L’Ordre des médecins, drame français, écrit et réalisé par David Roux, 2019. Avec Jérémie Renier, Marthe Keller, Zita Hanrot, Maud Wyler.
Thèmes
Perfectionniste, deuil, vulnérabilité, médecine, toute-puissance, famille.
Le film s’ouvre sur un long plan fixe centré sur le très contrôlé Simon (Jérémie Renier, impeccable dans la blouse du médecin comme il l’était dans les costumes à paillettes de Cloclo) qui apparaît à la fois à l’écoute de l’avis du personnel soignant et soucieux avant tout du bien d’une patiente. Voire, ô ironie prochaine, il plaide pour que cesse l’acharnement thérapeutique : « Elle aura la mort qu’elle voulait ».
Le film s’achève sur un autre plan fixe (me semble-t-il) qui montre le même Simon peu à peu submergé par la tristesse pour enfin laisser jaillir un sanglot trop longtemps contenu. Alors qu’il vient de sauver, par le geste qu’il fallait, sa jeune patiente traitée pour mucoviscidose. Mais surtout, parce qu’il ressent enfin la tristesse du départ de sa mère.
Au-delà des événements, dramatiques qui se sont déroulés entre les deux scènes (hospitalisation en urgence de la mère dans un service tout proche du sien, accompagnement et finalement décès), que s’est-il passé à l’intime de ce médecin dont toute la vie semblait centrée sur sa profession et qui paraissait si maître de ses émotions ?
Comme son héros, le réalisateur-scénariste est avare de mots sur ce qu’il vit au-dedans de lui. Le spectateur doit donc, comme le héros qui marche beaucoup, faire lui-même le chemin. Et donc émettre des hypothèses. Tant mieux.
Comme tant de ses confrères et tant de soignants, Simon serait-il en pré-burnout (et non en burnout : ce syndrome heureusement rare ne touche qu’1 % de la population) ? Vu du dehors, il concentre tous les facteurs de risque : depuis le « bed-in-hospital syndrom », l’absence de vie extra-professionnelle, amoureuse, familiale et amicale, jusqu’au dévouement sans compter pour ses collègues et ses patients. Le contraste est d’ailleurs souligné avec le chirurgien dilettante, à la limite du manque de professionnalisme. Ce sérieux permanent ne voilerait-il pas une tristesse latente, sinon dépressive ? Toutefois, les trois signes révélateurs du burnout manquent à l’appel : l’épuisement émotionnel, la dépersonnalisation (l’indifférence à l’égard des patients) et le sentiment de manque d’accomplissement personnel. Cela fait beaucoup.
Si la malsanté des médecins n’est jamais évoquée, en revanche, le côté Sauveteur (systématisé dans le triangle dramatique de Karpman) l’est explicitement. En effet, Julia lui renvoie l’image de celui qui « sauve des vies toute l’année » ; Simon prévient la demande de sa sœur en lui offrant un traitement contre son rhume ; il va jusqu’à s’opposer physiquement à la sortie d’un patient qui, contrant l’avis des médecins, met sa vie en danger. Surtout, il sera – au début – incapable de comprendre que sa mère refuse l’intervention chirurgicale. Pourtant, nous l’avons vu, il l’avait déconseillée pour une patiente en situation similaire ; plus, il s’oppose à sa volonté en imposant la sienne (« Il faut la raisonner ») ; davantage encore, il en oublie l’évidence que lui rappelle son père. À Simon jugeant faussement : « Elle est en train de laisser tomber », il lui répond doucement : « Elle n’a jamais abandonné ». Mais, une nouvelle fois, d’autres signes manquent au tableau, à commencer par la circulation entre les pôles du triangle : Simon n’est guère Victimaire et, s’il peut être Bourreau, c’est le plus souvent justifié, sinon toujours mesuré.
Je proposerai donc une autre grille de lecture que les familiers de ces critiques connaissent bien et qui, si elle n’est pas suffisante, me paraît cependant plus pertinente : l’ennéagramme. Simon est un type 1 (parfois appelé perfectionniste), précisément un type 1 en ses degrés les moins intégrés et compulsifs.
