contredisent pas cette vision implicitement pessimiste. Tout à rebours, loin de subordonner les deux processus au bénéfice de l’inerte, loin de les juxtaposer et d’enregistrer la contrariété (qu’il n’ignore pas, ainsi que je le redirai plus loin), Charles de Koninck renverse la relation et y discerne une signification : ce n’est pas l’entropie qui ronge le monde, mais « l’élan ascendant » des vivants qui « ronge » « l’univers physique » : la vie progresse « aux dépens du courant de dégradation qui emporte le monde physique vers l’extinction » (p. 10).
La symétrie des deux visions pourraient conduire à les renvoyer dos à dos selon que l’on considère le cosmos à partir d’en bas ou à partir d’en haut. Mais notre auteur introduit un nouvel élément qui flèche résolument le processus : la notion de sacrifice. « On dirait que l’univers inorganique est assumé dans la vie en se sacrifiant à elle » (p. 10). La prudente introduction « on dirait » – analogue aux formules toutes en nuances dont l’Aquinate a le succès : « magis assentiendum videtur 65 », etc. – pourrait faire vaciller l’affirmation. En fait, Charles de Koninck avait déjà interprété l’entropie en termes téléologiques au tout début de Cosmos : « C’est la direction irréversible suivie par ce dénouement progressif qui donne au temps sa flèche, son sens unique » (p. 8). Nous ne pouvons nous attarder sur cette herméneutique inédite – l’irréversibilité du temps – qui tourne résolument le dos à son interprétation newtonienne, kantienne et même einsteinienne. Ensuite, son assertion est suivie par une démonstration empruntée à la physiologie du vivant : « le végétal emprunte directement à l’air, à l’eau et à la terre les éléments nécessaires à son entretien sous leur forme minérale. L’animal, au contraire, ne peut se nourrir de ces éléments que s’ils ont été fixés pour lui dans des substances organiques par des plantes ou des animaux » (p. 10). Pour l’exprimer dans les termes de la biologie actuelle, le végétal est hétérotrophe et l’animal autotrophe. Le philosophe canadien en induit une loi générale (qui ne manque pas d’exceptions, ainsi que l’observe la note 14, p. 10) : « la vie s’organise en désorganisant ce qui est inférieur » – ce qui, soit dit en passant, lui permet à nouveau de dépasser la juxtaposition des simples constats opérée par les sciences. Par conséquent, le courant évolutif enrôle l’organique de manière – partiellement – sacrificielle.
2’) Dans le monde vivant
Le sacrifice s’avère encore davantage présent dans le monde du vivant, ainsi que nous venons de le suggérer. Charles de Koninck paraît fasciné par l’importance de cette destruction, par ce que l’on pourrait appeler la « biomachie » qui travaille l’univers. Il la voit à l’œuvre dès les bactéries. En effet, on interprète usuellement la scissiparité, qui est le mode de propagation des monocaryotes asexués, comme une immortalisation de la cellule-mère. Or, notre auteur y lit d’abord proprement une mise à mort : « Le vivant unicellulaire ne se scinde pas en deux parties : il donne naissance à deux individus nouveaux ; et leur naissance même est mort » (p. 93). Partant de la prodigieuse fécondité des bactéries – « une simple bactérie donnerait, par bipartitions successives, une masse de protoplasme beaucoup plus grosse que la terre en moins d’un mois » (p. 19) 66 –, il en conclut qu’ « il faut avoir recours à un principe d’élimination fantastique pour expliquer le nombre relativement restreint des survivants » 67. La sélection est donc redoutablement coercitive.
Souligner la présence de chaînes alimentaires au sein du règne animal et entre les deux règnes, végétal et animal et en conclure que le vivant ne peut survivre qu’aux dépens d’autres êtres organiques, est aujourd’hui on ne plus banal. Seulement, l’argument opère un saut implicite de la destruction au concept de sacrifice qu’il réduit à être une métaphore dévitalisée. En effet, ce factum massif peut supporter deux herméneutiques très différentes, selon qu’on l’envisage négativement comme le spectacle de la cruauté universelle de la nature – si régulée soit-elle pour permettre le renouvellement des espèces – ou positivement comme un sacrifice ou un service. Mais comment trancher ce qui ne paraît que relever de l’herméneutique propre, plus ou moins explicitée, de l’observateur ?
Les espèces « corruptibles sont naturellement sacrifiées à des générations futures » (p. 64. C’est moi qui souligne). Le terme « sacrifice » jaillit de nouveau sous la plume de Charles de Koninck et le contexte montre qu’il est interprété positivement. La première raison vient du principe aristotélicien selon lequel « le non-être ne peut être fin » ; or, la corruption est passage de l’être au non-être ; donc, « ce n’est pas la corruption qui est fin », mais la génération d’un autre être : « toute régression apparente est fonction d’une génération nouvelle ». A cette raison structurale se joint une raison proprement évolutive. Certes, elle se fonde sur une loi là encore issue de l’observation du Stagirite : « Aucune forme individuelle ne peut combler le désir de la matière ». Celle-ci ou, plus précisément, le composé hylémorphique qui seul existe, est donc sujet à la dégradation. Mais ce désir ne peut être assouvi par la multiplication indéfinie que seule reconnaissait la cosmologie antique. L’évolution vers des formes plus élaborées et ultimement vers la forme simple et immobile qu’est l’homme révèle donc cette potentialité inexploitée (c’est-à-dire non réduite à l’acte), et comble l’appétit du vivant en lui donnant de se reposer dans sa causa finalis. Aussi Charles de Koninck conclut-il en une formule saisissante, « le désir d’en arriver à l’homme […] ne connaît pas la pitié » (p. 93). Puisque l’être humain est incorruptible, l’immortalité se paie de la mort : le « désir cosmique d’immortalité » est « terrible », car il cause ce qui terrifie le plus, la mort (p. 92 et note 80).
3’) Originalité du concept
Le concept de sacrifice, énoncé plus qu’élaboré par Charles de Koninck, est véritablement original. En effet, il est développé en sciences humaines (par exemple sous la forme du potlatch), en théologie, en éthique, mais pas en cosmologie philosophique. Certes, Aristote note quelque part que la corruption l’emporte sur la génération ; mais si le sacrifice implique corruption, il oriente celle-ci vers une donation. Certes aussi, le philosophe hellène corrèle corruption et génération selon une formule que systématisere la scolastique : corruptio unius generatio alterius. Mais, dans la perspective développée par Charles de Koninck, la destruction ne fait sens qu’en fonction d’une réalisation supérieure. Or, celle-ci suppose une vision évolutive du cosmos – notion qui est absolument étrangère à la philosophie antique. Enfin, si Darwin ignore d’autant moins le caractère polémique des relations entre vivants qu’il en fait l’un des deux principes fondant son évolutionnisme (p. 19), d’abord il la limite aux êtres organiques (la fameuse struggle for life), ensuite, il ne lui accorde aucune finalité, aucune créativité sinon accidentelle, et enfin, il estime qu’elle procède de manière graduelle, donc sur un même plan, de façon homogène.
Charles de Koninck innove donc en parlant d’une logique sacrificielle interne au cosmos. Mais quel sens donne-t-il à ce concept novateur ? Son propos semble s’arrêter là. Elliptique, il paraît censurer sa propre audace. Ne pourrait-on aller plus loin ? Pour cela, faisons appel à deux autres constats.
b) La richesse et la pauvreté
Le vocabulaire de la richesse et de la pauvreté me paraît inhabituellement présent chez Charles de Koninck. En effet, le philosophe de la nature invoque plusieurs fois ce couple : se fondant sur sa relecture de l’entropie, il affirme que « le temps physique est un signe d’appauvrissement et de vieillissement de l’univers » (p. 13) ; il parle de « la richesse de l’être humain qui contient virtuellement tous les degrés de perfection de tout ce qui est inférieur en lui » (p. 25) 68 ou de « l’ascendance » du mouvement évolutif qui se réalise « dans une succession discontinue de substances de plus en plus riches » (p. 68) ; il explique le besoin d’art par le fait que « la nature humaine est tellement riche qu’elle ne se suffit pas » (p. 105) ; etc.
Nous disions ci-dessus que Charles de Koninck n’ignore pas la symétrie des générations et corruptions qui rythment l’existence des êtres naturels. Or, il les relit de la manière suivante : « Les êtres s’enrichissent et s’appauvrissent. Le capital de la nature est limité. Quand un être s’enrichit, un autre s’appauvrit » (p. 27). Le philosophe canadien double donc le vocabulaire classique de la génération et de la corruption de celui de la richesse et de la pauvreté. De plus, il y utilise ces catégories non pas isolément mais en couple. Il propose par exemple cette suggestive connexion : « à l’encontre de la dispersion appauvrissante du monde physique, la vie éclôt par déhiscence, elle s’enrichit toujours » (p. 89). De même, il oppose la temporalité « quantitativement la plus longue » et « ontologiquement la plus pauvre » du monde inorganique à la « durée infiniment plus riche » de l’ « être vivant » (p. 91).
