La blessure intérieure dans l’œuvre de Jacques Maritain 1/4

Pascal Ide, « La blessure intérieure dans l’œuvre de Jacques Maritain », Michel Bressolette et René Mougel (éds.), Jacques Maritain face à la modernité. Enjeux d’une approche philosophique, Colloque de Cerisy, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1995, p. 271-306.

 

« On trouve en Amérique une plante malsaine appelée lierre vénéneux. Quand le lierre vénéneux grimpe autour d’un chêne, celui-ci devient à son tour dangereux à toucher, et on l’appelle – à tort – un ‘chêne vénéneux’ ; il est sain lui-même et sa sève est saine, c’est le parasite qui est vénéneux ».

(Christianisme et démocratie, OC VII, p. 716)

Introduction

Cet article traitera de la blessure dont parle Maritain, et non pas de celle qui l’habitait – comme elle habite tout homme – voire le fécondait.

Pourquoi demander à Maritain de nous parler de ce thème ? Pour deux raisons, l’une générale, l’autre particulière. D’abord, Il a aimé notre époque et celle-ci est blessée. Plus que cela, le thème de la blessure est, explicitement ou implicitement, au cœur de ses réflexions. Or, pour être extrêmement présente dans la tradition chrétienne et dans la pensée contemporaine, tant philosophique que théologique et scientifique (je veux parler des sciences humaines), la thématique de la blessure (intérieure) n’est pas élaborée, réfléchie. Au mieux, elle semble métaphorique. Voilà pourquoi il semblait intéressant de questionner Maritain sur ce thème.

Ensuite, un article que Maritain écrivit au terme de sa longue vie laborieuse, « Réflexions sur la nature blessée » [1], est, à notre connaissance, la seule réflexion contemporaine abordant de front, globalement et en ces termes, la question de la blessure de l’intelligence. Plus encore, les termes blessure, blessé, dans leur matérialité, apparaissent souvent sous la plume de Maritain, et de son grand ami, Charles Journet.

Nous ne prétendons pas avoir relevé toutes les occurrences sur blessure. Nous avons privilégié les œuvres de philosophie spéculative, sans toutefois négliger les œuvres plus circonstancielles et les œuvres pratiques. Nous n’avons pas exploré la correspondance. [2]

Nous aurions pu parcourir les œuvres de Maritain en respectant leur ordre chronologique. Outre que cette méthode eût été lassante, elle aurait obligé à des redites. Nous avons opté pour une approche plus conceptuelle.

Nous montrerons en premier lieu que la blessure est une clef de lecture des œuvres de Maritain : plus encore, c’est elle qui commande la résolution d’un certain nombre de problèmes et qui explique certaines prises de position typiques de la pensée maritanienne, de son originalité. Cela nous invitera à nous demander ce que Maritain dit de la blessure : cette notion a-t-elle été réfléchie, élaborée pour elle-même – notamment en sa nature et ses causes – ou a-t-elle davantage le statut d’un impensé, pour parler comme Heidegger ou d’une idée régulatrice, pour parler comme Kant ? Nous dirons aussi un court mot de quelques prolongements (espèces de blessures, remèdes), avant de conclure sur quelques remarques critiques.

Une mise en garde pour terminer : nous citerons abondamment Maritain, préférant laisser la parole au maître [3] que gloser platement sur ce qu’il a souvent exprimé avec autant de clarté que de précision.

A) Une typologie des blessures

Le philosophe Maritain a surtout parlé de la blessure de l’intelligence. La répartition des disciplines sera celle d’Aristote, systématisée par S. Thomas et actualisée par l’auteur des Degrés du savoir.

 

La blessure de l’intelligence est une réalité si importante que Jacques et Raïssa Maritain en parlent jusque dans les statuts des cercles thomistes (achevés le jeudi 13 avril 1922 : Carnet de notes, OC XII, p. 306s). Il vaut la peine de lire tout le § 2 des Principes généraux : « Nous croyons [le terme est précis : car seule la foi dans le péché originel l’assure] avec cela que l’intelligence humaine est si faible par nature, et si débilitée par l’héritage du péché originel, et que d’autre part la pensée de saint Thomas est d’une intellectualité si haute, au point de vue métaphysique comme au point de vue théologique, qu’il a fallu, pour que cette pensée nous fût donnée, toutes les grâces surnaturelles dont l’éminente sainteté et surtout la mission unique du Docteur Angélique lui assuraient le secours, et qu’il faut et faudra toujours, pour qu’elle vive parmi les hommes, une aide spéciale de l’Esprit-Saint ». (Id., p. 409)

