Miracle en Alabama, biopic américain d’Arthur Penn, 1962. Avec Anne Bancroft, Patty Duke.
Il faudrait voir tout le film. Sinon, l’on peut choisir quelques scènes.
La scène 6 de 34 mn. 50 sec. à 37 mn. 20 sec.
Surtout, toute la scène 7, très éprouvante, mais admirable.
D’un mot, le film montre le passage décisif d’une intelligence en friche, en sommeil à son éveil, c’est-à-dire de la pure puissance à l’acte.
Thèmes
Education.
1) Première scène
Le début du chapitre 5 montre l’importance des mots et leur non acquisition.
La scène 6 de 34 mn. 50 sec. à 37 mn. 20 sec.
Surtout, la scène 7, très éprouvante, mais admirable.
a) L’état dans lequel se trouve Helen
Décrivons l’attitude d’Helen à partir des catégories anthropologiques.
1’) En positif, la vie sensible
- Les sens externes sont surdéveloppés : toucher, odorat et goût.
- Les sens internes sont aussi très présents : par exemple, le sens commun (elle reconnaît les plats à la fois en les touchant et en les sentant), l’imagination et la mémoire.
- L’affectivité sensible, enfin, est particulièrement en acte.
Helen est avant tout mûe par le plaisir de la nourriture, donc par l’appétit concupiscible. Mais son irascible n’est pas en reste. Non seulement, il se manifeste à la moindre frustration, mais il s’exprime de manière tenace, ainsi que le montre la scène de véritable lutte avec Anny. D’ailleurs, cette belle énergie est le signe d’un fort caractère, voire d’un esprit qui ne demande qu’à s’exprimer… N’avons-nous pas vu que l’irascible est ce qui confine le plus à l’esprit ?
2’) En négatif, la vie spirituelle
Outre les deux grands sens de l’apprentissage, la vue et l’ouïe, dont Helen est privée, elle n’a pas développé deux capacités spirituelles qui, en revanche, sont bien présentes en elle :
- L’intelligence. La meilleure attestation de ce que sa puissance intellectuelle n’est pas du tout actualisée est l’absence de langage. En effet, Helen ne parle pas. Or, la parole est l’expression proprement humaine de l’entement.
- La volonté. Là encore, autant la puissance est là, autant son actualisation manque. Certes, on peut le déduire, donc le montrer indirectement, de ce que l’intelligence n’est elle-même pas en acte. Mais on peut aussi le montrer directement. En effet, la volonté libre se caractérise par l’autodétermination, c’est-à-dire par la capacité à être cause intime, responsable de ses actes ; or, si Helen obéit, elle obéit par dressage, donc du dehors. C’est ce qu’elle dit au terme : « Obéir sans comprendre, c’est aussi être aveugle ».
3’) La temporalité
Ces caractéristiques ontologiques se projettent au plan chronologique (selon la loi ontochronique). La temporalité de la sensibilité est l’impulsion et l’immédiateté, celle de l’esprit est le différé et le médiatisé. Autrement dit, seul le passage par l’esprit introduit dans l’histoire ; la vie actuelle d’Helen est une vie sans histoire, c’est-à-dire sans mémoire du passé et sans promesse d’avenir.
b) Le rôle des parents
Tout, chez les parents, à leur corps défendant et à leur insu, maintient Helen dans cette vie sensible, pulsionnelle, immédiate et impulsive. Cela est vrai de la mère qui entretient une relation fusionnelle et d’ailleurs très tendre, très affectueuse, avec sa fille ; cela est aussi vrai du père qui, bien que très masculin et autoritaire, voire sudiste et un rien machiste, a trop concédé, et n’introduit pas la différenciation qu’on est en droit d’attendre de lui.
c) Le rôle d’Ann
Double est son travail : négatif (frustration et séparation) et positif (proposition).
1’) Travail négatif
Tout au contraire, Ann vise à différencier Helen. Pour cela, elle opère une triple et salutaire œuvre de séparation.
La première et plus évidente est de couper l’enfant de sa famille et cela, un temps long.
Or, en la séparant ainsi, elle introduit une différenciation bénie dans la famille entre la mère qui offre la protection aimante et les hommes à qui elle octroie leur place objectivante. Vérité de la psychanalyse.