L’on pourrait s’étonner de mon attention à un lexique qui semble émarger au registre de la métaphore. La seule fréquence (tout de même modeste) de ce vocabulaire n’aurait pas suffi à susciter mon intérêt, il n’avait été stimulé par un philosophe allemand trop méconnu, Ferdinand Ulrich : d’un mot, pour le disciple de Gustav Siewerth, la différence entre pauvreté et richesse, irréductible à tout autre, mais aussi à toute réduction représentationnelle, constitue la distinction première qualifiant l’amour 69. Il émerge donc ici une première hypothèse de réponse : Charles de Koninck contemplerait au sein du cosmos l’amour comme son noyau ardent.
c) Le paradoxe du devenir par contradiction
Avant de développer cette proposition, je souhaiterais m’attarder brièvement sur un autre constat : l’intérêt accordé par Charles de Koninck – cet intérêt est attesté par les multiples développements qu’il accorde à ce sujet, notamment à propos de l’assomption de la Vierge Marie – et surtout la réponse qu’il lui apporte.
1’) La difficulté
Le devenir par contradiction 70 pose la question suivante : comment comprendre le changement substantiel du point de vue du temps ? Certes, il se produit dans l’instant. Mais quand la forme précédente se termine-t-elle et quand la forme nouvelle apparaît-elle ? La formulation est philosophique . L’interrogation présente aussi des incidences importantes en théologie : quand, durant la célébration eucharistique, s’effectue le passage de la substance du pain à la substance du corps du Christ ? quand s’opère la justification de l’impie ? Nous avons aussi évoqué les questions délicates concernant le terme de la vie terrestre de Marie (faut-il parler de mort ou seulement de dormition ?). En fait, il s’agit non pas seulement d’une interrogation mais d’une aporie véritable voire redoutable 71. En effet, toutes les hypothèses de réponse sont insatisfaisantes. Prenons l’exemple de la mort.
– Une première réponse fait se succéder deux durées : il y a le moment où Socrate est vivant, puis le moment où il est mort. Mais cette réponse ne suffit pas. En effet, un moment s’achève et commence par un instant. Et rien n’est dit de cet instant terminal ou initial où va maintenant se concentrer toute la difficulté.
– La réponse ne réside-t-elle pas dans la succession de deux instants ? Le dernier nunc où Socrate est vivant est suivi par le premier instant où il est mort. Mais deux instants ne peuvent pas se juxtaposer : en effet, la contiguïté suppose qu’une partie d’un objet touche l’autre ; or, par définition, l’instant est l’élément du temps et donc est dénué de parties, sinon, il se confondrait avec le moment, si infinitésimal soit-il.
– Cette nouvelle impasse ouvre une troisième hypothèse : si, loin d’être double, l’instant du changement était unique ? Plus précisément, il est unique in re mais deux in notione : d’une part, il est le terme du moment antérieur, d’autre part, il est le principe du moment postérieur. L’analogie de la ligne est parlante : un même point B finit la ligne A-B qui est contiguë, donc immédiatement suivie par la ligne B-C. Mais cette hypothèse ne tient pas plus. En effet, la distinction logique n’empêche pas la contradiction réelle : « Socrate n’a jamais eu d’instant vraiment ultime où il était encore vivant. Le dernier instant du temps où il vivait était précisément le premier où déjà il était mort » (p. 234). Au-delà des distinctions, il demeure la question concrète suivante : en cet instant B, qu’est-ce qui existe, le vivant ou le mort ? De même, l’analogie de la ligne, pour être porteuse, est en défintiive trompeuse. En effet, la ligne qui est une réalité spatiale est tout entièrement en acte, existante, de sorte que le passage de A à B et de B à C est réversible : il est possible de faire de B le terminus a quo de C et le terminus ad quem de A. Or, le temps n’existe en acte que dans l’instant, le présent, de sorte que futur et passé n’existent qu’en puissance. Dès lors, le doublement mouvement est irréversible : A appartient et ne peut appartenir qu’au passé et C à l’avenir.
– Il demeure une dernière réponse, à vrai dire désespérée, mais que certains philosophes ont transformé victorieusement dans l’hypothèse dialectique déjà étudiée à propos de l’essence du mouvement : le devenir ne serait-il pas ontologiquement contradictoire ? Un seul instant supporte deux réalités totalement incompatibles, antagonistes. La réponse à la question concrète sera donc qu’en l’instant B, vie et mort coïncident. Cette solution est déjà préférable à l’affirmation selon laquelle le moment de la vie est identique au moment de la mort. Seul ici le nunc porte le poids de la contradiction. Pourtant, pour être plus concentré, le scandale ne demeure pas moins total, qui fait exploser toute possibilité de la pensée et la consistance même du réel. Il faut absolument maintenir, contre Hegel, Marx et les marxistes que Charles de Koninck cite longuement, la non-coïncidence de la génération et de la corruption dans l’instant (a fortiori dans le temps).
2’) La réponse
La solution d’Aristote, très clairement exposée par saint Thomas 72, tient en une simple et lumineuse distinction. Au fond, toutes les objections excluent mutuellement temps et instant. La réponse, elle, les conjugue : il ne s’agit pas de comparer deux moments ou deux instants, antérieur ou postérieur, voire un seul instant biface ou intrinsèquement contradictoire, mais d’articuler le moment d’avant et l’instant d’après. « Socrate eut certes un dernier temps où il était vivant, mais non pas un instant exactement dernier » (p. 234. Souligné dans le texte). On peut aussi l’exprimer en fonction non plus du temps mais du sujet lui-même : « le terme ultime de l’altération corruptive n’est pas la chose qui se corrompt, mais le non-être de cette chose » (p. 281. Souligné dans le texte).
La conclusion traditionnelle ne pourrait-elle pas se prêter à une interprétation complémentaire, là encore dans la direction déjà engagée de l’amour ? Fidèle à la tradition grecque et médiévale, notre auteur souligne l’évanescence, l’inconsistance, la « ténuité » du temps qu’il reconduit intégralement à celle du mouvement : le temps est nombre du mouvement ; or, en son essence, celui-ci est acte imparfait, constant passage de la puissance vers l’actualité. Par conséquent, « ni l’un ni l’autre n’ont d’être fixe ni complet dans la réalité. Du mouvement il n’y a jamais que l’actualité de son indivisible qui n’est pas le mouvement, mais une division du mouvement. Et du temps, nombre du mouvement selon l’avant et l’après, n’existe jamais en acte que son indivisible, l’instant présent : le temps n’existe que selon quelque chose de lui qui n’est pas le temps » (note 274, p. 274). Ainsi que nous l’avons vu, Charles de Koninck le suggère en relisant l’entropie, c’est-à-dire le processus de dégradation de l’énergie, comme le lieu d’un sacrifice, donc d’un service, d’un don de soi de l’inférieur au supérieur. Et si, selon la même orientation que l’herméneutique du sacrifice, mais en direction contraire, on soulignait l’extraordinaire densité du temps qui permet l’irruption de l’immobile, l’avènement-événement du transcendant ?
De plus, l’impossibilité de notifier le dernier instant de tout devenir ne doit-elle pas être déchiffrée comme une incogniscibilité non par défaut, mais par excès ? Cette nescience serait alors la trace du mystère où vient expirer tout savoir relatif à l’irruption de la nouveauté qui s’éveille toujours dans la nuit pleine de sens des émergences. Tout mouvement est une parabole ou une répétition atténuée de l’origine. La gloire trop grande du commencement tend d’elle-même à se voiler.
Or, non seulement, « la nature aime à se cacher 73 », mais « l’amour naturellement se cache », éros phusikos kruptètai. Une nouvelle fois, la réflexion nous conduit au seuil de l’amour.
d) L’amour
De fait, Charles de Koninck relit le cosmos de manière originale à partir de l’amour (II.13). Pour notre auteur, celui-ci constitue en quelque sorte le cœur pulsatile de l’univers. L’originalité de la thèse vaut d’être soulignée. Un indice doit attirer l’attention : alors que les notes sont nombreuses dans les paragraphes plus classiques, ici, à l’instar du précédent qui est, avec celui-ci, le plus inédit (II.12, p. 88-93), elles se raréfient.
La centralité de l’amour est d’abord vrai de la nature considérée synchroniquement. En effet, « l’amour » est « l’aptitude ou la proportion d’une chose à l’égard d’une autre chose » ; or, « la puissance » est « aptitude à l’acte » ; mais, celle-ci est présente au plus bas de l’échelle des êtres naturels ; par conséquent, « il y a de l’amour dans l’inanimé et le végétal aussi bien dans le connaissant » (p. 98). Charles de Koninck tire une conclusion heureuse de ce développement : comme « il y a de l’amour dans la plante, mais il n’y a point de connaissance » (p. 100), donc « l’amour précède la connaissance dans l’évolution de la nature » (p. 101). Si, dans l’ontogenèse, la connaissance fonde l’amour, elle la suit dans la phylogenèse.