Et les statuts insistent particulièrement sur « les secours spéciaux de la vie d’oraison » (Ibid.), donnant de multiples exemples de « cette union de la vie spirituelle et de la vie d’étude » (p. 410). Les statuts insistent et, plus loin, demandent que « chacun de ses membres » s’engage « par un vœu privé à s’adonner à la vie d’oraison » (§ 5, p. 411). Si la grâce est tant requise, c’est que notre nature humaine et notre intelligence en particulière sont blessées.

Cette thèse sera constante chez Maritain, puisqu’on la retrouve dans l’un de ses derniers écrits : « Etant donné l’élévation naturelle propre aux problèmes philosophiques, et d’autre part les limitations de l’intelligence humaine, comme aussi les blessures de nature dont chez nous l’esprit lui-même est atteint, on ne saurait s’étonner que chez les plus grands la philosophe prise simplement comme telle soit sujette à trébucher ». (« Réflexions sur le savoir théologique », Approches sans entraves, p. 320)

1) Blessures de l’intelligence en régime spéculatif

On doit entendre la blessure dans un double sens : en tant qu’elle est diagnostiquée chez les penseurs, en tant qu’elle est présente dans la trame de la vie humaine.

Dès le deuxième chapitre d’Antimoderne, la grande question qui ne cessera de hanter Maritain est posée. D’une part, en réaliste, il est convaincu que l’intelligence est bonne et non viciée ; plus, il sait qu’elle est naturellement ordonnée à l’être, au réalisme et à Dieu. D’autre part, on constate une désaffection générale, et particulièrement de la philosophie moderne à l’égard du réalisme de l’être. « En droit, la raison humaine, avec les seules forces de la nature, a tout ce qu’il faut pour connaître la vérité naturelle […] La raison à elle seule est donc capable, absolument parlant, de découvrir peu à peu, à partir » de l’ordre de la nature « le monde admirable des vérités métaphysiques et des vérités morales », et plus encore « de discerner dans des signes […] le fait de la révélation. Cette intégrité dee la vérité naturelle, tous ces biens intellectuels sont à la portée de la raison, elle peut les atteindre.

 

« En fait pourtant […] la raison humaine, laissée à ses seules forces, ne conserve et n’augmente sa moisson de vérités qu’en y mêlant l’erreur à foison, et devant les signes de la Révélation, elle se trouve d’ordinaire aveugle, en fait, comme les sages du monde romain devant le Christianisme naissant ». (p. 975 et 976)

 

Quelle en est la cause ? Pour Maritain, l’origine de cet obscurcissement de l’intelligence de l’être diffère chez les Grecs et les modernes.

a) La philosophie grecque (§ 1)

Ici, la recherche de cause se tient plutôt du côté pécheur. De plus, Maritain parle de l’obscurcissement général de l’intelligence, non de celui qui est lié à la perte de l’acte d’être. De manière générale, il dira que « cette impuissance est la marque par excellence de sa faiblesse et de sa misère ». Il parle même de blessure à deux reprises (p. 977 et 978), mais le fait qu’il ne retienne pas ce terme montre bien qu’il n’a, pour lui, qu’un sens métaphorique.

Partant de là, il établit qu’il existe deux causes de « déviation » (ce sont ses propres mots) de l’intelligence grecque.

La première déviation est « un désordre de la raison quant à la fin de la recherche ». En effet, l’intelligence humaine, faite pour la lumière de l’être, est douée d’une capacité naturelle infinie, source de son désir naturel quoiqu’inefficace de voir Dieu. Aussi, continue Maritain, « il est presque immanquable que dans l’état de nature déchue l’ignorance extrême et la privation où nous nous trouvons plongés, comme la fermentation et la désharmonie de nos facultés blessées [nous retrouvons l’expression], exaspèrent, chez ceux qui cherchent la cause des choses, ce désir naturel de l’être, mais en le pervertissant, et le transforment en une sorte d’appétit vague et violent d’un paradis terrestre de vérité, d’une science parfaitement compréhensive et en réalité divine, capable d’épuiser l’univers, de nous rendre ici-bas parfaits et bienheureux, et que la raison, avec ses seules forces naturelles, soit apte à nous procurer ». (p. 977 et 978)

Maritain exploitera davantage cette piste du côté du péché (prométhéen) que du côté de la blessure ; il y a en somme une surdétermination de la blessure par la « mégatentation » (pour parler comme Jean-Paul II) d’autodivinisation que l’on retrouvera chez le moderne.

