Place publique
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Thème (s):
Fête, Narcissisme, Triangle dramatique de Karpman
Date de sortie:
18 avril 2018
Durée:
1 heures 38 minutes
Directeur:
Agnès Jaoui
Acteurs:
Agnès Jaoui, Jean-Pierre Bacri, Léa Drucker

 

 

 

Place publique, comédie française d’Agnès Jaoui, 2018. Avec Jean-Pierre Bacri, Agnès Jaoui, Léa Drucker, Kévin Azaïs, Nina Meurisse, Miglen Mirtchev, Sarah Suco.

Thèmes

Fête, narcissisme, Triangle dramatique de Karpman.

Comment ne pas comparer ce film coécrit et joué avec Jean-Pierre Bacri avec la toute récente comédie française Le sens de la fête (Éric Toledano et Olivier Nakache, 2017) ? Comment ne pas sortir très désappointé de cette comparaison ? Et si un enseignement plus subtil que cette déception pourtant réelle pouvait se dégager ?

 

  1. Tant d’éléments convergent qu’il ne vaut pas la peine de s’attarder : même scénario centré sur une fête qui tourne vinaigre, même règle contraignante autant qu’exaltante des trois unités, même décor onirogène, même acteur principal, même genre entre comédie de mœurs et comédie tout court, même galerie de rôles secondaires, même photographie grinçante d’un micromilieu, etc. Une intention guide-t-elle ces coïncidences ? se dessine-t-elle ?

 

  1. Lire dans cette similitude scénaristique une similitude d’intention en demeurerait à la superficie ; dès que l’on passe de l’esthétique (la superficie ou l’ordre des corps, aurait dit Pascal) à l’éthique (la profondeur ou l’ordre de l’esprit), comment ne pas constater une rupture totale de ton ? Autant Le sens de la fête aime assez ses personnages principaux pour les faire évoluer vers la lumière et la vie, autant Place publique s’ingénie à les figer dans leurs scénarios sombres et mortifères.

Chacun des trois principaux protagonistes tourne en rond dans sa problématique tout en s’aveuglant sur sa répétition. Plus encore, ils occupent de manière privilégiée et presque caricaturale l’un des trois sommets du triangle dramatique de Karpman : Castro en victimaire rongé par son audimat en capilotade et plus encore par le vieillissement [1], Hélène en sauveteuse de l’humanité, ici d’une réfugiée afghane menacée d’expulsion, et Nathalie en bourreau insensible à la souffrance de ses voisins comme de l’exclusion de Castro. Et si les yeux des parents s’ouvrent un moment sur et par le livre de Nina, c’est pour aussitôt se refermer, en sombrant soit dans l’amertume (à propos de l’ingratitude des enfants), soit dans le cynisme (à propos de la malice de l’humanité).

Derrière ces répétitions déshumanisées et déshumanisantes, l’on trouve, du côté psychologique, les trois besoins fondamentaux toujours frustrés – être aimé, aimer et être respecté – et du côté éthique, s’étalent les trois concupiscences fondamentales – la cupidité, la luxure et le pouvoir (cf. 1 Jn 2,16).

Quelle que soit la triade maléfique, comment ne pas sortir désespéré de ce constat, beaucoup plus amer que doux, selon lequel le souci de l’ego s’aggrave avec l’âge ?

 

  1. Peut-être en déplaçant son regard de la place publique vers ceux qui en sont interdits et gravitent autour. La Fontaine disait qu’on a toujours besoin d’un plus petit que soi. Il ne faisait que traduire la logique de l’Évangile – qu’il connaissait d’ailleurs. Autant les trois ou plutôt quatre protagonistes principaux sont aussi renommés que narcissiques, autant les « sans grades » et sans reconnaissance qui leur sont attachés, sont aussi inconnus qu’altruistes – le tout dans une célébration inattendue de la complémentarité des sexes et des générations.