Cette nodalité cosmique de l’éros se vérifie encore davantage dans une perspective évolutive, donc diachronique. Selon l’idée développée ci-dessus, pour Charles de Koninck, toutes les créatures non rationnelles sont finalisées par l’apparition de l’homme. En effet, « les êtres infrahumains sont essentiellement fonction de l’homme ». Or, dans un processus dynamique orienté, ce qui n’est pas la fin est orienté vers cette finalité et habité par « un élan de plus en plus déterminé et puissant » qui le conduit vers elle. Comme l’amour est l’autre nom de cet élan, on doit donc conclure que le cosmos en entier est soulevé par l’amour de l’homme (p. 95) : « Toutes les choses infrahumaines […] sont amour et désir de l’homme par leur tendance même vers l’amour explicite de Dieu » (p. 101). Charles de Koninck le montre un peu différemment, en partant non plus du terme mais de l’origine. Les natures inférieures sont « entr’ouvertes » aux supérieures à qui elles se donnent : « nécessairement une œuvre de nature est un don de soi, et par conséquent, l’évolution sera don de soi » (p. 95) – le philosophe québecois parle de « cette générosité qu’est une nature » (p. 96). Or, le don de soi est l’acte propre de l’amour. Donc, une nouvelle fois, il faut conclure que l’évolution est traversée par ce mouvement d’amorisation dont parlait Teilhard de Chardin. Un jeu de mots permet d’ailleurs d’articuler les deux perspectives archéologique et téléologique : ce qui est or-donné (à une fin) et donné (à partir de sa spontanéité) à cette fin.
e) Une dynamique du don
Peut-on expliciter davantage cette centralité de l’amour ? J’émettrais à cet égard une dernière hypothèse : Charles de Koninck relit le cosmos à partir d’une dynamique ternaire du don : réception – appropriation – donation. En effet, l’être fini ne peut donner que ce qu’il a reçu ; mais ce qu’il a reçu cesse de faire violence et devient source seulement s’il est intériorisé, donc approprié, donc donné à lui-même. Voilà pourquoi les trois termes peuvent aussi être appelés don pour soi, don à soi et don de soi 74. Or, le don est l’acte propre de l’amour
Le don se présente d’abord comme communication d’acte. C’est ainsi que le philosophe canadien voit la création divine (active sumpta) comme une donation divine : « La création est essentiellement une communication. Il faut que son œuvre soit capable d’apprécier le don gratuit qu’est cette communication » (p. 86). Nous verrons plus loin que, à l’image ou comme le vestige de Dieu, les vivants s’épanchent, autrement dit se donnent.
1’) Don pour soi et don de soi
Ensuite, le don se dédouble en réception (don pour soi) et donation (don de soi). Mieux que le français qui ne possède qu’un seul terme, le latin le signifie par le doublet donum (actif) – datum (passif). Or, Charles de Koninck réinterprète l’hylémorphisme en termes de réception et donation. S’il n’ignore pas la doctrine aristotélicienne de l’appétit, il notifie beaucoup plus souvent la matière prime par la réceptivité. La matière est à la forme ce que l’indétermination est à la détermination (p. 30). En effet, ils sont unis comme puissance et acte. Mais, à l’instar d’Aristote, l’auteur de Cosmos les considère aussi dynamiquement à partir du devenir. La juste conception du devenir s’oppose à deux théories extrêmes, que le Stagirite a attribué à deux figures emblématiques pour une part reconstruites : Parménide et Héraclite – mais on pourrait aussi évoquer l’atomisme de Démocrite face au passage du patent au latent chère à Platon. D’un côté, tout devenir est juxtaposition, donc changement accidentel ; de l’autre, le devenir est un surgissement total, donc une création continuée. Entre les deux, l’apparition de nouveauté, la genèse d’une forme essentiellement inédite dans la matière, s’opère par le devenir substantiel qu’est la génération. Et celui-ci s’oppose à la génération accidentelle mais aussi à la création : « la génération n’est en aucune façon une création » (p. 33). Mais comment celles-ci se distinguent-elles, sinon en ce que, dans la création, tout le composé surgit dans l’être, alors que dans le devenir substantiel, la matière reçoit la forme d’une cause créée qui la lui communique, autrement dit la lui donne ? Or, donation et réception sont les deux faces du processus de don qui est aussi l’acte de l’amour.
2’) Du don pour soi au don à soi
Mais, une nouvelle fois, le devenir déployé par la doctrine de l’évolution révèle l’être, ici la nature de l’ousia. Charles de Koninck ouvre la substance matérielle à son origine autant qu’à son terme (cf. p. 60-64). Comme celle du philosophe de Stagire, sa réflexion sur la substance composée est cosmologique et non pas d’abord métaphysique. En l’occurrence, il part de la génération absolue. Elle se distingue de l’altération qui y dispose, comme le substantiel de l’accidentel, l’instantané du progressif, le saltatoire du continu : contre le mécanisme réductionniste, notre auteur souligne donc la nouveauté de la substance. Mais il distingue aussi à nouveau la génération de la création : si toutes deux sont instantanées, la seconde est sans origine immanente, alors que la première surgit d’un composé qui la précède. Or, cette distinction dynamique invite à se poser une question plus structurale : quel est le statut d’une disposition avant et après un devenir substantiel ? Charles de Koninck prend l’exemple du nez chez l’homme vivant et dans le cadavre, donc dans le cadre d’une corruption. La réponse philosophique traditionnelle distingue deux points de vue : sensible et intelligible, donc ontologique. La première perspective en reste à l’apparence et conclut à la continuité, la seconde considère l’être et raisonne ainsi : « la substance est racine des accidents » (p. 62-63) ; or, la configuration est une qualité, donc un accident ; mais l’homme est un sujet différent substantiellement du cadavre ; donc, il ne s’agit pas du même nez 75. Or, notre auteur ajoute une précision importante introduisant ce que j’ai appelé l’ouverture de la substance à son origine : « N’exagérons pas cette discontinuité pour oublier la relation profonde qui relie les deux composés même au point de vue ontologique (et qui nous montre d’ailleurs le fondement de ce qu’on observe au point de vue expérimental). Le générateur est vraiment cause efficiente de l’engendré, il le modèle d’avance, et lui donne l’être indépendant » (p. 63). Telle est l’expérience décisive fondant la différence existant entre création et génération : « il faut voir en elle [l’altération] une véritable factio dans laquelle l’engendré este modelé, une formation répartie dans le temps. Un être vivant est en voie de construction avant qu’il n’existe » (p. 62. C’est moi qui souligne). L’introduction inattendue du « il faut ». opère un passage significatif de l’informatif au performatif. Par cette incitation – qui est presque une exhortation –, Charles de Koninck rend attentif à une réalité que l’insistance sur la substance tellement menacée par la réduction mécaniste, finirait par occulter. Telle est la vérité et la place de la science expérimentale, ainsi que le dit l’incise : « et qui nous montre d’ailleurs le fondement de ce qu’on observe au point de vue expérimental » (p. 63).
Charles de Koninck accède alors à l’énoncé central : « Ce que possède l’engendré, et qui n’est aucunement le générateur, lui vient cependant de lui » (p. 63). Or, il le souligne en le faisant précéder par cette incise : « tout est dans cette formule » qui le suit. Il conclut : « Tous les êtres portent ainsi les traces les uns des autres » (p. 64). Le philosophe canadien tient à la fois la consistance originale de la substance (ce qu’il appelle son « être indépendant »), contre toute réduction de la génération à l’altération – « Ce que possède l’engendré […] n’est aucunement le générateur » – et son enracinement dans, la « relation profonde » à son origine – non seulement au titre du fieri, du devenir productif (« lui vient cependant de lui »), mais au titre du factum esse, du résultat entitatif (« portent ainsi les traces les uns des autres »).
Disons plus. Charles de Koninck ne se contente pas d’affirmer de manière juxtaposée le même et l’autre, il en pense l’articulation intime par une parole riche de sens : « ce que possède », autrement dit ce que l’engendré tient comme propre 76. Or, avoir ce que l’on est, c’est s’approprier 77, c’est-à-dire transformer le don fait pour soi de l’extérieur (ici de la source), en don à soi, en don proprement mien, où l’origine instauratrice a résorbé la violence de son irruption tout en maintenant l’écart. Par conséquent, la substance articule intimement l’origine donatrice à son « être indépendant ». Charles de Koninck propose donc une doctrine renouvelée de la substance matérielle. Classiquement, celle-ci est pensée en relation avec son aval, entéléchie qui est l’opération perfective, mais non en relation avec son amont originaire. Cette doctrine pourrait être tirée de la seule doctrine de la génération et de l’altération. Mais la provocation de l’évolution 78 invite à contempler la présence des principes originaires au sein de l’ousia avec encore plus d’évidence. Ne faudrait-il pas comprendre ces traces du passé, désormais intégrées dans le nouvel être, comme principe constitutif, intrinsèque de la substance ? Quoi qu’il en soit de cette question intéressant non plus seulement la cosmologie philosophique mais la métaphysique, nous pouvons conclure que la philosophie de la nature conduit à contempler des entités habitées par la dynamique ternaire énoncée ci-dessus : réception – appropriation – donation. Or, cette dynamique du don rythme l’amour.