L’autre grande cause de déviation concerne les « moyens de la recherche intellectuelle ». Ce désordre s’identifie à l’idéalisme dont le propre est de faire du sujet connaissant la mesure de l’objet connu. Certes, le mot n’est pas utilisé par Maritain, car il n’existe pas chez les Grecs, mais la chose y est. Là encore, le jugement émis par le philosophe est pour une part moral : « Et ce vice est d’autant plus difficile à éviter que la raison est plus savante, ou moins humble ». (p. 978)

b) La philosophie moderne (§ 2)

Parcourons quelques œuvres représentatives de l’entre-deux guerres.

1’) Antimoderne (1922)

Dans Antimoderne, Maritain, n’hésite pas à parler d’ « apostasie » du monde moderne (Antimoderne, ch. II, § 2, p. 980 ; cf. tout le § 2). De ce fait, « les deux péchés intellectuels que nous avons relevés plus haut, l’ambition d’acquérir, avec les seules forces naturelles, une science (à dominante mathématique désormais) parfaite et exhaustive, et le parti pris de façonner le réel à la mesure de l’esprit humain, étant le principe secret de cete séparation de la raison d’avec l’ordre vrai, devraient ceser d’être des accidents menaçant constamment la connaissance, pour devenir la règle même et la loi de celle-ci ». (p. 981)

Cette « servitude » de la raison, caractéristique de la philosophie moderne (alors qu’elle n’est qu’accidentelle chez les Grecs) se manifeste par différents signes : « l’affaiblissement de la raison », de son élan vers l’être qu’elle troque contre « l’exercice matériel du raisonnement », « tyrannie du scientisme » sous la forme du mathématisme et présent à différents degrés comme le mécanisme universel, l’évolutionnisme, l’impressionisme, etc. ; enfin, « la pire des servitudes […] c’est l’asservissement à l’esprit du monde ». (p. 988) [4]

2’) Réflexions sur l’intelligence et sur sa vie propre (1924)

Voici comment débute le second chapitre de Réflexions sur l’intelligence et sur sa vie propre, chapitre consacré à « la vie propre de l’intelligence et l’erreur idéaliste » : « On doit regarder l’invasion des philosophies idéalistes dans une civilisation comme un symptôme de vieillissement, une sorte de sclérose de l’intelligence. L’idéalisme s’attaque à la vie propre de l’intelligence, il la méconnaît radicalement tout en prétendant l’exalter. En même temps et par là même on le retrouve à la racine de tous les maux dont l’esprit souffre aujourd’hui ». (OC III, p. 35) Certaines métaphores évoquent la blessure : « sclérose de l’intelligence », « méconnaissance » ; de plus, cette blessure est génératrice d’autres blessures, des « maux », voire de « tous les maux ». Ce qui sera approfondi plus tard quand Maritain s’intéressera davantage à la blessure de l’intelligence face à l’être.

Si Maritain parle de l’idéalisme (surtout cartésien et kantien) en termes d’ »erreur », cette erreur est plutôt une vérité gauchie, partielle : « Ces philosophes n’ont pas su, selon le mot de Cajetan, ‘élever leur esprit et entrer dans un autre ordre de choses’. […] Prétendant traiter du sens et de l’intelligence ils sont restés à la porte, parce qu’ils en ont parlé comme des autres choses, et n’ont pas connu l’ordre de l’esprit ». Plus précisément encore, « ils ont confondu les choses du connaître avec les choses de l’action transitive. Connaître, pour l’un [Descartes], c’est recevoir une empreinte, pour l’autre [Kant], c’est fabriquer un objet ». (OC III, p. 58 et 59) Ici, la faute, l’erreur de l’intelligence est donc finalement une blessure, une confusion.