Enfin et surtout, en la coupant de sa famille, Miss Sullivan permet à Helen de creuser en elle un hiatus entre sa sensibilité et son esprit. Ou plutôt, en frustrant la sensibilité, la jouissance immédiate, elle creuse une place vacante. Elle ne peut faire plus.
Loin d’être psychorigide, bourgeoise (reproche entendu, parce qu’elle ne cherchait qu’à apprendre à plier sa serviette), l’attitude éducatrice d’Ann s’enracine dans de réelles vertus morales, de prudence (lucidité) et de courage (en particulier de persévérance) ; plus encore dans une vertu plus que morale, peut-être théologale de charité (amour inconditionnel qui espère tout). Mais aussi dans une blessure féconde, métabolisée, qui lui permet de s’approcher d’Helen avec empathie et constater chez elle des ressources qu’ignorent non seulement sa famille, mais Helen elle-même.
2’) Travail positif
Séparer Helen de sa mère, la frustrer des jouissances immédiates de la sensibilité ne saurait suffire pour que l’esprit s’éveille. Cela ne peut non plus résumer tout le travail pédagogique d’Ann Sullivan.
En effet, de l’autre côté, pendant qu’elle se trouve avec Helen, la gouvernante ne cesse de tenter de lui apprendre le langage des signes. Pour cela, elle emploie le seul sens vacant qui donne accès au réel de manière un peu fine, le toucher, et l’organe médiateur par excellence, la main. Aussi, multiplie-t-elle les occasions de lui apprendre le langage tactile des sourds-muets : elle corrèle un objet et le signe verbal de cet objet. Pour cela, en même temps qu’elle met en contact avec l’objet, elle épelle son nom, c’est-à-dire qu’elle trace les signes alphabétiques dans la main d’Helen. Or, selon le triangle parménidien de l’être, du penser et du dire, la parole est signe de la pensée qui elle-même est signe du réel. Donc, Ann propose à Helen le signe-vicaire de l’essence intelligible qu’est le mot. Elle propose et ainsi dispose Helen à l’abstraction. Toutefois, elle ne l’impose pas, parce qu’elle ne peut pénétrer l’intelligence de la jeune fille.
En revanche, en multipliant les associations entre les signes et les choses, elle ouvre au plus près l’intelligence à son objet.
2) La scène finale
Entre les deux scènes, Miss Sullivan se donne sans compter, mais sans les résultats… escomptés. Pendant tout un mois, elle a vécu seule avec Helen. Les parents sont contents : Helen est plus calme, propre, ordonnée, obéissante.
La scène (14 et 15) se déroule de 1 h. 28 mn. 10 sec. à 1 h. 38 mn. 40 sec.
La scène décisive est celle du chapitre 14. En fait, il faudrait remonter au chapitre 13. Le fruit escompté tarde, au point que le spectateur, à l’instar de Miss Sullivan, se désespère. Voire, la famille, de nouveau, baisse les bras.
a) L’expérience d’Helen
1’) Le fait du changement
Se produit enfin beaucoup plus qu’un déclic : une révolution. Ann résume tout : « Elle sait parler ».
Voire on pourrait l’interpréter comme une conversion. Partons des trois ordres de Pascal : Helen passe du premier ordre (celui des corps, qui englobe la sensibilité) au deuxième ordre (celui de l’esprit) ; or, le passage du deuxième ordre au troisième (celui de la charité) s’appelle proprement la conversion, à l’instar de celle que vécut l’auteur de cette distinction et qu’il consigna dans son fameux Mémorial.
2’) Les signes du changement
Qu’est-ce qui atteste ce changement radical ? Quels sont les signes montrant qu’enfin l’être d’esprit a pu percer les épaisses couches de la sensibilité ?
- L’attention. Soudain, son corps si mobile se fige, focalisé. Or, Helen a mille fois touché l’eau dont elle connaît bien la sensation. C’est donc qu’autre chose la retient : un événement intérieur.
- La disproportion et la soudaineté. Nous reviendrons sur ce point. Notons déjà qu’Helen ne fait que toucher l’eau. Et pourtant, il se produit quelque chose d’inouï.
- La joie. Le visage d’Helen change, irradié d’une lumière presque surnaturelle. Non seulement, elle est paisible et souriante, mais elle reflète une émotion profonde tout en étant irénique. Ses traits en revêtent alors une beauté inattendue. Or, saint Augustin parlait de « gaudium de veritate, la joie qui jaillit de la vérité ».