Enfin, nous avons vu plus haut que Charles de Koninck décrit l’évolution du cosmos comme un processus en trois moments : dilatation, resserrement, dilatation ; or, le premier moment correspond à celui de la réception, le deuxième à l’intériorisation-appropriation et le troisième à la donation-diffusion. Par conséquent, cette description que nous nous étions contentés de décrire en laissant sa raison d’être en pointillé révèle son cœur brûlant : le cosmos épouse la dynamique ternaire du don.
Une formule, fréquente dans ces pages consacrées à l’amour, étonnera : par l’amour, l’être s’unit à lui-même. Par exemple : le cosmos « tend à s’unir à soi-même et à se posséder effectivement, dans l’amoru » (p. 102). L’amour n’est-il pas plutôt sortie de soi, recherche du bien de l’autre ?
3’) Du don à soi au don de soi
Nous venons de voir comment l’ipséité (le don à soi) des êtres cosmiques s’enracine dans son origine. Voyons enfin comment la substance s’ouvre en aval.
Partons du terme. Tout être matériel se donne. Il est aisé de contempler cette autodonation dans le vivant – « la plante […] communique sa propre vie » (p. 96) –, même si l’autocommunication est hiérarchisée et procède par degrés successifs. Charles de Koninck s’objecte que les êtres inorganiques sont mus par un principe passif de mouvement ; or, le don de soi est un acte ; par conséquent, il faudrait excepter du don de soi et de l’amour le monde inerte. Mais il répond avec profondeur en distinguant deux perspectives, l’une séparatiste, cloisonnante, qui est celle du créationnisme, et l’autre unitaire (mais non moniste : ce serait une troisième perspective, à l’extrême opposé), qui est celle de l’évolution. Or, considéré seul, l’être inerte ne se donne pas ; de fait, il est dénué de véritable finalité, même sa propre conservation (son conatus) n’en est pas une, puisque nous avons vu qu’il est attiré vers l’émiettement et la dégradation. En revanche, relative, en corrélation avec le monde organique et plus encore l’univers spirituel, l’inorganique est mû par une fin qui lui est supérieure : la matière désire l’immobile intracosmique, c’est-à-dire l’homme ; par conséquent, il aspire à se donner : « déjà le non-vivant mendie pour donner » (p. 95) – ou, selon une heureuse formule qui conserve la modalité passive de la donation caractéristique de l’inorganique : « il donne par son désir d’être donné, par son appétit naturel » (p. 95-96). Précisons davantage, afin de répondre sans reste à l’objection selon laquelle la nature (au sens de principe interne) de l’inerte est passive. Le spirituel meut doublement l’être inorganique : au titre de la finalité, ainsi que nous venons de le montrer, mais aussi au titre de l’efficience, comme nous l’avons vu en première partie, car il doit s’y porter par l’ébranlement communiqué par un agent transcosmique.
Ainsi, l’être cosmique, même inerte, est soulevé par un don de soi. Charles de Koninck tient tellement à cette loi universelle qu’il l’aborde à deux reprises : une première fois du point de vue strict du donum suipsius (p. 101-103) et une seconde fois du point de vue de sa relation à sa source intérieure (p. 95-97). Dans la première perspective, Charles de Koninck distingue trois modes de donation qui sont aussi trois degrés : les êtres infrarationnels qui se donnent à l’autre par exemple dans l’engendrement, mais sans conscience de leur donation, « la créature rationnelle » qui seule peut « se donner », mais partiellement, et Dieu qui « seul peut se donner au sens plein » (p. 102).
Or, la raison de cette différence graduée ne tient pas tant à la nature de cette communication de soi que Charles de Koninck explicite très peu (la seule différence à peu près thématisée parle d’un don « au sens plein » sans préciser son pendant) qu’à sa racine ou sa cause : c’est-à-dire l’intériorité. Le don de soi suppose un soi qui se donne. Mais, à partir de ce point de vue, l’on peut clairement distinguer trois sortes de source.
– Soit l’être ne se possède pas. Tel est le cas des êtres non-raisonnables. Charles de Koninck assigne deux arguments. Le premier en termes plus aristotéliciens : le retour sur soi « suppose la saisie de l’idée universelle du bien » ; or, les êtres irrationnels en sont dénués ; donc, « leur appétit ne peut pas revenir sur eux-mêmes » (p. 102). Le second en termes plus augustiniens d’intériorité et d’extériorité : la plante est dépourvue d’un dedans et donc de transparence à elle-même. Une image suggestive illustre l’argument : le végétal « apparaît comme un vase peu profond ; sa faible capacité de contenance la fait trop vite déborder ; tout fruit de sa maturation se détache d’elle-même » (p. 96). « La plante s’extériorise dans la génération : elle est incapable de contenir le fruit de sa maturation » (p. 102) 79.
– Soit l’être se possède lui-même. Or, la possession de soi suppose la réflexivité, donc la conscience, qui est propre aux créatures douées d’intelligence. Mais double est cette possession de soi : relative et absolue. Relative, elle se trouve chez les hommes. Absolue, elle ne se rencontre qu’en Dieu qui « seul se possède d’une manière absolue » (p. 102)
L’on peut donc décrire l’évolution cosmique comme un processus d’intériorisation : « à mesure que le monde se rapproche de son terme, son désir procède de plus en plus activement du dedans » (p. 103). Dès lors, deux moments se dessinent. En un premier temps, les êtres cosmiques vivent dans l’extériorité : le cosmos est « pour ainsi dire tout entier versé au dehors » (p. 102). Puis, avec l’apparition de la connaissance et de l’amour qui la suite, le cosmos « revient sur soi » et atteint cette « intériorité de plus en plus profonde » (p. 103) 80.
Par conséquent, le don à soi s’articule intimement avec le don de soi : « Dans l’intelligence humaine le cosmos ne devient pas seulement présent à soi-même [et voilà pour le don à soi] : cette présence l’ouvre sur l’être tout entier, et par là, il peut désormais réaliser un retour explicitement vécu au Premier Principe de l’être [et voilà pour le don de soi qui est identiquement le reditus] » (p. 97).
f) Une œuvre inachevée
L’on pourrait craindre que notre fil rouge (l’amour à l’œuvre dans le cosmos) tire trop à lui les quelques pistes éparses qui furent proposées. Plutôt que d’ajouter d’autres exemples ou indices, partons d’un autre point de vue.
Partons d’un constat paradoxal : l’ouvrage princeps, aux deux sens du terme, qu’est Le cosmos, à la fois constitue l’un de ses tout premiers écrits (1936). Et pourtant, il ne fut jamais publié par son auteur. L’on dira qu’il est inachevé. Mais d’abord, il l’est au sens de la Symphonie inachevée de Schubert à qui il manque les deux dernières parties, mais dont les deux premières sont parfaitement accomplies. Surtout, ne confond-on pas la cause et l’effet ? Ne serait-il pas plutôt inédité parce que son auteur l’a toujours considéré inabouti. On invoquera aussi volontiers des raisons contextuelles. Mais ne peut-on supposer une raison plus décisive ? Je m’appuierai sur un constat profond d’Henri Bergson expliquant la manière dont on pénètre progressivement dans ce qui constitue l’essentiel d’une pensée philosophique. Celle-ci requiert d’abord une fréquentation assidue. Puis, cette étude attentive permet d’en atteindre le cœur: « Enfin tout se ramasse en un point unique. Et ce point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie. Il ne pouvait formuler ce qu’il avait dans l’esprit sans se sentir obligé de corriger sa formule, puis de corriger sa correction : ainsi, de théorie en théorie, se rectifiant, alors qu’il croyait se compléter, il n’a fait qu’une chose, par une complication qui appelait la complication et par des développements juxtaposés à des développements, que rendre avec une approximation croissante la simplicité de son intuition originelle 81 ». Le philosophe français affirme trois choses dont les deux dernières sonnent le glas du primat cartésien de l’idée claire et distincte : tout philosophe est habité par une intuition et une seule (« point unique », « intuition originelle », « il n’a fait qu’une chose »), prégnant de tout ce qu’il dira ; il passe toute sa vie à la mettre en mots, à la stabiliser dans la forme diminuée du concept ; enfin, il ne la verra jamais totalement. J’ajouterai une quatrième note : ce que, faute de distance, le maître ne pourra jamais faire, il revient au disciple de l’accomplir. Toute pensée présente une tache aveugle qu’il appartient aux successeurs de révéler. Leur travail propre est de nommer l’intuition, la clarifier et enfin la divulguer. On a reproché aux écoles leur manque d’originalité. Il y a là une double injustice : le mérite et la mission du disciple est de ne pas avoir cherché à faire du neuf, mais de s’être rendu fidèle, obéissant à la pensée d’autrui jusqu’à la mort (momentanée) de sa pensée propre ; autant il doit abdiquer tout inédit sur le fond, autant il doit en renouveler la forme. Telle est la légitimation du disciple ut sic : la répétition du contenu dans la métamorphose de la mise en ordre, c’est-à-dire dans un exposé reconduit le plus rigoureusement possible à sa source enfin clairement nommée.