Il précise plus loin cette blessure : l’intelligence « est vaincue par l’objet, mais l’objet en acte ultime d’intelligibilité c’est elle-même en acte ultime d’intellection. Elle est subjuguée par l’évidence de l’objet, mais l’évidence de l’objet est aussi la lumière où elle consomme parfaitement sa spontanéité vitale. Voilà pourquoi l’assujetissement à l’aveugle contrainte des formes a priori kantiennes lui répugne par essence. Elle ne peut être nécessité que par l’évidence ». (OC III, p. 90) Cette contrainte qui est obstacle est signe de blessure.

3’) Les trois réformateurs (1925)

Dans Trois réformateurs, Maritain parle de péché et non pas de blessure, mais la réalité est même. Le passage, et plus encore l’idée, sont bien connus : « le péché de Descartes est un péché d’angélisme, il a fait de la Connaissance et de la Pensée une Perplexité sans remède, un abîme d’inquiètude, parce qu’il a conçu la Pensée humaine sur le type de la Pensée angélique ». En quoi consiste ce péché ? Et nous allons voir à nouveau l’idéalisme pointer le nez : « Pour tout dire en un mot : indépendance à l’égard des choses, voilà ce qu’il a vu dans la pensée de l’homme, et ce qu’il y a planté, voilà ce qu’il a révélé d’elle-même à elle-même ». (OC III, p. 487. Souligné dans le texte)

Dans ses œuvres postérieures, Maritain ne reniera jamais cette prime intuition. Au contraire, il la reprendra et l’élargira. Il accusera toujours en priorité ces trois auteurs. Par exemple dans Christianisme et démocratie. Il vaut la peine de lire le passage en entier, car les coups de griffe sont largement distribués : « Nous assistons à la liquidation du monde moderne, de ce monde auquel le pessimisme de Machiavel a fait prendre la force injuste pour l’essence de la politique, que la scission de Luther a déséquilibré en retranchant l’Allemagne de la communauté européenne, où l’absolutisme de l’Ancien Régime a peu à peu changé l’orre chrétien en un ordre de contrainte de plus en plus séparé des sources chrétiennes de la vie, que le rationalisme de Descartes et des Encyclopédistes a jeté dans un optimisme illusoire, que le naturalisme pseudo-chrétien de Jean-Jacques Rousseau a conduit à confondre les aspirations sacrées du cœur de l’homme avec l’attente d’un royaume de Dieu sur terre procuré par l’Etat ou par la Révolution, auquel le panthéisme de Hegel a appris à déifier son propre mouvement historique, et dont l’avènement de la classe bourgeoise, le régime du profit capitaliste, les conflits impérialistes et l’absolutisme effréné des Etats nationaux ont précipité le déclin ». (OC VII, p. 709-710) [5]

c) La période actuelle

Très attentif à son temps, Maritain y distingue comme deux strates blessées : l’une est commune à l’humanité, l’autre est propre au monde contemporain et irréductible au monde passé. Il y a donc des blessures, identifiées comme telles, propres à notre monde d’aujourd’hui, qui ne sont pas totalement réductibles à celles du monde passé. Nous en noterons quelques-unes.

1’) La tolérance

Maritain s’attaque de manière intéressante à la philosophie actuelle de la tolérance : « il n’est pas rare, note-t-il dans Le philosophe dans la cité, de rencontrer des gens qui pensent que ne croire à aucune vérité, ou n’adhérer femement à aucune assertion comme inébranlablement vraie en elle-même est une condition première exigée des citoyens en démocratie, afin d’être tolérants les uns envers les autres et de vivre en paix les uns avec les autres. Puis-je dire que ces gens sont en fait les plus intolérants de tous, car si par hasard ils croyaient à quelque chose comme à une vérité inébranlable, ils se sentiraient contraints, du même coup, d’imposer à leurs concitoyens leur propre croyance par la force et la contrainte. Le seul remède qu’ils aient trouvé pour se débarasser de leur permanente tendance au fanatisme est de se couper eux-mêmes d’avec la vérité. C’est une méthode suicidaire ». Or, c’est là une seconde critique : « Et c’est une conception suicidaire de la démocratie : non seulement une société démocratique qui se fonderait sur un scepticisme universel se condamnerait elle-même à la mort par inanition, mais elle entrerait en outre dans un processus d’auto-annihilation, par le fait même qu’aucune société démocratique ne peut vivre sans une commune foi pratique en ces vérités que sont la liberté, la justice, la loi, et les autres principes de la démocratie ; et que toute loi en ces choses comme objectivement et inébranlablement vraies, comme aussi en n’importe quelle sorte de vérité, serait anéantie par la loi présupposée d’un scepticisme universel ». (« Tolérance et vérité », in Le philosophe dans la cité, ch. VI, OC, p. 75)

