The Outrun, drame britannico-allemand coécrit et réalisé par Nora Fingscheidt, 2024. Fondé sur les mémoires du livre éponyme d’Amy Liptrot, qui est co-scénariste, 2016. Avec Saoirse Ronan, Paapa Essiedu, Nabil Elouahabi, Izuka Hoyle, Lauren Lyle, Saskia Reeves et Stephen Dillane.
Thèmes
Rédemption, Nature.
Le film de Nora Fingscheidt – j’allai écrire de Saoirse Ronan, tant l’actrice, qui est de chaque plan, s’investit jusqu’à participer à la production – n’est pas d’abord intéressant parce qu’il raconte un énième itinéraire de « dépassement » (Outrun, en anglais) d’une femme alcoolique, mais par la douceur inattendue de son récit. D’au moins quatre points de vue.
Dans sa première séquence, The Outrun transforme le temps d’un raccord un baiser dans une boîte de nuit en séquence sous-marine. Rona est littéralement noyée dans l’alcool, ralentie par ce flottement dans le liquide, avant que cet onirisme ne revienne à une triste réalité, à grands coups de cris et de caméra à l’épaule violente.
- Cette douceur s’atteste d’abord dans la trame narrative.
Au début, je dois le dire, j’ai trouvé ces allers-retours entre le passé et le présent brouillons, voire « confusogènes », inducteurs de confusion, tant il était parfois difficile de se repérer dans ce découpage heurté. Voire, je suspectais le script de briser la plus grande richesse d’un récit qu’est son évenementialité – traduction scénaristique : son suspense – et ainsi de perdre pas seulement la surprise, ni même la bonne surprise de la fin, mais sa contingence, donc sa liberté et sa gratuité. Non prédessiné (ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas prédestiné), l’avenir est un don.
Mais il m’est progressivement apparu, pendant et rétrospectivement, que cette manière de raconter présentait un grand avantage vis-à-vis du récit linéaire et que cet intérêt portait un nom : la douceur. En effet, en anticipant le terme, mais pas totalement, l’histoire fait naître une espérance. Au lieu de nous entraîner dans la spirale descendante des bitures toujours plus dégradantes, des résolutions toujours plus apparentes et des rechutes toujours plus décourageantes, le récit double cette accablante descente dans l’abîme de la promesse d’une remontée vers la cime. Surtout, en croisant les scènes ouvertes aux îles Orcades où l’héroïne se trouve seule, mais pas isolée, sereine, mais pas déconnectée, dans cette nature sauvage, mais pas hostile, avec les scènes dans les boîtes de nuit londoniennes enfermées jusqu’à la claustrophie, saturées de monde, de musique techno et d’alcool, en alternant plans larges et cadrages serrés réduisant les corps à un visage et le visage à une bouche, le film permet de supporter les seconds grâce aux premiers.
De plus, derrière cette perméabilité des rythmes et des lieux se dit quelque chose non pas d’une indifférenciation destructrice qui est l’un des symptômes ravageurs et des mécanismes destructeurs de l’imprégnation alcoolique sur le long terme, mais d’une rédemption en cours. Ce n’est pas seulement la personne de Rona en ses différentes ressources synchroniques (sens, affectivité, mémoire, imagination, intelligence, volonté, cœur) qui est réparée, mais sa durée intérieure : son passé déglingué est repris, assumé dans un présent qui n’est plus une dérobade amnésique, mais ouvre à un avenir porteur de sens pour elle et pour plus grand qu’elle.
- La suavité étend son empire bienfaisant sur les relations de la protagoniste principal. Qu’il est heureux et pacifiant de montrer un itinéraire de libération qui ne se réduit pas à un arrachement de l’attachement ! Assurément, en vérité et sans euphémisation, nous sont montrées les quatre grandes souffrances de Rona : la « folie » de son père qui, bipolaire, alterne les phases d’effondrement dépressif presque cadavérique et les phases de manie euphorisée presque omnipotente ; la fuite religieuse de sa mère qui instrumentalise sa foi pour anesthésier une existence trop insécurisante et n’offre pas à sa fille l’amour inconditionnel dont elle a besoin (lors des chutes de Rona, Annie, à rebours de ce que lui demande la charité qui espère tout, ne voit en elle qu’une malade qui se détruit au lieu de discerner d’abord en elle une personne qui cherche la lumière) ; la solitude abyssale de cette petite fille aussi pleine de vie que vide d’amies sur cette île dont l’étymologie redouble l’isolement ; enfin, ce qui est différent de la troisième navrure, l’ennui, c’est-à-dire le plus déshumanisant des sept péchés capitaux, l’acédie, qui est ici non pas d’abord une faute, mais un état affectif profond (Stimmung) et quasi-permanent.