L’absence de publication de ce texte dont rien, dans les deux premières parties, ne laisse supposer qu’il est achevé, n’atteste-t-elle que son auteur en était insatisfait et donc, indirectement et positivement, qu’il contenait à ses yeux, des intuitions centrales qu’il aurait toujours voulu mieux formuler ? Qu’il les contienne nous suffit ; Bergson nous assure que la génialité suppose, par essence, l’inaboutissement. D’autres exemples, dans l’histoire de la pensée, l’accréditent.
« Les commencements sont grands », disait Platon, dans le sens où ils portent germinativement bien des développements ultérieurs – voire des intuitions que leur auteur ne pourra jamais porter à maturation mais laisse à ses lecteurs attentifs et bienveillants le soin de moissonner.
4) Conclusion
Aux environs de trente ans, voici plus de sept siècles et demi, Thomas d’Aquin achevait le Scriptum où pointent déjà, mais selon un ordre qui n’est pas le sien, la plupart des intuitions majeures du maître dominicain. Au même âge, à une autre époque et sur un autre continent, Charles de Koninck nous livre un ouvrage certes moins imposant, mais dont il maîtrise l’ordonnance et où il livre sa propre vision, riche à l’excès d’intuitions. Elles ne sont pas toutes exploitées. L’on attend une grande thèse de philosophie qui les recueillerait, en ferait le recensement et se risquerait à ébaucher leur fructification.
La première partie de cette étude a montré comment Le cosmos s’inscrit dans la continuité pédagogique et éclairante de la cosmologie aristotélico-thomasienne. La deuxième partie a tenté d’établir que Charles de Koninck féconde la cosmologie philosophique traditionnelle de l’intérieur par un regard de sagesse sur l’évolution – le fait, non la ou les théories – accueillie comme une réalité massive et débordante de sens. Le chronologique révèle et déploie tout à la fois les possibles que l’ontologie tient trop serrés en son sein. Loin de proposer un simple manuel de physique thomiste – comme ceux très honorables d’Ambroise Gardeil, de Josephus Gredt ou même, inachevé, de Jacques Maritain –, Charles de Koninck dessine un Péri phuséos qui, pour s’enraciner dans le terreau traditionnel et en exhiber les plus belles fleurs, n’hésite pas à le polliniser avec de nouvelles essences – puisées dans les sciences – et lui faire produire de nouvelles espèces – phanérogames, bien entendu –, accroissant ainsi le jardin cosmologique, sans transformer certaines parties en jungle.
Toutefois, si Charles de Koninck s’arrêtait là, il serait le promoteur d’une nouvelle onto-cosmologie aristotélicienne, un Stagirite redidivus, qui, ayant intégré le fait évolutif, aurait réécrit l’Histoire des animaux – en octroyant au titre une vérité qu’il ne soupçonnait pas. Ce serait déjà beaucoup. Mais il dit plus. La troisième partie a émis l’hypothèse que la nouveauté de l’opus magnum du jeune penseur de Laval ne concerne pas seulement le croisement intégré et singulièrement fertile avec les apports scientifiques sur la cosmogonie, mais les principes même de sa philosophie. D’abord, la double concentration de la vie puis de la pensée humaine et l’enrôlement de tout le négatif dans le positif de l’avènement de nouveauté. Pourquoi cette dernière relecture de l’histoire ? Faut-il y lire une influence de Hegel ou de Blondel, quoiqu’à des titres variés ? Je crois plutôt au moteur implicite de la foi chrétienne. Charles de Koninck offre les prémisses prometteuses de ce que l’on pourrait appeler d’un titre programmatique : une cosmologie de l’amour. Qui relèvera le défi d’une philosophie de la nature faisant rimer le cosmos et l’éros ?
Mgr Pascal Ide
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1 Éric Weil, « De la nature », Philosophie et réalité. Derniers essais et conférences, coll. « Bibliothèque d’Archives de Philosophie » n° 37, Paris, Beauchesne, 1982, p. 343-364, ici p. 343.
2 Martin Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », trad. François Fédier, in Questions II, Paris, Gallimard, 1968, p. 178.
3 « L’introduction à l’étude de l’âme », Laval théologique et philosophique, 3 (1947) n° 1, p. 9-65. Il s’agit de l’introduction de l’ouvrage de Stanislas Cantin, Précis de psychologie thomiste, Québec, Presses de l’Université Laval, 1948. Réédité dans Œuvres de Charles De Koninck. Tome 1. Philosophie de la nature et des sciences, éd. Yves Larochelle, Laval, Presses de l’Université Laval, 2 vol., vol. 1, 2009, p. 155-230.
4 De la primauté du bien commun contre les personnalistes. Le principe de l’ordre nouveau, Québec, Fides, Presses de l’Université Laval, 1943.
5 Québec, Presses de l’Université Laval, 1954. Cet ouvrage regroupe les nombreux textes de Charles de Koninck en théologie, textes qui lui ont valu un doctorat en théologie de l’Université Laval en 1962.
6 Charles de Koninck, « Les sciences expérimentales sont-elles distinctes de la philosophie de la nature ? », in Culture, Québec, décembre 1941, II, n° 4, p. 465-476. Republié dans Œuvres de Charles De Koninck, tome 1, vol. 1, p. 141-152.
7 Emile Simard, Nature et portée de la méthode scientifique. Exposé et textes choisis de philosophie des sciences, Québec, Presses de l’Université Laval, 21958. Bien que datant d’il y a plus d’un demi-siècle et malgré les importants apports d’un Popper, d’un Kuhn, d’un Lakatos, d’un Feyerabend, etc., cette étude me semble toujours aussi riche. L’ouvrage s’est notamment inspiré de notes de cours inédites de Charles de Koninck, Méthodologie scientifique, Québec, Université Laval, 1940-1941.
8 Tous les chiffres entre parenthèses dans le texte renvoient à cette édition.
9 Je reviendrai plus loin sur cet intrigant paradoxe.
10 Cf. Charles de Koninck, « La philosophie des sciences, fonction sapientiale de la philosophie de la nature », Acta secundi congressus thomistici internationalis 1936, coll. « Acta Pontificiae Academiae Romanae S. Thomae Aquinatis » nova series n° 3, Rome, Marietti, 1937, p. 359-362.
11 Nous suggérerons aussi à l’occasion tel ou tel rapprochement historique ou prolongement doctrinal.
12 Certaines données ou interprétations de l’analyse scientifique sont obsolètes. Par exemple, pour en rester aux premières pages : l’évolution initiale de l’univers en trois stades (p. 6), le nombre d’étoiles présente dans notre galaxie (« deux millions » : p. 6), la théorie catastrophiste d’apparition des systèmes planétaires (p. 7). Elles sont au total peu nombreuses et ne présentent aucune incidence sur les interprétations et conclusions philosophiques qui en sont tirées.
13 A ce propos, une position de Charles de Koninck, à vrai dire latérale, m’interroge. En effet, il différencie le vivant du non-vivant comme principe intérieur et extérieur de mouvement : l’inerte est dénué de « toute intériorité. Il ne se meut pas. Tout mouvement lui advient du dehors » (p. 46). Pourtant, le non-vivant fait partie de l’univers ; or, la nature est principe interne de mouvement ; il doit donc posséder en lui un principe intime qui le meut. Ne devrait-on pas distinguer deux sortes de principe interne, passif et actif ? Or, la matière est principe passif. Donc, l’être inerte qui est matériel possède au moins un principe interne. D’ailleurs, plus loin, Charles de Koninck affirme, avec davantage de précision, que « le monde inorganique n’a en lui aucune principe actif » (p. 47). Mais il y a plus. Doit-on exclure tout principe interne actif de l’inerte ? Déjà, chez les Anciens, l’élément feu est sujet d’un mouvement ascendant dont il est la source. Surtout, nous savons aujourd’hui que l’énergie est activement présente au sein de certaines particules radioactives ou d’être macroscopiques comme les étoiles, ainsi que l’atteste leur rayonnement. De plus, la physique distingue attraction gravifique et attraction électromagnétique ; or, si la première apparaît plus passive, il n’en est pas de même de la seconde. Charles de Koninck se pose l’objection à partir d’un des exemples qui viennent d’être énoncés et répond sans développer : « La désintégration spontanée des corps radioactifs qui sont suffisamment définies et expliquées par la méthode expérimentale, tout cela n’a aucun sens philosophique » (p. 47). Comment entendre l’expression énigmatique « aucun sens philosophique » ? Il faut distinguer le fait de la désintégration spontanée et le sens. Or, seule la science expérimentale peut établir le fait ; en revanche, la philosophie est en droit de s’interroger sur sa signification, dans la perspective très universelle qui lui est propre – ici le rayonnement, la communication d’acte.