- La parole. Soudain et spontanément, Helen a besoin d’exprimer ce qu’elle vit et qui est sans commune mesure avec les actes de connaissance dont elle est coutumière. Elle articule péniblement, mais distinctement : « Water ».
- La soif démesurée de savoir. Aussitôt, Helen est submergée par une boulimie de connaître, donc de nommer. A la mesure du fort tempérament qu’elle a montré depuis le début, elle se précipite sur le moindre objet et veut en connaître le nom, c’est-à-dire le signe du concept.
3’) La cause interne du changement
Nous verrons plus loin le rôle d’Ann, c’est-à-dire la cause extérieure dispositive qui est la sienne. Considérons ici la cause interne. Comprenons bien, contre la psychanalyse, que ce n’est pas la frustration ou le vide qui suscite l’esprit. Ils ne font que susciter l’espace qui permettra à celui-ci de frayer son chemin ou plutôt à cette aspiration à la vérité de jaillir. Nous pourrions multiplier les signes dans la main d’un grand singe muet et aveugle, jamais il ne se mettra à parler, ni ne donnera le moindre signe d’intelligence.
4’) Une objection à ce changement
Le spectateur, au minimum, pourra trouver facile ce revirement scénaristique et le suspectera de relever du genre – à éviter par-dessus tout – du deus ex machina, au maximum s’offusquera du caractère brutal et inexpliqué du changement intervenu.
On répondra d’abord que le film ne fait qu’épouser la réalité. Ensuite, c’est oublier que cette mutation essentielle et quasi-instantanée fut longuement préparée par la pédagogie d’Ann Sullivan – de même qu’une génération (un devenir substantiel) est disposée par le mouvement qualitatif, une altération qui ainsi permet à la matière de recevoir la nouvelle forme, ici, Helen est portée par sa puissance intellectuelle qui est aussi appétit (démesuré) de connaître. Enfin, n’oublions pas que intelligence et sens, connaissance intelligible et connaissance sensible, ne diffèrent pas en degré, mais en nature. La conclusion reviendra sur ce point essentiel. Donc, à trop souligner la sensation tactile de l’eau, on ferait croire que le concept naît de l’intériorisation de cette sensation, alors qu’il est le fruit du processus spirituel d’abstraction.
b) Le rôle d’Ann
1’) Description anthropologique
Le père, enfin, tient sa place, défusionnante. Mais, lorsqu’il défaille (« J’estime qu’un compromis s’impose. Il arrive qu’une autre personne puisse arrondir les angles »), l’autre homme de la famille, le frère prend le relais, avec la parole juste : « Vous est-il arrivé de vous dire que vous pouvez être dans votre tort ? ». En effet, l’inerrance rime avec la toute-puissance qui caractérise le monde de la fusion.
Ainsi que nous l’avons vu, une nouvelle fois, Ann doit séparer l’enfant de ses parents. Une nouvelle fois, elle fait preuve d’une rare intelligence de la situation : « Vous ne vous rendez pas compte qu’elle vous met à l’épreuve ». Une nouvelle fois aussi, Ann est forte, et non pas violente : « Si on est faible, c’est à ses dépens ». Une nouvelle fois enfin, elle doit expliquer son geste non par une obstination aveugle (sic !), mais par l’espérance qu’elle porte sur Helen : « Je la traite comme si elle voyait ».
Le signe de la justesse de ce travail de distinction est attesté par son fruit : après avoir embrassé ses parents émus aux larmes de cette métamorphose, pour la première fois, Helen prend l’initiative de se détacher de leurs bras et d’aller vers Ann et lui demander, si elle n’est pas sa mère, qui elle est : « Ann », lui est-il répondu. Le premier chapitre de la Genèse nous a appris que créer, c’est aussi séparer…
2’) Interprétation philosophique
Ce rôle demande, pour être interprété, de convoquer Freud (la défusion parents-enfant), mais plus encore Hegel. En effet, nous savons combien la dialectique hégélienne, lorsqu’elle s’incarne dans l’Esprit, introduit historicité et négativité. Or, Ann injecte du négatif pour que germe l’esprit et, ce faisant, elle sort Helen du monde d’immédiateté sensible, pour y introduire de la médiation, de la liberté, du mouvement et donc de l’histoire.