Aux côtés de Nathalie, la femme de pouvoir, nous trouvons Pavel, son compagnon à l’existence aussi improbable que son français : non seulement il l’aime, non seulement il le montre sans vergogne, en actes et en paroles, notamment, dans un discours dont la richesse lexicale est inversement proportionnelle à sa richesse affective, mais il étend son souci à chacun : loin de le replier sur Nathalie, cet amour authentique dilate son cœur et l’ouvre à un service attentif s’incarnant dans les actes les plus humbles, comme la distribution des petits fours, ou dans la compassion la plus sincère, comme la consolation du voisin aussi ulcéré avant son coup de fusil que culpabilisé après l’avoir tiré.

Aux côtés d’Agnès, nous rencontrons Vincent, une autre belle figure de personne pauvre de soi parce qu’elle est riche de l’autre : ce kinésithérapeute qui n’a rien pour briller et que méprise son antitype, Castro, passera toute sa soirée à réparer l’erreur de sa compagne qu’il voit aussi indifférente à l’injustice du proche qu’ultrasensible à celle du lointain. Et quand il verra Agnès ostensiblement attirée, sinon éprise de Jean-Paul qui le lui rend bien (du moins en apparence), loin de sombrer dans la jalousie et le rejet, comme les « grands » ou plutôt les « publics », les renommés, Vincent avouera sa vulnérabilité en déclarant humblement sa crainte de la perdre, et surtout redoublera d’amour.

À côté de la brillante intellectuelle Nina, toute tracassée de cette relation effilochée avec son compagnon de l’instant, et peut-être bientôt aux côtés d’elle, Manu brille là encore de feux plus secrets, mais autrement chaleureux : par sa probité (il ne cherche en rien à profiter de la situation pour jouer au pique-assiette), sa pureté (il se refuse à répondre aux avances de Samantha), sa lucidité (voyant étonnamment clair dans le jeu gêné de Nina, il le note sans détour mais aussi sans insistance), enfin sa générosité compatissante et effective (face à la crise de panique de la jeune fille, il trouve les mots qui rejoignent et les gestes qui apaisent ; et il ne profite pas de la dette ainsi créée pour réclamer son retour à Paris).

Enfin, à côté de Castro (pour un égoportrait, comme disent les Québécois), mais pas à ses côtés, nous découvrons progressivement le personnage plus attachant mais aussi plus ambivalent qu’il n’y paraît, de Samantha. Celle qui, au point de départ, oscillait entre ingénuité à la limite du simplisme, et paresse à la limite de l’égoïsme, se montre peu à peu comme une fille du coin qui admire naïvement ces personnes célèbres et s’intéresse à chacun. C’est grâce à elle, précisément l’envoi de sa vidéo, que Castro retrouvera sa réputation et son travail. Si sa motivation est mêlée, son action, en tout cas, est décentrée. S’il est vraiment regrettable qu’elle cherche un plaisir passager auprès du rappeur, elle ne le fait pas sans s’attacher. Et lorsqu’elle sera rejetée, elle partira sans amertume, pour se retrouver, son admiration intacte, presque au pied de Castro.

Mais c’est alors que toute la complexité ambiguë du personnage se démasque. En effet, c’est sur le fond d’Osez Joséphine (1991) que le film s’achève. D’un côté, la chanson rock d’Alain Bashung identifie Joséphine à Samantha en l’invitant à la libération (« Osez osez Joséphine ») qui se réduit à la transgression (« Éviter les péages ») et à la délectation (vécue « à l’arrière des Berlines »). De l’autre, l’incitateur tout-puissant entre « monarque » et « demi-dieu » s’identifie à Castro qui se dévoile comme « le roi des scélérats » cherchant à instrumentaliser Joséphine la « figurine » comme sa nouvelle inspiratrice (« Soyez ma muse »), le tout sur fond ténébreux (« Plus rien n’s’oppose à la nuit »). Non sans sa complicité, Samantha a perdu sa fraîcheur, en perdant ses illusions. En entrant dans cette subtile destruction de sa joie de vivre ne serait-elle pas le porte-parole d’une déconstruction plus globale suggérée par les coscénaristes : celle de la fête ? Merci au spectateur plein d’acribie qui a attiré mon attention sur cette équivocité.