Relevons quelques traits caractéristiques parmi d’autres : l’exigence pour soi et pour les autres (il enguirlandera sans concession ni compassion l’externe qui, sans prudence, mais non sans une droite intention, rassure la patiente atteinte de mucoviscidose) ; la tension constante (telle est la raison première de la rareté de son sourire, relevée par la fine et courageuse Agathe) ; l’exigence qui le poursuit jusque chez lui (combien de fois le voit-on, dans son appartement, en train de réfléchir) ; l’ajournement constant de ses besoins propres (il arrive le dernier au repas d’équipe, mange un sandwich sur le pouce, dans le métro) ; l’incapacité à comprendre que l’autre ne fasse pas, lui aussi, tout son possible (il rappelle aussitôt le service qui lui a envoyé le patient prétendument hémoptysique) ; la tentation de faire la leçon à tous sur tout ; les brusques accès d’une colère trop longtemps contenue ; le difficile accès à son ressenti lui aussi sous contrôle permanent ; l’incapacité à se réjouir lors de la fête (il est vrai qu’elle finit par tourner à l’orgie qui, heureusement, est discrètement filmée) ; la promptitude presque compulsive à juger négativement (il compare la mélopée des amies juives entourant sa mère à un chant funèbre, alors qu’elle est un témoignage de réjouissante compassion) ; une sorte de divination pour repérer la faille dans le dossier ou le discours ; etc.
Simon n’est vraiment détendu que lorsque tout enjeu est écarté, c’est-à-dire lorsqu’il joue avec les enfants de sa sœur. Encore se plaindra-t-il d’être fatigué, comme s’il n’avait pas su pleinement se relaxer et lâcher toute exigence avec eux…
Dès lors, les longs travellings dans le dédale des lugubres couloirs souterrains de l’hôpital, sous ses multiples tuyauteries engainées qui lui sont des entrailles éviscérées, prennent tout leur sens : ils symbolisent les longues descentes en soi de Simon qui est aussi riche en discours intérieurs que pauvre en paroles partagées, aussi à l’écoute des autres que mutique sur soi. Mais ne nous trompons pas. Ce retour sur soi qui n’est pas repli sur soi, n’est pas pour autant accès à soi. Le pneumologue ne fait que ruminer ses idées, ses doutes, au risque de l’overthinking ; surtout, comme tout perfectionniste, sa pensée est autant abouchée en aval sur son action (que doit-il faire ?) que débranchée en amont sur sa passion (que ressent-il ?). Peu réceptif à sa propre vulnérabilité, il est donc peu enclin à accueillir la compassion pour lui-même.
Ce qui montre peut-être le mieux le profil de Simon est son attirance, dans les rares liens qu’il noue, pour les personnalités qui lui sont contraires, autrement dit, pour ce qui lui manque jusqu’à manquer de mots pour le formuler : Fred, le brancardier fêtard qui lui offre un joint (avec le désordre amoureux, ce désordre amical est un triste miroir d’une société sans carte ni boussole) ; Agathe, l’interne qui, avec compassion mais sans compromission, lui verbalise ses difficultés (« Tu l’as fait pour toi et non pour elle ») tout en lui offrant une consolation qui n’est pas seulement physique. « C’est toi qui choisis de vivre cela tout seul ; ne crois pas que cela [le départ de ta mère] ne me touche pas ».
Mais c’est surtout son intuitive mère qui, sans le savoir, trouvera le juste mot. À son fils qui ne comprend goutte à sa décision de ne pas recourir aux moyens médicaux, elle répond en souriant (chère Demoiselle d’Avignon, dont le sourire est toujours aussi émouvant !) : « Je me sens bien. J’ai eu la vie que je voulais ». Et, plus tard, Simon, avec son père, dira de Mathilde qu’elle est toujours aussi « positive » et joyeuse, parce qu’« elle a toujours vécu pour les autres », autrement dit, en faisant le bien.
Quelle trouée de lumière ! La qualité insigne du type 1 n’est pas d’abord, comme son entourage et lui-même le croient, l’exigence (tout au contraire, cette exigence, idolâtrée, le martyrise intérieurement) et le sens de l’ordre (comme le redira la conclusion) ; mais elle s’identifie, bien plus profondément, à son sens aigu de ce qui est bon et bien. En ce sens, comme tous les autres types de l’ennéagramme, le premier reflète un des neuf transcendantaux qui sont les différentes facettes de l’être en sa richesse, voire des attributs de Dieu, lorsqu’il accède aux degrés supérieurs d’intégration (1).
Munie de cette clé, l’histoire de Simon peut alors se lire comme un chemin, voire une évolution – sans qu’une prise de conscience ou, mieux (sic !), une décision particulière soit montrée. Ce n’est pas seulement le récit d’un douloureux malheur qui effrite les défenses, brouille les frontières entre le privé et le professionnel, ébranle les certitudes intimes. C’est une remise en question d’une structure interne sur laquelle Simon s’est construit depuis sa plus tendre enfance. N’interroge-t-il pas sa mère sur les raisons qui l’ont poussé à devenir médecin ?