Bien évidemment, cette quadruple blessure fait le lit de l’addiction qui est voulue non point pour elle-même, mais comme effet collatéral, indésirable et d’autant plus redoutable qu’il est longtemps inaperçu, de la consolation-composation après lesquels soupire Rona. Voilà pourquoi la jeune campagnarde se cherchera dans cette image exactement inversée de l’île que sont ces soirées citadines trop arrosées. D’ailleurs, ce que, inconsciemment, elle cherche dans cette foule solitaire, c’est l’âme sœur à qui, comme à l’alcool, elle va illusoirement demander ce qui lui manque si cruellement : le bonheur.
Or, tel l’enfant prodigue, Nora va chercher le salut dans le retour vers ses racines familiales et insulaires. Loin d’être une récupération tendancieuse, l’allusion à la parabole lucanienne est presque obligée : c’est lorsqu’elle échoue dans sa relation avec Daynin que la jeune fille éprouve enfin la vanité de cette évasion qui est synonyme d’auto-destruction. Après cette échappée hors d’elle, elle n’a plus d’autre recours que d’entrer en elle-même et d’y découvrir plus qu’elle-même. Les images en témoignent qui montrent qu’elle est hantée par ce qui est entée en elle. Est-ce un hasard si cette femme de la campagne fait un master en biologie, choisit l’agnelage et aide à l’accouchement d’un agneau mort-né ?
Toutefois, contrairement à ce que certains commentaires affirment, ne serait-ce que par omission, Nora ne se réconcilie pas seulement par et avec la nature, mais aussi avec ses parents. C’est ainsi qu’elle émet le vif désir que sa mère la rejoigne sur l’île éloignée de Papay – dans une douce scène de retrouvailles sans heurts ; plus, dans l’humilité d’une mère qui affirme enfin s’occuper d’elle-même et nomme enfin que, dans la prière, elle cherchait d’abord la paix intérieure ; dans la patience d’une fille qui peut désormais entendre la belle confession de foi maternelle (« J’ai trouvé Dieu ou plutôt Dieu m’a trouvé »), sans l’interrompre, ni la juger ni s’évader ; dans la touchante complicité mère-fille communiant à ce bain ravigorant qui les plonge en ces eaux lustrales, mouvementées, mais accueillantes.
De même, Rona se réconciliera avec son père. Et comme elle ne peut le rejoindre dans ce réel qu’il peine tant à habiter, elle coïncidera avec les rêves de ces périodes maniaques qui sont devenus les siens : faire un avec le vent, voire, devenir le maître des éléments.
- Et c’est là que s’invite peut-être la plus heureuse trouvaille d’Outrun: la suave connivence avec la Terre. Bien qu’indomptable, cette nature indomesticable devient une médiatrice d’importance dans la guérison. En développant ce thème aujourd’hui fort prisé, le film évite toutefois adroitement deux écueils.
Le premier est le biocentrisme ou l’écocentrisme aujourd’hui si promu. Certes, la solitude pourrait faire croire que ce sont les éléments cosmiques qui seuls vont recoudre l’existence en miettes d’une Rona déchirée entre violence onéreuse et culpabilité honteuse. Mais les premiers agents salvateurs qui jalonnent son parcours exemplaire sont : la responsable du groupe dont elle garde précieusement l’affection dans sa mémoire et la présence dans ce bijou qu’elle porte sur elle et serrera dans sa main au moment héroïque où elle résistera à la tentation de s’abîmer (aux deux sens du terme) dans sa chute (lorsqu’elle goûtera l’alcool du bout de la phalangette) ; la parole de vérité si sobre (!) et si juste dans sa durée millimétrée (« Douze ans, quatre mois et vingt-neuf jours ») et son arduité illumiée (« Ce n’est jamais facile. C’est juste moins difficile »).
Le deuxième piège, tout opposé, est l’instrumentalisation de l’environnement. Celui-ci ne se réduit pas à un cheminement thérapeutique de plus. Il est un partenaire quasi personnel avec qui elle entre en communion – ce qui ne signifie pas symbiose. Ce qui nous vaut, pour beaucoup, le plus belle scène du film : lorsque Rona se métamorphose en chef d’orchestre de la symphonie cosmique. Or, loin d’être étrangère à cette nature avec qui elle se contenterait d’entrer en résonance, Rona l’intériorise en changeant la coloration de ses cheveux : passant du bleu de l’eau et du ciel, au fauve du feu, cette fille tellurique harmonise en elle les quatre éléments qui, avec l’île, ont façonné son être et une part de son libre devenir.
- Enfin, cette douceur convoque même la relation à Dieu. De prime abord, on pourrait croire que Rona se détache de cette religion chrétienne dont, jeune, elle n’a vu que la caricature grimaçante sinon maladive chez une mère qui en exacerbait la présence plus pour exorciser le mal que pour bénir le Bienfaiteur, et qu’elle s’attache à un néochamanisme aujourd’hui si séduisant et si omniprésent. Mais cette lecture dialectique manquerait au moins trois faits.