Quelle est la cause de cette erreur ? « …l’erreur des théoriciens qui font du relativisme, de l’ignorance et du doute une condition nécessaire de la tolérance mutuelle vient du fait qu’ils transfèrenet du sujet à l’objet les sentiments qu’ils éprouvent à bon droit à l’égard du sujet – qui doit être respecté même quand il est dans l’erreur ; et ainsi ils privent l’homme et l’intellect humain de l’acte même – adhérence à la vérité – en lequel consistent à la fois la dignité de l’homme et sa raison de vivre ». (p. 79) Et cette erreur est finalement toute opposée (c’est la même partie de paume, dirait Pascal) à celle des « absolutistes qui voudraient imposer la vérité par la contrainte » et qui « transfèrent de l’objet au sujet le ssentiments qu’ils éprouvent à bon droit à l’égard de l’objet » (p. 78 et 79).

Au fond, « c’est la vérité, non l’ignorance, qui nous rend humbles et nous donne le sens de ce qui reste inconnu dans notre connaissance même ». (p. 79)

La vraie réponse est la suivante : « Le vrai universalisme […] est juste le contraire de l’indifférence. La catholicité qu’il implique n’est pas une catholicité du relativisme et de l’indistinction, mais la catholicité de la raison, et, avant tout, la catholicité du Verbe de Dieu, qui apporte le salut à tout le genre humain » (p. 93 et 94)

2’) Le culte du temps

A la fin de sa vie, dans le Paysan de la Garonne, en 1966, Maritain mesure l’ampleur de l’irrationalisme contemporain. Il diagnostique deux maladies de notre temps : nous ne retiendrons que la première qui est le prurit dont parlait 2 Tm 4, 3. Celui-ci se présente sous la forme de « deux grands symptômes » : d’une part, la fixation obsessionnelle sur le temps, la crainte d’être dépassé, ce qu’il appelle « la chronolâtrie épistémologique » (Paysan de la Garonne. Un vieux laïc s’interroge à propos du temps présent, OC XII, p. 686). A côté de cette adoration de l’éphémère, l’autre symptôme, autrement redoutable, est la logophobie : l’animal raisonnable « se met à perdre confiance, non seulement dans le savoir philosophique, mais dans la préphilosophie spontanée qui est pour l’homme comme un don de nature inclus dans l’équipement de première nécessité qui s’appelle le sens commun […]. Quand tout le monde se met à faire fi de ces choses, obscurément perçues par l’instinct de l’esprit, qui sont le bien et le mal, l’obligation morale, la justice, le droit, ou encore l’être extra-mental, la vérité, la distinction entre substance et accident, le principe d’identité, c’est que tout le monde commence à perdre la tête ». (id., p. 686) Autrement dit, l’esprit, dans notre monde est profondément blessé.

Plus loin, il note qu’il existe « en l’homme un érôs philosophique et une nostalgie pour la philosophie ». Or, « ce pauvre érôs philosophique est aujourd’hui bien mal en point. Il gît au fond de l’âme, entravé et bâillonné », autrement dit blessé. (id., p. 807) Et le diagnostic est encore ici l’idéalisme ou idéosophie dont la « dernière en date des mutations » est la phénoménologie husserlienne (p. 813) : voilà ce qui entrave – encore un autre terme évoquant la blessure – l’intelligence.

On pourrait aussi dire qu’il existe deux types situés de blessures de l’intelligence dans son exercice spéculatif ou pratique : soit géographiquement soit chronologiquement situés.

d) Conclusion

Tout d’abord, il est évident, pour Maritain, que le philosopher ici-bas, est blessé : « l’intelligence humaine considérée dans l’état concret où elle se trouve ici-bas » est « à la fois blessée dans ses énergies naturelles et entourée, même chez les peuples assis in umbra mortis, des prévenances de la grâce » (Réflexions sur l’intelligence, OC III, p. 98).