En prenant quinze jours de vacances, le médecin stakhanoviste défie son travail déifé et, derrière lui, l’exigence idolâtrée. En s’offrant du temps, Simon va se donner de l’espace (intime). En demandant un scanner hors toute procédure légale, certes, il contrôle encore, mais il consent à une transgression. Surtout, à l’école de la douce sérénité maternelle, il accepte de lâcher son autoconviction de ce qui, selon lui, était le mieux pour elle. En allant voir son collègue chirurgien et plus encore en apprenant qu’il avait anticipé la visite prévue, il lâche ses permanents jugements intérieurs.
Surtout, en se détachant de sa surexigence, Simon peut enfin se rapprocher de son ressenti. En effet, en se retirant partiellement, la volonté (qui est volontarisme) laisse de l’espace à son affectivité. Le pneumologue permet à son affectivité étouffée de retrouver sa respiration. Et ce rapprochement intérieur se traduit, sans tarder, par un rapprochement avec les membres de sa famille. Le fils ouvre les bras et plus encore son cœur à un père perdu qui compte éperdument sur lui (il en oublie de prévenir le personnel du service). Le frère prête son épaule à une sœur inquiète qui n’est pas loin de lui ressembler. Le fils masse les jambes de sa mère et lui humecte les lèvres avec une pudique délicatesse. Celui qui, jusque là, prodiguait conseils et diagnostics, c’est-à-dire donnait de lui-même, peut, paradoxalement, enfin se donner en entier, c’est-à-dire livrer son être, à ses proches. Et peut-être bientôt à ses plus lointains en se risquant, après quatre années de solitude, à une relation (Agathe n’a-t-elle pas aménagé chez lui ?). Bref, Simon s’ouvre à la vie de son âme, comme son ex-compagne, entrevue, la laisse grandir en son corps. Le (prin)temps est-il venu où Simon pourra s’accueillir lui-même sans se juger ?
Non sans jeu de mots, L’ordre des médecins n’est pas d’abord l’organisme professionnel. Il n’est pas non plus seulement – le premier film, comme le premier roman, ne va jamais sans une composante autobiographique – une allusion à l’univers où a baigné le réalisateur qui est fils de médecin et frère cadet d’un aîné pneumologue en soins intensifs, et à l’épreuve de la mort de sa mère, survenue en 2014, après des mois d’hospitalisation. Peut-être à l’insu de David Roux lui-même, l’ordre des médecins est-il d’abord l’ordre de ce médecin qui, obsédé par la rigueur jusqu’à la raideur, finit par oublier que le laisser-faire n’est pas un laisser-aller et que le chaos fait aussi partie du réel, voire que, sous certaines conditions, il est créateur de vie.
Pascal Ide
(1) Je me permets de renvoyer à Pascal Ide, « Ennéagramme et transcendantaux. Interprétations croisées », Nouvelle revue théologique, 139 (2017) n° 3, p. 619-638.
2ème critique (février 2024) :
Le premier long-métrage de David Roux (dont il est aussi le scénariste) conte l’itinéraire d’un médecin. Si histoire est linéaire, le chemin n’est pas sans sinuosité. En en suivant les différentes étapes, nous verrons se dessiner quelque chose de la relation patient-malade.
1) Un homme donné
Simon est le modèle de l’homme de l’art compétent. En lui convergent les trois « H » du médecin complet : Head, Hand et Heart. Head comme « tête », il pose vite et bien ses diagnostics, est un formateur (il fait réciter Agathe), il connaît sa spécialité qu’est la pneumologie, autant que l’institution (il appelle aussitôt le service qui lui a envoyé un patient ne présentant les symptômes ayant justifié son admission). Hand comme « main », il sait poser les gestes qui sauvent, comme l’intubation qui permet de sauver une nouvelle fois la jeune patiente souffrant de mucoviscidose. Heart comme « cœur », il est dévoué à ses patients, il repère aussitôt l’externe fusionnel qui se rassure en rassurant, il forme autant
Bref, Simon est un homme donné et qui sait que le don est gratuit, c’est-à-dire sans retour ou sans recherche de soi. C’est ainsi que, à Agathe qui se culpabilise d’envoyer un patient en réa (« J’ai l’impression de les abandonner »), il répond avec compassion qu’il comprend (« C’est normal ») et avec justesse qu’elle peut aller lui rendre visite, mais à une condition, qu’il souligne par un regard fixe et intense : « Si tu veux aller les voir, il faut que tu le fasses pour eux. Pas pour toi ».