 

Place publique est une métaphore désabusée qui n’oppose pas tant le public et le privé qu’il les compose : les personnages occupent d’autant plus d’espace sur le forum qu’ils habitent peu leur espace intérieur, alors que certaines « petites gens » (Nous autres, gens des rues, titrait Madeleine Delbrêl), ne rayonnant guère au-delà de la sphère privée, sont en revanche prêts à se dé-placer pour prendre soin d’un autrui en besoin.

Ce qui aurait pu se limiter à une sombre farce sur le clinquant des peoples et une charge sans concession contre la vanité hypocrite des médias, s’avère finalement être un éloge (une eulogie, littéralement, « une bonne parole ») en demi-teinte et en demi-sourire de ces anawim qui sont chers au pape François parce qu’ils sont chers au Christ « Bienheureux les pauvres en esprit, le Royaume des Cieux est à eux » (Mt 5,3).

Toutefois, un doute demeure. Dans une ultime pirouette, Jaoui-Bacri ne se refusent-ils pas à la fin bienheureuse, mais non béate, du Sens de la fête, pour en induire une subtile dé(con)struction ?

Pascal Ide

[1] Où sont passées les quatre raisons que, dans son De senectute, écrit à 73 ans, Cicéron donnait pour valoriser la vieillesse : l’expérience du grand âge, source de bon conseil ; les forces de l’esprit intactes alors que celles du corps diminuent ; la libération de la tyrannie des passions qui ouvre à la joie de l’esprit et de la contemplation ; l’affranchissement de la crainte de la mort.

Un homme encoléré marche en pleine nuit, le fusil à la main. Toujours pendant la nuit, un autre homme en colère brise successivement deux rétroviseurs d’une voiture. Nous ne saurons qu’au terme du film ce qui motive ces deux attitudes de violence.

Castro (Jean-Pierre Bacri), autrefois star du petit écran, à présent animateur sur le déclin, est conduit par son chauffeur, Manu (Kévin Azaïs), à la pendaison de crémaillère de Nathalie (Léa Drucker), qui a emménagé dans une belle propriété en pleine campagne « à trente-cinq minutes de Paris ». Cette amie de longue date, mariée à un russe, Pavel (Miglen Mirtchev), qui annone quelques mots de français, est aussi sa productrice et la sœur de son ex-femme, Hélène (Agnès Jaoui). Elle aussi invitée, dès son arrivée, elle trouve le moyen d’emboutir involontairement la superbe voiture de Castro, ce qui l’indiffère autant que cela soucie son compagnon, Vincent (Éric Vieillard). Sur place, en attendant l’arrivée de Vanessa (Héléna Noguerra), son actuelle compagne et ex-miss Météo, Castro est assailli de personnes qui souhaitent faire un selfie avec lui, à commencer par la serveuse Samantha (Sarah Suco), ou rencontrera Biggistar (Yvick Letexier), un chanteur de rap qui, idole des jeunes ayant plus de 10 millions de followers, le traite d’idole des vieux. De son côté, Hélène cherche à s’approcher de Jean-Paul (Frédéric Pierrot), un reporter dont elle fut manifestement amoureuse, tout en tentant désespérément d’imposer à Castro une réfugiée afghane dans son émission. Se joint aussi à eux leur fille, Nina (Nina Meurisse), qui vient d’écrire une autobiographie critique librement inspirée de la vie de ses parents.

Mais un drame se prépare : Nathalie apprend que, face à la chute inexorable de l’audimat de Castro, décide d’arrêter son émission…

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