Pour systématiser, on pourrait dire que double est la blessure de l’intelligence pour Maritain : l’une est d’ordre épistémologique ; l’autre d’ordre métaphysique, ontologique. La première touche le sujet en sa capacité de connaissance, la seconde l’objet connu : l’esprit et l’être. Il me semble que, plus la pensée de Maritain est devenue mature, en pleine possession de ses intuitions maîtresses, plus il a insisté sur le second type de blessure. Ce qui ne l’empêche pas de n’avoir jamais oublié le second (dans Approches sans entraves, il critique encore l’idéalisme) et d’avoir vu le premier type dès le point de départ : déjà Maritain avait noté qu’à l’orée des temps modernes, la métaphysique cartésienne s’était construite à partir d’une « rupture entre l’essence et l’existence, suivie d’un conflit irrémédiable » : là « est la cause d’une désorgnisation interne de la philosophie chez Descartes et après lui ». Précisément, la philosophie, pour Descartes, est « redevenue platonicienne » : la pensée est « ordonnée […] aux seules essences, et non plus à l’existence » (« Le conflit de l’essence et de l’existence dans la philosophie cartésienne », in De Bergson à Saint Thomas d’Aquin, OC VIII, p. 116 et 117), tout en demeurant attachée à l’esse, mais par ce que Maritain appelle des « coups de force existentiels » (notamment deux : le Cogito et la preuve ontologique) (p. 122 à 124).

Enfin, cette blessure ne concerne pas que l’intelligence moderne, elle est coextensive à l’humanité déchue. Il faudra revenir sur ce point. « Dans l’état de nature déchue et rachetée, il n’y a pour la vie humaine de perfection que surnaturelle, et cette perfection même est un paradoxe, une âme plus parfaite est suspendue au-dessus d’un abîme plus inquiétant. Il y a toutefois pour nous une sagesse spéculative purement naturelle en elle-même, c’est-à-dire de par son objet, parce que la sagesse spéculative a pour objet l’être dans le mystère de son intelligibilité propre, non la vie humaine et les actes humains. Mais cette sagesse naturelle ne parvient en nous à la plénitude de l’âge, elle ne se réalise comme perfectum opus rationis, que moyennant certaines conditions d’exercice, moyennant les secours et les confortations surnaturelles qui élèvent à une participation de la vie divine notre nature blessée ». (« La philosophie dans la foi », in Science et sagesse, ch. 3, OC VI, p. 100)

Pascal Ide

[1] Nous le citerons abondamment plus bas. A part les références tirées des articles d’Approches sans entraves et de l’Intuition créatrice, les références seront toutes données à partir de Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres complètes, Fribourg Suisse, Ed. Universitaires, Paris, Saint-Paul : vol. I (1906-1920), ; vol. II (1920-1924), 1987 ; vol. III (1924-1929), 1984 ; vol. IV (1929-1932), 1983 ; vol. V (1932-1935), 1982 ; vol. VI (1935-1938), 1984 ; vol. VII (1939-1943), 1988 ; vol. VIII (1944-1946), 1989 ; vol. IX (1947-1951), 1990 ; vol. X (1952-1959), ; vol. XI (1960), 1991 ; vol. XII (1961-1967), 1992 ; vol. XIII (1968-1973), 1993. Nous citerons OC suivi du numéro du volume et de la page dans le volume.

[2] Quant à la bibliographie sur la blessure, il faut être soit trop long, soit excessivement laconique, car ce sujet n’a jamais été traité in extenso. Je me permets de renvoyer à un petit ouvrage de vulgarisation qui donne déjà une première indication : Pascal Ide, Connaître ses blessures, Paris, Ed. de l’Emmanuel, 1993.

[3] Pour reprendre le titre que Jean Daujat lui donne dans son petit livre : Maritain, un maître pour notre temps (Paris, Téqui, 1978).

[4] A noter qu’entre les deux périodes, grecque et moderne, on trouve la philosophie médiévale, qui, heureusement, en S. Thomas, a porté la lumière (§ 3) : elle joue le rôle à la fois de révélateur diagnostique et de thérapeutique.

[5] Dans ses œuvres postérieures, Maritain ne reniera jamais cette prime intuition (cf. OC VII, p. 709-710 ; un court article intitulé « Surnaturalisme » : OC VII, p. 1122).

21.6.2019
 

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