14 Contra Gentiles, L. III, ch. 23, cité p. 69 (et aussi p. 70 pour le texte latin).
15 Cf. Pascal Ide, « Les anges dans la nature », Carmel. Les anges, nos invisibles frères, n° 99, mars 2001, p. 33-50 ; Id., « Les subversions de la figure de l’ange dans le Nouvel Âge », Angelicum, 86 (2009) 1, p. 25-63.
16 Cf. notamment le § 2 : « L’expérience de vivre » (p. 158 s).
17 En effet, elle est évidente quoad se mais non quoad nos : « il n’y a pas d’exemples plus visibles du rapport inverse entre la connaissance certaine et la connaissance claire et distincte, que l’expérience de vivre et d’être, et la perception du mouvement » (p. 170)
18 De Veritate, q. 10, a. 8, ad 8um in contr., cité p. 163. Cf. aussi Comm. in I de Anima, l. 1, cité p. 43.
19 Ce que la phénoménologie appelle « métaphysique » contient donc aussi ce que nous appelons philosophie de la nature.
20 Cf. La barbarie, Paris, Grasset, 1985. D’ailleurs, les expériences fondamentales dont traite Michel Henry (le mouvement des bras ou des yeux) rejoignent les « activités vitales : je pense, je veux, je sens, je lève mon bras » dont Charles de Koninck dit qu’elles « sont miennes » (p. 43. Souligné dans le texte).
21 Charles de Koninck a longuement étudié l’abstraction dans trois articles du Laval théologique et philosophique : « Abstraction from Matter », 13 (1957) n° 2, p. 133-196 ; 16 (1960) n° 1, p. 53-69 et n° 2, p. 169-188.
22 Bien que distant d’un quart de siècle (1936-1960) de l’ouvrage Le cosmos, ils se répondent plus que par le titre. L’univers creux est traduit pour la première fois en français par Yves Larochelle et publié dans Œuvres de Charles De Koninck, tome 1, vol. 1, p. 359-467.
23 Cf. Jean-Pierre Changeux et Paul Ricœur, La nature et la règle. Ce qui nous fait penser, Paris, Odile Jacob, 1998, chap. 1, p. 79 s, p. 141 s, etc.
24 Cf. Jacques Maritain, Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, coll. « L’Ordinaire », Paris, DDB, 81963, chap. 2 (« Philosophie et science expérimentale ») et 4 (« Connaissance de la nature sensible ») ; La philosophie de la nature, Paris, Téqui, 1935 ; Réflexions sur l’intelligence, Paris, Nouvelle librairie nationale, 21926, chap. vi ; « Science et philosophie », in Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle, Paris, DDB, 1939, chap. 4.
25 Cf. Pierre Duhem, « Quelques réflexions au sujet de la physique expérimentale », in Revue des questions scientifiques, 36 (1894), p. 179–229 ; Sôzein ta phaïnomena. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, coll. « Mathesis », Paris, Vrin, 1990 ; La théorie physique, son objet et sa structure, Paris, Marcel Rivière, 21914.
26 Cf. Aristote, Physiques, L. I, ch. 1, 184 a 16-b 14, trad. Henri Carteron, coll. des Universités de France, Association Guillaume Budé, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 29 et 30. Cf. l’important commentaire de Sanctus Thomas Aquinatis, In octo libros Physicorum expositio, L. I, l. 1, n° 6 à 11, Turin, Marietti, 1965, p. 4 à 6.
27 Le ch. 1 du livre 1 de la Physique constitue « l’introduction classique à la philosophie. Encore aujourd’hui il rend superflues des bibliothèques entières d’ouvrages philosophiques. Qui a compris ce chapitre peut se risquer à faire les premiers pas sur le chemin de la pensée » (Martin Heidegger, Le principe de raison, trad. André Préau, coll. « tel » n° 79, Paris, Gallimard, 1962, p. 153 ; cf. Id., Qu’appelle-t-on penser ?, trad. Aloys Becker et Gérard Granel, coll. « Quadrige », Paris, PUF, 1959.
28 Le roman médiéval Le nom de la rose en donne une illustration qui reprend l’exemple d’Aristote, sans toutefois, étrangement, le citer. Guillaume de Baskerville explique à son disciple Adso comment il a pu découvrir un cheval en mobilisant l’ordo determinandi : « Si tu vois quelque chose de loin et ne comprends pas de quoi il retourne, tu te contenteras de le définir comme un corps étendu en extension. Quand il se sera approché de toi, tu le définiras alors comme un animal, même si tu ne sais pas encore s’il s’agit d’un cheval ou d’un âne. Et enfin, quand il sera plus près, tu pourras dire que c’est un cheval, même si tu ne sais pas encore si c’est Brunel ou Favel. Et seulement quand tu seras à la bonne distance, tu verras que c’est Brunel (autrement dit ce cheval et pas un autre, quelle que soit la façon dont tu décides de l’appeler) » (Umberto Eco, Le nom de la rose, trad. Jean-Noël Schifano, coll. « Livre de poche » n° 5859, Paris, Grasset, 1982, p. 42).
29 L’on pourrait prolonger cette affirmation en direction de réflexions importantes sur déterminisme et indéterminisme qui feront l’objet de nombreuses publications de notre auteur : « Le problème de l’indéterminisme », Rapport de la sixième session de l’Académie canadienne Saint Thomas d’Aquin, 1935, L’action sociale catholique, 1937, p. 65-159, repris dans Œuvres de Charles De Koninck, tome 1, vol. 1, p. 297-347 ; « Réflexions sur le problème de l’indéterminisme », Revue thomiste, 43 (1943), p. 227-252 et 393-409 (la référence donnée dans Œuvres de Charles De Koninck, tome 1, vol. 1, p. 473, doit être corrigée) ; « Thomism and Scientific Indéterminism », Christian Philosophy and the Social Sciences. Proceedings of the Twelfth Annual Meeting of the American Catholic Philosophical Association 1936, Washington, Catholic University of America, 1937 (10), p. 58-76.
30 Ajoutons un point d’importance à une époque où le scientisme est loin d’être mort et où souvent philosophie et sciences sont hiérarchisées en fonction de leur degré de certitude, voire où l’on considère que la première est aux secondes ce que l’opinion subjective est au savoir objectif. Tout au contraire, Aristote montre que plus une affirmation est générale, plus elle est certaine. La connaissance philosophique sera donc aussi assurée qu’elle est universelle, et la science aussi dialectique qu’elle est particulière. Par exemple, autant nous pouvons définir la différence essentielle entre végétal et animal, autant il est délicat d’affirmer que le champignon appartient à l’un ou l’autre de ces deux règnes. Or, autant le premier savoir, philosophique, est très universel, autant le second, scientifique, est très particulier.
31 Friedrich Engels, Anti-Dühring, trad. Bracke (A.-M. Desrousseaux), Paris, Alfred Coste, 1946, tome 1, p. 182-183. Cité dans « Introduction à l’étude de l’âme », p. 173, note 37. Repris dans « Un paradoxe du devenir par contradiction », Ibid., p. 237-238. Charles de Koninck y renvoie aussi à différentes de ses études sur le marxisme.
32 G. V. Plékhanov, Les questions fondamentales du marxisme, coll. « Bibliothèque marxiste » n° 2, Paris, E.S.I., s. d., p. 98. Cité dans « Introduction à l’étude de l’âme », p. 173, note 37.
33 Cf. « Un paradoxe du devenir par contradiction », Œuvres de Charles De Koninck, tome 1, vol. 1, p. 231-234.
34 L’on définit parfois trop rapidement le mouvement comme « le passage de la puissance à l’acte » ; mais saint Thomas fait remarquer dans son commentaire que le « passage [transitus] » est déjà un mouvement ; or, l’on ne peut pas définir le défini par un terme qui le présuppose mais seulement par un terme plus universel.
35 « Introduction à l’étude de l’âme », p. 173, note 37.
36 Bien que distant d’un quart de siècle (1936-1960) de l’ouvrage Le cosmos, ils se répondent plus que par le titre. L’univers creux est traduit pour la première fois en français par Yves Larochelle et publié dans Œuvres de Charles De Koninck, tome 1, vol. 1, p. 359-467.
37 Je rappelle que Charles de Koninck s’est longuement intéressé au statut général de la mathématique (cf. « Mathématique et philosophie », Enseignement secondaire, 19 [1940] n° 5, p. 353-359) et particulier du nombre dans les théories mathématiques actuelles, au point de lui consacrer un essai (Sur le nombre, Québec, Presses de l’Université Laval, 1951).
38 Cité par Aristote, Métaphysique, L. VII, ch. 13, 1039 a 9, trad. Jean Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 21953, 2 tomes, vol. 1, p. 418.
39 « Le nombre deux, par exemple, est d’un différent genre que le nombre trois : le premier est pair, l’autre est impair, et chacun, comme tel, possède certaines propriétés démontrables » (p. 374).