Toutefois, redisons-le, le négatif ne saurait jamais suffire à faire naître l’esprit : celui-ci n’est pas que l’espace creux et vacant laissé par les sens. Contre Sartre (et, d’un autre point de vue, contre Lacan), il faut affirmer que l’esprit n’est pas un néant face au plein (l’être en soi) que serait la chose. C’est ce dont Ann témoigne lorsqu’elle parle de « l’espoir que je ne sais quoi va jaillir comme d’une eau souterraine ». Il faudrait plutôt dire à la suite de Hölderlin : à l’instar des océans qui créent les continents, les sens laissent émerger les terres profondes de l’esprit – en se retirant.
3’) Lecture symbolique
De ce point de vue, la prière du frère qui reprend le songe de Jacob luttant contre l’ange s’avère encore plus vraie qu’il ne sait : certes, Ann est comme « l’ange » qui bénit Helen et, à travers elle, toute la famille ; mais, surtout, Anne-ange (et le jeu de mots ne vaut pas qu’en français) ne bénit qu’en blessant, qu’en déboîtant cette famille trop protectrice, en introduisant du jeu, de l’altérité et de la frustration.
3) Conclusion
En ce sens, le titre du film, The Miracle worker – Le faiseur (ou plutôt La faiseuse) de miracle – est admirablement trouvé. En effet, miracle exprime bien le saut qualitatif, la brutale métamorphose opérée ; et la mention du faiseur, donc de la médiation créée, précise que nous sommes dans l’ordre naturel et non pas surnaturel.
Nous sommes ici en présence d’une des plus pertinentes réfutations de l’empirisme (sensualisme) : le concept n’est pas le résultat d’une accumulation de sensations externes, l’universel n’est pas la sédimentation d’expériences particulières.
L’animal en est le contre-exemple. On peut présenter des signes pendant vingt ans à une femelle chimpanzé aussi « futée » que Washoe, elle n’apprend que 300 « mots », demeure toujours attachée à ses besoins immédiatement sensibles. Surtout, le grand singe ne connaît jamais cette expérience décisive de « conversion à l’esprit » vécue par Helen Keller.
Faut-il, enfin, montrer l’actualité pédagogique de ce film ? En se contentant de plaire à l’enfant, en identifiant la frustration au mal absolu et l’éducation à un grand jeu, non seulement nous transformons l’enfant-roi en enfant-tyran, mais nous allons le payer en perte sèche d’intelligence (c’est-à-dire, au final, en années entières d’enseignement en moins) et de liberté (c’est-à-dire, au final, en préparation à la dictature)…
4) Première confirmation. Commentaire philosophique de l’expérience d’Helen Keller
Il est heureux de confirmer et compléter l’analyse du film par celle du récit autobiographique d’Helen Keller.
a) Préparation de l’expérience fondatrice
La grande découverte de l’abstraction, Helen l’appelle « le réveil soudain de mon âme [1] ». L’événement est si important, qu’Helen l’a daté : le 3 mars 1887, trois mois avant ses sept ans.
Miss Anne Mansfield Sullivan vient d’arriver. Helen note que son institutrice a fait mieux encore que de « lever pour moi le voile mystérieux enveloppant toutes choses », c’est « m’aimer [2] ». Telle est la cause efficiente de toute éducation réelle.
Pour faire découvrir l’universel, Miss Sullivan lui donne à toucher différents objets appartenant à une même classe et trace dans sa main les mêmes lettres. Par exemple, elle lui donne une poupée et trace les lettres : p-o-u-p-é-e. Mue par le plaisir de la nouveauté, elle répète l’expérience à sa mère : « Je traçais les lettres que je venais d’apprendre. Je ne savais certes pas que j’écrivais là un mot. Savais-je seulement ce que c’était qu’un mot ! Je n’étais mue que par un simple esprit d’imitation [3] ». Mais secrètement, il y a aussi l’inclination à apprendre, au vrai.