Pneumologue dans un grand hôpital parisien, Simon (Jérémie Renier) est, à 37 ans, reconnu par ses collègues pour ses diagnostics compétents, par les internes, telle Agathe (Zita Hanrot), pour ses talents de formateur, par son équipe, notamment le brancardier Fred (Frédéric Épaud), pour son engagement sans défaillance (on apprendra que cela fait), par les patients pour sa proximité sans fusion. Jusqu’au moment où sa mère (Marthe Keller) est admise en urgence dans son établissement, pour un cancer très évolué au pronostic alarmant. Et, avec elle, arrivent son père, Sylvain (Alain Libolt), et sa sœur Julia (Maud Wyler) qui attendent de lui, le médecin omniscient, les mots susceptibles de les rassurer et de la médecine toute puissante dont il est le représentant patenté, le remède miracle qui sauvera Mathilde…
2) Suffit-il de donner ?
Suffit-il de donner pour vivre ? Plus encore, suffit-il de donner pour être un bon médecin ? Le film va peu à peu donner la réponse à ces deux questions qui sont étroitement mêlées.
a) … pour vivre ?
Considérons seulement ici la vie de Simon. Ou plutôt l’absence de vie. Le pneumologue loge dans un lieu dont nous ne saurons jamais s’il s’agit d’un studio, un appartement, s’il est propriétaire ou locataire. Il n’a pas plus d’existence dans l’histoire qu’il n’en a dans la vie de son habitant. Si nous le voyons rendre visite chez sa sœur, nous ne le voyons pas habiter son espace de résidence qui est aussi vide qu’anonyme.
Un objet, intermédiaire entre le logement et la personne, ne trompe pas. D’ailleurs, il participe des deux : il s’agit de l’habit – qui a donné l’habitat. En l’occurrence, la blouse blanche. Au début, nous ne voyons Simon que revêta de cette blouse dont nous savons combien, dans l’hôpital, il représente le soignant, l’activité professionnelle en son objectivité et son efficacité. Avec la chose va le geste, à savoir l’habillement. La première fois que nous le voyons revêtir la blouse, il vient de quitter cette pièce impersonnelle où il dort. Nous avons donc l’impression que cette blouse est ce qui lui donne sa personnalité. Mais ne réduit-elle pas sa personne à être un personnage ?
Le lieu – comme l’avoir, qui sont tous deux des catégories d’Aristote – dit l’être, car il est l’espace où se déploient les relations. De fait, nous ne connaissons pas d’amis à Simon. Ses seules relations semblent donc être professionnelles. Et elles le sont à double titre. D’abord, par leur origine : l’hôpital est le vivier où il puise ses relations ; ou plutôt, le service, car, lors de la fête-orgie (qui semble être un passage obligé des films de genre…), Simon ne croise personne qu’il connaisse et il ne s’y rend que pour retrouver Agathe. Ensuite, par leur destination : les liens ne dépassent pas l’enceinte du milieu hospitalier – ici l’hôpital Bretonneaux à Tours. Séparé de son ancienne compagne depuis quatre ans, Simon n’a pas de vie affective. Et Fred, le brancardier complice plein de vie, il ne semble le fréquenter que dans le cadre hospitalier. Nous apprendrons plus tard dans un échange plutôt brutal avec le professeur Renée Chagnon (Catherine Ferran), le chef de service, que Simon n’a pas pris de vacances depuis deux ans.
Mais, objectera-t-on, Simon n’a-t-il pas des relations familiales ? Sa mère Mathilde est fière de lui (« Elle trouve que tu es un bon médecin, dit-elle d’Agathe à Simon. – Elle t’a dit pour te faire plaisir. – Eh bien, ça a marché, hein ! »), son père Sylvain s’appuie sur lui, sa sœur Julia se confie à lui (elle lui annonce son divorce avant tout autre personne), ses neveux aiment jouer avec lui. Toutefois, dès la premier échange avec Julia, l’on comprend que Simon ne se rend guère disponible.
b) … pour être un bon médecin ?
Or, ces relations familiales vont être à la fois le révélateur et le médiateur du bouleversement qui va s’opérer et qui invite à poser l’autre question : suffit-il de donner pour être un bon médecin ? – et ajoutons : pour être un médecin bon ?