40 Charles de Koninck anticipe les conclusions plus développées du pionniers de l’informatique en France qui fut aussi le premier titulaire d’une chaire de programmation en France : Jacques Arsac. Sa thèse est que non seulement l’informatique, mais aussi la science tout court, est inapte à accéder au sens. Elle repose tout entière sur la distinction existant entre forme et sens. La science traite – et parfois à la perfection – de la forme, mais non pas du sens. « On ne peut demander à la science de répondre à la question du sens » (Jacques Arsac, La science et le sens de la vie, coll. « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 1993, p. 259). Arsac raconte comment il en est venu à cette démonstration et conclusion. Il enseignait aux étudiants la théorie de l’information, sans savoir ce que c’était : ainsi il leur parle des numéros permettant de bien distinguer chaque case de l’ordinateur. « Un jour, en 1969, brutalement, je me suis demandé si l’information elle aussi entrait dans ce cadre, et la réponse m’est venue instantanément : l’information est un contenant, pas un contenu. Ce n’est qu’après, en essayant de justifier cette intuition, que j’ai trouvé comment argumenter cette idée, sur quoi l’appuyer, comment elle s’accordait à tout ce que j’avais observé. Il me semble que m’est lentement revenu ce que j’avais appris sur la forme et le sens, étant jeune, dans mes cours de lettres ou de philosophie. Mais une chose était d’avoir appris des cours dont je me souvenais plus ou moins, une autre de voir brusquement la disjonction de la forme et du sens faire irruption dans l’univers scientifique. » Une autre expérience va être décisive que je ne résiste pas à citer puisqu’elle s’est déroulée non loin d’ici : « En 1971, j’étais professeur invité à l’université de Montréal. J’ai rencontré un linguiste du MIT à qui j’exposai mes vues, et comment je pensais que l’informatique n’avait pas accès au sens des mots : ‘S’il existe’, me répondit-il » (Ibid., p. 260).
41 Cf. Vincent Carraud, Causa sive ratio. La raison de la cause, de Suarez à Leibniz, coll. « Epiméthée », Paris, PUF, 2002.
42 Cf. Saint Thomas D’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 85, a. 3.
43 Aristote l’a dit dans un texte célèbre d’une portée presque aussi majeure que celui ouvrant les Physiques (Métaphysique, L. II, ch. 3, 994 b 32 – 995 a 19, vol. 1, p. 117 et 118).
44 Sur ces différents points, cf. Jacques Maritain, « Réflexions sur la nature blessée », in Approches sans entraves, Paris, Fayard, 1973, p. 249 à 291 ; cf. Pascal Ide, Connaître ses blessures, Paris, L’Emmanuel, 1993, 1ère partie, chap. 2 sur la blessure comme privation, 3ème partie, chap. 4 sur la blessure de l’intelligence et les p. 218-221 sur le monisme méthodologique.
45 Comment ne pas évoquer l’ouvrage, au titre si éloquent et au contenu si riche, de Thomas de Koninck, La nouvelle ignorance et le problème de la culture (coll. « Intervention philosophique », Paris, PUF, 2000), dont le propos est justement de comprendre le paradoxe selon lequel aujourd’hui, « nos gains inouïs de connaissance se paie en gains inouïs d’ignorance » ? Il confirme non seulement notre diagnostic général – la blessure de notre culture comme nouvelle ignorance de vérités vitales, donc comme meurtrissure de l’intelligence –, mais le diagnostic étiologique – réductionnismes et abstractions ont blessé, par monisme méthodologique, le primat du concret.
46 Pour asseoir son propos, Charles de Koninck cite le scientifique-philosophe sur lequel il a fait sa thèse de doctorat (La philosophie de Sir Arthur Eddington, Louvain, Institut du Cardinal Mercier, 1934).
47 Ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans le détail de l’histoire qui a conduit à une telle disqualification du sensible propre : le rejet de l’enseignement apporté par les sens dans la seconde des Méditations métaphysiques de Descartes, l’opposition entre qualités primaires et qualités secondaires au profit de celles-ci chez John Locke.
48 « Le problème de l’évolution », p. 287-294, préface au deuxième volume de Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. 1. Un exposé des faits et des hypothèses, 2. Un point de vue philosophique et théologique, coll. « Philosophie et problèmes contemporains », Montréal, Ed. Fidès, 1950. Repris dans Laval théologique et philosophique, 6 (1950) n° 2, p. 362-367 : Œuvres de Charles De Koninck, tome 1, vol. 1, p. 285-294.
49 Charles de Koninck ébaucherait-il, au ras du cosmologique, la phénoménologie – ici, non plus au sens husserlien mais hégélien – dont la métaphysique serait prégnante – sans jamais en avoir accouché ? On se souvient du mot célèbre d’Etienne Gilson : « La vraie métaphysique de l’être n’a jamais eu la phénoménologie à laquelle elle avait droit, la phénoménologie moderne n’a pas la métaphysique qui peut seule la fonder, et en la fondant la guider » (L’être et l’essence, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1972, p. 22).
50 « Le créationnisme […] supprime le gouvernement divin par causes secondes » (p. 78).
51 Sur la diversité des approches de l’espèce en biologie et en biophilosophie, cf. les passionnants développements de François Duchesneau, Philosophie de la biologie, Paris, PUF, 1997, chap. 1.
52 Cf. Edward O. Wilson, The Diversity of Life, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1992, p. 134.
53 Tel est le cas de l’aporie soulevée par l’expérience des photons corrélés. Pour une interprétation inspirée par Spinoza, cf. les différents travaux de Bernard d’Espagnat (cf. A la recherche du réel, Paris, Gauthier-Villard, 1981, par exemple p. 102-103 ; Un atome de sagesse, Paris, Seuil, 1982 ; etc.)
54 Cf. Jean-Paul II, Discours à l’Assemblée plénière de l’Académie pontificale des Sciences, 22 octobre 1996, L’Osservatore Romano, éd. en langue française, n° 44, du 29 octobre 1996, p. 4.
55 Cf. Pascal Ide, « L’homme et l’animal. Une altérité corporelle significative », Coll., L’humain et la personne, Colloque de l’Université de Fribourg (Suisse), 7-9 novembre 2007, François-Xavier Putallaz et Bernard N. Schumacher (éd.), préface de M. Pascal Couchepin, Paris, Le Cerf, 2009, p. 281-299.
56 De Potentia, q. 3, a. 9, ad 2um.
57 De Veritate, q. 2, a. 2, corpus.
58 Il serait intéressant de s’interroger sur les similitudes existant entre les cosmologies de Charles de Koninck et de Pierre Teilhard de Chardin dans le grand ouvrage qu’il ne cessera de polir pour le publier l’année même de son décès, Le phénomène humain (Paris, Seuil, 1955). Les deux auteurs ne s’étant pas lus lorsqu’ils ont rédigé leur livre (le premier à cause de la chronologie, le second à cause de la discrétion de la diffusion), la comparaison doit donc se faire au seul plan des idées. Les points de contact sont en effet nombreux. A côté de la vision résolument évolutive, du finalisme non naïf, ainsi que la croissance en complexité et en concentration, on pourrait aussi citer : l’amorisation finale ; l’identification de la finalité du cosmos non pas à l’individu humain, mais à l’humanité ; etc.
59 Paul Virilio en fournit un exemple extrême, mais révélateur dans sa caricature : « Howard Hughes, qui a vécu le tour du monde en quelques heures, est arrivé à un état d’inertie mentale et de perte du rapport au monde. Cela a d’ailleurs été pathologique chez lui. Il a été un homme-planète et a identifié le monde à son corps au point de ne plus souhaiter bouger de son desert-in, l’hôtel de Las Vegas, puis de mourir comme un malade… » (La vitesse de libération, Paris, Galilée, 1995, p. 43).
60 Cette perspective pourrait renouveler notre évaluation des possibilités offertes par le réseau internet et la mondialisation informatique – pourvu qu’à la surinformation dispersante, on substitue une sagesse unifiante.
61 Cette conception, pour classique qu’elle soit, introduit toutefois un concept nouveau que Charles de Koninck ne développe pas et qui mériterait grande attention : celui de médiation, notamment élaborée par Maurice Blondel, qui l’attribue plutôt au vinculum substantiale qu’est le Christ ou la charité (cf., notamment, Marc Leclerc, L’union substantielle. I. Blondel et Leibniz, Namur, Culture et Vérité, 1991 ; Claude Troisfontaines, « Blondel et le ‘lien substantiel’ chez Leibniz », Pierre de Cointet, « Le médiateur » et Emmanuel Gabellieri, « ’Vinculum’ et ‘sursum’ », Le Christ de Maurice Blondel, sous la dir. de René Virgoulay, coll. « Jésus et Jésus-Christ » n° 86, Paris, Desclée, 2003, respectivement p. 115-146, p. 147-186, p. 187-202).