Puis, miss Sullivan met une autre poupée et épelle de nouveau : p-o-u-p-é-e. Dans la matinée, Helen confond gobelet et eau que Miss Sullivan veut lui faire distinguer, car le concept unit autant qu’il permet de différencier ce que les sens confondent. Agacée, Helen fait une scène, pique une colère et brise sa poupée. Alors, elles descendent dans le jardin. Et l’expérience décisive se produit, racontée en quelques mots très riches de sens qu’il faut toujours relire [4].
b) Lecture
On doit à Mrs Sullivan la description précise du moment où tout a basculé :
« Je dois vous écrire quelque mot ce matin parce qu’un événement très important s’est produit. Helen Keller […] a appris que chaque chose a un nom, et que le langage digital permet la connaissance de toute chose. […] Ce matin, […] elle a voulu connaître le nom désignant l’eau [water]. Lorsque je désire savoir le nom d’une chose, elle montre cette chose et me tapote la main. J’épelai ‘w.a.t.e.r.’ et n’y pensai plus jusqu’à la fin du petit déjeuner ». Plus tard, « nous sommes allés à la pompe et j’ai fait tenir à Helen sa timbale sous le jet pendant que je pompais. Comme l’eau froide jaillissait, remplissant la timbale, j’ai épelé ‘w.a.t.e.r.’ dans sa main libre. Le mot, suivant si immédiatement la sensation de l’eau froide coulant sur sa main, a paru la surprendre fortement. Elle laissa tomber sa timbale et demeura comme figée. Son visage s’illumina. Elle épela ‘w.a.t.e.r.’ à plusieurs reprises. Puis elle toucha la terre, en demandant le nom, désigna la pompe et le treillis et, se retournant soudain, elle demanda mon nom. J’épelai ‘teacher’ [maîtresse]. Durant tout le retour, elle fut très excitée et demanda le nom de tous les objets qu’elle touchait, de sorte qu’en quelques heures, trente noms nouveaux enrichissaient son vocabulaire. Le lendemain matin, elle était au lever comme une fée radieuse. Elle est allée d’objet en objet, s’enquérant du nom de chaque chose et m’embrassant de bonheur […]. Chaque chose doit avoir un nom maintenant. Où que nous allions, elle est avide de connaître le nom des choses qu’elle n’a pas appris à la maison. Elle se montre très impatiente d’épeler les mots pour ses amis et veut apprendre avec empressement les lettres à tous ceux qu’elle rencontre. Elle abandonne les signes et les pantomimes dont elle usait, dès lors qu’elle possède les mots pour les remplacer, et l’acquisition d’un mot nouveau lui procure le plaisir le plus intense. Nous constatons que son visage devient chaque jour plus expressif [5] ».
« Tout ce que je touchais sur le chemin de la maison, me semblait palpiter de vie : c’est que maintenant je voyais les choses extérieures sous un aspect nouveau [6] ». Le jour même, Helen apprit « beaucoup de mots nouveaux [7] ».
c) Commentaire de l’expérience
Différents indices montrent qu’Helen vit une expérience exceptionnelle qui va décider de sa vie future :
- Une brusque attention. Le corps toujours en mouvement d’Helen s’arrête (« elle demeura comme figée »), saisi du dedans par la nouveauté d’une expérience inédite.
- L’illumination du visage, partie du corps qui est par excellence le lieu de l’expressivité : « Son visage s’illumina ». Il est d’ailleurs hautement symbolique que le visage d’Helen s’éclaire à l’instar de son intelligence qui est éclairée.
- L’affect éprouvé, l’existential de la joie, elle aussi surabondante (« bonheur »).
- Le désir démesuré de savoir. Helen est soulevée par un désir fou de connaître.
- La disproportion entre la pauvreté des sens mis en œuvre (goût, toucher) et la richesse des signes porteurs de sens.
- L’abandon des signes corporels que sont les pantomimes.
Or, la nouveauté qui est ici éprouvée au dedans et manifestée au dehors, n’est pas seulement un éveil, c’est-à-dire la nouveauté d’une réalité latente qui devient patente ; elle n’est pas non plus celle de l’actualisation d’une puissance déjà exercée ; il s’agit de la nouveauté d’un acte encore jamais exercé. Les signes observés signalent l’éveil d’une nouvelle fonction jusqu’ici assoupie : l’intelligence. Helen a fait l’expérience de l’abstraction, cela à travers la médiation du signe verbal.
d) Commentaire de Cassirer
Laissons le philosophe allemand Ernst Cassirer commenter cette expérience, dans la ligne de sa philosophie des formes symboliques. Double est la difficulté pour percevoir la spécificité de l’acte et de l’objet de l’intelligence : d’abord, jamais d’objet intelligible sans objet sensible (externe ou interne : image) ; jamais de concept sans un signe qui le donne ; or, tout signe est sensible.