Le premier, plus général et implicite, fait partie de la plus profonde et constante tradition biblique, à savoir que l’homme est le médiateur du retour cosmique à Dieu [1] ; or, nous avons vu que Rona ajoutait sa voix à ce chant éminemment choral. D’ailleurs, The Outrun ne nous inviterait-il pas à joindre un verset au cantique des trois enfants dans la fournaise : « Phoques du Seigneur, bénissez le Seigneur ! » (cf. Dn 3) ? Ajoutons une donnée qui est étrangère à l’univers français à la fois laïque et phantasmophobe (allergique à l’imagination), mais est familière au monde britannique : les contes qui égrènent le récit, loin d’être des excursions exotiques, émoussent l’âpre pointe du récit, allègent le drame de l’alcoolisme et ouvrent l’homme à plus qu’humain.
Ensuite, nous l’avons rappelé, Rona accueille avec bienveillance la foi de sa mère. Mais, plus encore, l’histoire prend bien soin de montrer l’évolution de l’héroïne qui, au début, se taisait, fermée, lors de la prière des alcooliques anonymes, la récite au terme avec conviction ; or, l’on sait que, avant d’être stoïcienne, cette oraison est d’inspiration chrétienne (on la retrouve presque telle quelle chez saint François de Sales).
Enfin, l’engagement final qui donne sens à la vie de Rona est une ouverture universelle au bien de la planète qui, assurément, rencontre une aspiration naturelle du cœur humain, mais qui atteste combien, de nouveau, « l’homme passe infiniment l’homme ». C’est-à-dire combien sa nature ne s’achève que dans ce que Blondel appelait le transnaturel – adjectif qui n’a pas rencontré le succès qu’il méritait.
La superbe identification qu’opère Rona entre l’île et son corps, en son organisation et en sa vitalité, n’est pas seulement ni d’abord une licence poétique, mais une vérité anthropologique héritée de la pensée antique et christianisée à la Renaissance, selon laquelle l’homme est un microcosme et, corrélativement, la nature un macranthrope. Or, cette nouvelle réfutation du paradigme anthropophobe trouve son sens dans le récit génésiaque relu par la tradition patristique et médiévale voyant dans l’homme un centre où tout converge temporairement parce que, à partir de lui, tout doit converger et défintivement vers le Centre suprapersonnel de l’univers qu’est le Christ, Alpha et Oméga.
Le titre joue de la riche ambivalence, voire polysémie du terme Outrun qui signifie à la fois, sortie de route, fuite en avant et dépassement. Ne retrouve-t-il pas la trame et le drame de tout récit d’une existence rédimée : création, décréation et recréation ?
Pascal Ide
[1] Cf. site pascalide.fr : « L’offrande humaine du monde à Dieu. Le retour de la nature vers son Origine ».
L’histoire est racontée de manière non linéaire. Rona (Saoirse Ronan), une jeune femme de 29 ans récemment sortie d’une cure de désintoxication pour alcoolisme, rentre chez elle dans les îles Orcades en Écosse. Ses parents, originaires d’Angleterre, sont séparés. Séjournant avec eux en alternance, elle aide son père Andrew (Stephen Dillane) dans sa ferme et rencontre les amis religieux de sa mère Annie (Saskia Reeves). Dans des flashbacks, nous voyons la vie antérieure de Rona en tant qu’étudiante diplômée en biologie à Londres, trouvant la liberté dans les discothèques et rencontrant un petit ami sérieux, Daynin (Paapa Essiedu). Cependant, la consommation d’alcool de Rona se transforme en alcoolisme, provoquant des problèmes dans sa relation et des blessures involontaires. Finalement, Daynin la quitte. Une nuit, elle est agressée alors qu’elle était ivre. Peu de temps après, elle entre en cure de désintoxication et termine un programme d’abstinence de 90 jours.
De retour aux Orcades, Rona a du mal à se connecter avec les autres. Elle décide de retourner à Londres, mais sur le ferry, elle ressent une envie irrésistible de boire et abandonne son projet de partir. Titulaire d’une maîtrise de biologie, elle accepte un emploi à la Société royale pour la protection des oiseaux, qui implique une recherche systématique du râle des genêts, désormais rare, à l’écoute de son cri distinctif semblable à celui d’une grenouille.
Le père de Rona souffre de trouble bipolaire et lorsqu’elle le rencontre dans un état dépressif et insensible, elle goûte à son verre de vin abandonné, ce qui entraîne une brève rechute. Peu de temps après, Rona obtient un emploi à la RSPB sur l’île isolée de Papa Westray, qui abrite une petite communauté. Vivant seule, elle se connecte avec d’autres insulaires, dont un collègue alcoolique qui tient l’épicerie. Tout au long d’un hiver venteux sur Papa Westray, elle développe un intérêt pour la biologie des algues et grandit en meilleure santé. Alors qu’elle se prépare à partir ce printemps-là, elle entend pour la première fois l’appel d’un râle des genêts et rit de joie.