62 De Ver., q. 2, a. 2, corpus.
63 Cf. le dernier paragraphe de la deuxième partie de Cosmos : « L’unité du cosmos », p. 109-117.
64 En effet, la nature demeure leur référence indépassable ; la liberté s’inclut en elle et s’interprète à partir d’elle. Un exemple l’illustrera (p. 106-107). Pour lui, la grandeur de la liberté ne tient pas d’abord à son indétermination, mais à sa détermination. Assurément, cette détermination n’est pas le conditionnement qui est inférieur, mais la loi morale et plus encore la vertu qui sont intérieures. Aussi Charles de Koninck affirme-t-il que « la possibilité de choisir entre le bien et le mal est le fait d’une volonté inférieure ; d’une volonté qui n’est pas maîtresse de son indétermination et qui peut succomber à l’indétermination par défaut d’être » ; or, « les vertus sont des déterminations qui nous libèrent des entraves de cette indétermination ; donc, « c’est l’homme vertueux qui est libre ». En regard, le moderne soulignera beaucoup plus la capacité d’auto-détermination et donc le libre arbitre. Mais, derrière cette différence s’affirme deux relations divergentes à la nature : pour le médiéval (à la suite de l’antique), la liberté achève l’ordre de la nature (de sorte que le péché relève de l’anti-naturel), alors que pour le moderne, elle s’en arrache. Si tous consentent à faire de l’indétermination inférieure ce que n’est pas la liberté, le premier souligne la détermination de celui qui s’oriente et le second l’indétermination supérieure de celui qui choisit.
On aurait aussi pu illustrer la relation de Charles de Koninck à la modernité à partir de l’exemple de l’art (cf. p. 105-109) : celui-ci est prolongement et achèvement de la nature – contre tout naturalisme, il affirme que « il est de l’essence d’une nature très supérieure et très pure de se prolonger et de se fortifier dans l’art » (p. 106) –, donc imitation de la nature – dans le prolongement du principe aristotélicien qui n’est en rien plagiat : « l’artisan imite la nature » (p. 107) –. Or, pour le moderne, l’art en particulier, la culture en général, naît de son arrachement à la nature.
65 Par exemple, en Somme de théologie, IIIa, q. 1, a. 3, à propos du motif de l’incarnation.
66 Précisément, la bactérie la plus banale étudiée par nos laboratoires, Escherichia Coli, se divise toutes les vingt minutes. Il ne lui faudrait donc que… deux jours pour atteindre le poids de la terre (6 mille milliards de milliards de tonnes).
67 Ernst Mayr, l’un des trois fondateurs de la théorie synthétique de l’évolution, émet l’hypothèse selon laquelle, durant l’évolution, ont dû paraître environ un milliard d’espèces – au sens scientifique du terme – différentes d’être vivants. Si l’on ajoute qu’aujourd’hui, la Terre est habitée par peut-être trente millions d’espèces de végétaux et d’animaux (dont nous avons vu qu’un faible pourcentage est connu).
68 Charles de Koninck continue : « ce n’est pas que dans ce formidable étalage de puissance qu’il faut chercher à saisir cette richesse » (p. 25).
69 Cf. son grand ouvrage Homo Abyssus. Das Wagnis der Seinsfrage, Einsiedeln, Johannes, 1961. En français, on peut consulter les articles d’Emmanuel Tourpe (notamment « Le thomisme ontologique de Gustav Siewerth, Ferdinand Ulrich et Hans André à l’arrière plan de la pensée balthasarienne. ‘Die vielen Freunde, deren Namen ich jetzt verschweige…’ », Revista española de teologia, 65 (2005) n° 4, p. 467-491) et la thèse de Thierry Avalle, L’enfant, maître de simplicité, Saint Maur, Parole et Silence, 2009.
70 Charles de Koninck le traite pour lui-même dans un long article : « Le paradoxe du devenir par contradiction », Doctor communis. Acta et commentationes Pontificiæ romanæ S. Thomæ Aquinatis, Roma, vol. 7, tome 3, 1954, p. 133-189, repris dans Œuvres de Charles De Koninck, tome 1, vol. 1, p. 231-284. On peut ajouter deux autres articles de la Revue thomiste étrangement oubliés par la bibliographie finale de ce volume (p. 473-475) : « Le devenir instantané », 62 (1962), p. 417-430 ; en coll. avec Michel Louis-Bertrand Guérard des Lauriers, « Nature de l’instant », 61 (1961), p. 80-87.
71 Charles de Koninck prend soin de noter non seulement les nombreuses solutions insatisfaisantes, mais aussi le fait que saint Albert a échoué à trouver la réponse que seul son disciple a exposée en toute clarté.
72 Aristote, Physiques, L. VIII, chap. 8, et le commentaire de saint Thomas (cf. aussi In IV Sent., d. 11, q. 1, a. 3, qc. 2, ad 2um. Charles de Koninck précise que si le problème est posé en toute clarté en Physiques, L. VI, il n’est véritablement résolu que deux livres plus loin.
73 Cf. Héraclite, Fragment B cxxiii, de Thémistius, in Les présocratiques, op. cit., p. 173. « L’Harmonie invisible plus belle que la visible », dit Héraclite, cité par Hippolyte (Fragment, B liv, Les présocratiques, op. cit., p. 158). Héraclite attribue même ce mystère au divin (Fragment, B lxxxvi, p. 166). Cf. le commentaire de Pierre Hadot dans Le voile d’Isis. L’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard, 2004.
74 Cf. des analyses plus développées dans Pascal Ide, Eh bien dites : don ! Petit éloge du don, Paris, L’Emmanuel, 1997 ; « Une éthique de l’homme comme être-de-don », Liberté politique, n° 5. Sortir de l’école unique, été 1998, p. 29-48 ; « Une théologie du don. Les occurrences de Gaudium et spes, n. 24, § 3 chez Jean Paul II », Anthropotes, 17/1 (2001), p. 149-178 et 17/2 (2001), p. 129-163 ; « Don et théologie du corps dans les catéchèses de Jean Paul II sur l’amour dans le plan divin », Coll., Jean Paul II face à la question de l’homme, Actes du 6ème colloque international de la Fondation Guilé, octobre 2003, Zurich, Guilé Foundation Press, 2004, p. 159-209 ; Une théo-logique du don. Le don dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, Institut Catholique de Paris, Faculté de Théologie et de Sciences Religieuses, Thèse, 14 décembre 2009, 3ème partie, chap. 1.
75 Je me permets d’ajouter un troisième point de vue qui est celui de la science expérimentale. D’un côté, il est en continuité avec la perspective plus descriptive de l’expérience commune. Mais, de l’autre, la fine analyse des processus biologiques de décomposition présents dans l’organe nasal permet au chercheur de découvrir des signes de nécrose dont il sait qu’ils n’existent que chez les cellules en dégénérescence, donc chez les cadavres, et lui permet d’affirmer, à titre indiciel, la présence d’un changement substantiel. La perspective scientifique est donc ici intermédiaire.
76 Au vu des développements qui vont suivre, on pourrait craindre que nous ne surdéterminions le simple verbe « posséder ». Mais, d’abord, la possession entre en résonance avec ce qui fut dit sur le couple richesse-pauvreté ; ensuite, elle renvoie à une autre affirmation, importante pour Charles de Koninck, relative à l’expérience fondatrice du vivre : elle est la « vie en tant que mienne » (p. 45. Souligné dans le texte), les « activités vitales : je pense, je veux, je sens […] sont miennes » (p. 43. Souligné dans le texte).
77 Sur l’interprétation de cette articulation non dialectique de l’avoir et de l’être à partir de l’appropriation, cf. les suggestives remarques de Jérôme Decossas, Causalité et création. Réflexion libre sur quelques difficultés du thomisme, coll. « Cogitatio Fidei » n° 249, Paris, Le Cerf, 2006, p. 19 s.
78 Ce faisant, Charles de Koninck peut offrir un véritable « lieu » au mécanisme de l’évolution : la confrontation avec la réduction de tout devenir à l’altération évite un gradualisme complexifiant qui ignorerait les sauts qualitatifs et la nouveauté des espèces ; la confrontation avec la création permet, elle, d’écarter le créationnisme qui ignore combien tout être organique porte en lui la trace des autres vivants. Cette mémoire ontologique est l’indice autant que l’effet synchronique d’une inscription dans la diachronie.
79 Charles de Koninck exprime aussi l’argument dans un registre plus actuel : « à défaut de conscience, ils ne peuvent pas être avec eux-mêmes » (p. 102. Souligné dans le texte).
80 On trouve aussi dans le jeu un signe d’une croissance dans le don de soi. En effet, qui dit jeu dit gratuité, donc espace de don. Or, plus on monte dans l’échelle des animaux, plus l’activité ludique prend de place : « Rien n’égale le sérieux et le pragmatisme des animaux inférieurs qui ne font rien d’inutile. Les animaux supérieurs, au contraire, jouent. Ils ont de l’énergie à dépenser gratuitement » (p. 105).
81 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, in Œuvres, Éd. du centenaire, Paris, p.u.f., 1959, p. 1347. Cf. Blaise Pascal, Pensées, n° 205, éd. Francis Kaplan, Paris, Le Cerf, 1982. Cf. aussi Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1935-1936, § 73, appendice XXVIII, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 568.