Le texte de Cassirer permet de répondre à la seconde difficulté. En un mot, le signe intelligible dont use l’intelligence est un signe plastique, alors que le signe sensible est déterminé ad unum, donc peu malléable.
« Quelle a été la véritable découverte de l’enfant à ce moment-là ? Helen Keller avait appris auparavant à associer telle chose ou tel événement à un certain signe du langage digital. Une association fixe avait été établie entre ces choses et certaines impressions tactiles. Mais une suite de telles associations, même répétées et enrichies, ne prouve pas encore que l’on ait compris ce qu’est le langage humain et ce qu’il signifie. Pour parvenir à cette compréhension, il fallait une autre découverte, beaucoup plus importante. L’enfant devait comprendre que chaque chose a un nom – que la fonction symbolique n’est pas limitée à des cas particuliers, mais est un principe d’applicabilité universelle couvrant tout le champ de la pensée humaine. Dans le cas d’Helen Keller, cette découverte fut comme un choc soudain. C’était une petite fille de sept ans qui, hormis la déficience de certains organes des sens, avait une excellente santé et une intelligence très développée. Seule son éducation négligée était cause de son très grand retard. Et soudain c’est le progrès décisif ; comme une révolution intellectuelle. L’enfant commence à jeter sur le monde un regard nouveau. Elle apprend à se servir des mots, non comme de simples signes ou signaux mécaniques, mais comme d’un instrument de pensée tout à fait original […].
« Le cas d’Helen, dont le développement intellectuel et la culture ont atteint un niveau remarquable, montre clairement et de manière irréfutable que, dans la construction de son univers, un être humain n’est pas dépendant de la qualité du matériau sensible. Si les théories sensualistes étaient justes, si chaque idée n’était que la pâle copie d’une impression sensible originale, alors la condition d’un enfant aveugle, sourd et muet serait vraiment désespérée. Il serait privé, en effet, des sources mêmes de la connaissance et, pour ainsi dire, exilés de la réalité. Mais l’étude de l’autobiographie d’Helen Keller nous fait très vite comprendre que ces théories sont fausses et pourquoi elles le sont. Ce n’est pas au matériau dont elle se compose, mais à sa forme et à son architecture que la culture humaine doit son caractère spécifique et ses valeurs intellectuelles et morales. Cette forme peut s’exprimer dans n’importe quel matériau sensible. Le langage vocal présente une très grande supériorité technique sur le langage tactile ; mais les insuffisances de celui-ci ne détruisent pas sa fonction essentielle. L’utilisation des signes tactiles au lieu de signes vocaux n’empêche pas le libre développement de la pensée et de l’expression symbolique. Si l’enfant a réussi à saisir le sens du langage humain, le matériau particulier par lequel ce sens lui devient accessible n’importe pas. Comme le prouve le cas d’Hélène, l’homme peut construire son univers symbolique à partir des matériaux les plus pauvres. […] Dans le champ du langage, c’est la fonction symbolique générale des signes matériels qui les anime et les ‘fait parler’. L’univers resterait en vérité sourd et muet sans ce principe animant.
« L’universelle applicabilité, par le fait que tout a un nom, est l’une des prérogatives essentielles du symbolisme humain. Ce n’est cependant pas la seule. Une seconde caractéristique viendra compléter et former son corrélat nécessaire. Un symbole n’a pas pour seul caractère l’universalité ; il est aussi d’une extrême mobilité [8] ».
e) Confirmations
L’éveil à l’universel est aussi un éveil au sens moral, au sens de l’autre. « En entrant, je me souvins de la poupée brisée. J’allai à tâtons en ramasser les fragments près de la cheminée et j’essayai, mais en vain, de les rapprocher. Mes yeux, alors, se remplirent de larmes, car je compris que j’avais été méchante et, pour la première fois, je connus le repentir [9] ». D’où la vérité du kantisme.
On peut ajouter une seconde confirmation : le sens de la communion avec les choses, s’élever à l’universel engendre aussi le sens de la communion avec l’humanité. « Plus je maniais d’objets, plus j’en retenais les noms et les usages, et plus aussi j’étais heureuse et confiante, car je sentais d’instant en instant ma communion avec le reste de l’humanité se faire plus intime [10] ».
f) Prolongement : la découverte de réalités invisibles
1’) L’âme
Miss Anne Mansfield Sullivan demande un jour à Helen Keller : « Pouvez-vous penser à votre âme comme indépendante de votre corps ? – Oh ! oui !, répondit-elle, parce qu’il y a une heure je pensais très fort à M. Anagnos, et alors mon esprit (puis se reprenant), mon âme était à Athènes, mais mon corps était ici, dans ce cabinet de travail [11] ».
2’) L’amour
Un autre jour, Miss Sullivan passe gentiment son bras autour de la taille d’Helen et lui écrit dans la main : « J’aime Helen ». Celle-ci lui demande : « Qu’est-ce qu’aimer ? » Alors elle m’attire tout près d’elle et pose la main d’Helen sur son cœur. Helen fait pour la première fois l’expérience des battements de son cœur. « Cela se passe ici », explique Miss Sullivan. Mais Helen qui n’a pas la notion de choses abstraites, ne comprend pas. Elle demande alors : « L’amour, est-ce l’odeur suave des fleurs ? – Non ». Elle pose la même question pour le soleil. La réponse est aussi négative. Commentaire d’Helen : « Je demeurai dans un grand embarras et toute désappointée. Cela me semblait si étrange que mon institutrice ne pût me montrer l’amour ».
Un ou deux jours plus tard, le soleil est masqué par les nuages et soudain se dégage : « L’amour, n’est-ce pas cela ? », demande Helen.
Réponse : « L’amour est quelque chose de subtil comme les nuages qui, tout à l’heure, voilaient la face éclatante du soleil ». Puis, en termes plus simples : « Vous ne pouvez toucher les nuages, mais vous sentez la pluie et vous savez quelle est, après un jour de chaleur, son action bienfaisante sur les fleurs et la terre altérées. L’amour non plus, vous ne le sauriez toucher ; mais vous sentez de quel charme il pénètre les choses. Sans l’amour, vous ne connaîtriez pas la joie, vous n’éprouveriez au jeu aucun plaisir ». Alors, commente Helen : « La vérité splendide illumina mon cerveau. Je compris quels invisibles liens me rattachaient aux autres [12] ».
g) Conclusion
Nous aurions aussi pu prendre l’exemple très voisin d’une autre sourde-muette-aveugle, Marie Heurtin, sur laquelle se sont penchés notamment deux philosophes français, Maurice Blondel et Gaston Fessard. Vous trouverez une fiche sur ce cas peu commun (mais sans l’analyse du film).
[1] Helen A. Keller, Sourde, muette, aveugle. Histoire de ma vie, trad. A. Huzard, coll. « Petite Bibliothèque Payot », Documents 59, Paris, Payot, nouvelle éd., 1991, p. 42.
[2]Ibid., p. 38.
[3]Ibid., p. 39.
[4]Ibid., p. 40 et 41.
[5] Helen Keller, The Story of my Life, New York, Double Day, Page & Co, 1903, « Supplementary Account of Helen Keller’s Life and Education », p. 315 s. L’édition française (Sourde, muette, aveugle) ne donne pas le supplément d’où est extrait ce passage.
[6]Ibid., p. 41.
[7]Ibid., p. 41.
[8] Ernst Cassirer, Essai sur l’homme, trad. Norbert Massa, Paris, Minuit, 1975, p. 44-45.
[9]Ibid., p. 42.
[10]Ibid., p. 42.
[11] Helen A. Keller, Sourde, muette, aveugle, Trad. par A. Huzard, « Petite Bibliothèque Payot », Documents 59, Paris, Payot, nouvelle éd., 1991, p. 318.
[12] Helen A. Keller, Sourde, muette, aveugle, Trad. par A. Huzard, « Petite Bibliothèque Payot », Documents 59, Paris, Payot, nouvelle éd., 1991, p. 47-50.
Pascal Ide
A la suite d’une maladie, Helen Keller, une petite fille de sept ans, perd l’usage de la parole, de la vue et de l’ouïe. Ses parents font alors appel à Annie Sullivan, une jeune éducatrice, pour ramener l’enfant à une vie normale. Mais celle-ci va devoir faire face à l’hostilité d’Helen et de ses parents effrayés par ses méthodes.