De fait, progressivement, l’on se rend compte que Simon est l’homme de la maîtrise. Pour le détail, je renvoie à la première analyse que j’avais donnée du film, lors de sa sortie cinéma. J’émettais l’hypothèse que Simon était un perfectionniste hyper-contrôlant, donc un homme encore plus exigeant pour lui que pour son entourage. Cette nouvelle étude va montrer que Simon est tout autant le produit d’un système médical et hospitalier qui demande objectivité, insensibilité et infaillibilité (). Autrement dit, pour devenir le professionnel efficace et compétent qu’il est, il a dû mettre non pas seulement à distance, mais entre parenthèses, sa subjectivité, son affectivité et sa vulnérabilité. Et lorsque ces élisions deviennent habituelles et ne sont mesurées par nulle extériorité, elles deviennent une seconde nature. Pour sortir de ce double cadenassage, le jeune médecin de 37 ans aura besoin d’un choc révélateur – la possible mort prochaine de sa mort pour cancer – et d’un passage médiateur – sa famille.
3) Un médecin qui peine à être un fils
a) Dans la confusion des rôles
Encore faut-il que Simon joue le jeu ou plutôt connaisse les règles du jeu. En effet, depuis de nombreuses et longues années, il ne sait plus jouer qu’un personnage : celui du médecin. D’autant que, loin d’être le seul à jouer la pièce, tout lui monde lui donne ce rôle si rassurant. Révélateur est le dialogue avec sa sœur lors de leur première rencontre, Mathilde étant hospitalisée.
« Julia. – Tu peux être là.
Simon. – Je suis là.
Julia. – Non, tu n’es pas là, tu ne fais que passer. Fais relâche une fois pour ta mère.
Simon. – Mélange pas tout [1] ».
Le pseudo-dialogue n’est pas seulement tendu. C’est en fait un double monologue ou, comme on le dit de manière paradoxale, « un dialogue de sourds ». Deux signes ne trompent pas. Primo, en toute sincérité, Simon donne au « là » un sens matériel, alors que Julia double ce sens local d’un sens spirituel : « Peux-tu être présent ? » Secundo, à la demande de faire relâche pour sa mère, Simon lui rétorque de ne pas mélanger. Comme souvent, les accusations sont des projections. Alors que Julia demande à Simon d’être présent comme fils, celui-ci lui dit ainsi qu’il est là comme médecin, avec toute sa compétence utile et fonctionnelle. Simon révèle donc qu’il est incapable de distinguer le médecin du fils.
Très peu connecté avec lui, Simon ne sait pas nommer e trouble qui se produit en lui. Aussi est-ce dans ses colères qu’il se révèle et qu’il éjecte hors de lui ce qu’il ressent. C’est ainsi que, peu de temps après l’échange tendu avec Julia, il attrape l’interne de manière démesurée. « Cela fait six mois qu’elle est là – dit-il de la patiente atteinte de mucoviscidose. Tu penses vraiment pouvoir la sauver ? C’est toi le sauveur, c’est ça [2] ? » Avec lucidité, Agathe épingle l’injustice de son chef et avec son franc-parler, elle l’oblige à s’exprimer. Certes, Simon a accusé l’externe de son dysfonctionnement qui est aussi celui que l’entourage attend de lui : être le médecin omnipotent. Or, après avoir révélé à Agathe que sa mère est en réa pour une septicémie sur cancer des ovaires, Simon ajoute : « Ma famille pense que je vais la sauver ». Et, loin d’être en désaccord avec cette vision, il affirme : « Tant que la mort n’a pas gagné, on est toujours en vie ».
b) Dans la distinction des rôles
On a toujours besoin d’un plus petit que soi. Grâce à l’attitude engagée mais confiante de M. Cherkaoui (Rémy Roubakha) et de sa femme (Bouraouïa Marzouk), Simon prend conscience que la mortalité est possible. En consentant à une première vulnérabilité, il quitte sa blouse blanche (nous le voyons pour la première fois en civil) et va rendre visite à sa sœur. Sentant une disponibilité en lui, Julia lui confie sa décision de divorcer d’Édouard son mari. Toutefois, il s’agit encore de patients, donc de personnes qu’il met à distance. Si Simon commence à décoller un tout petit peu de son rôle de médecin, il fusionne vite avec lui. Simon ne sait dépouiller le médecin pour devenir le frère et le fils. Tout son être d’homme est dévoré par son apparaître d’homme de l’art.
Un nouveau choc salutaire devra venir de plus proche : de sa mère qui lui annonce que, contrairement à toute attente, elle renonce, elle, au traitement.
« Mathilde. – Il m’a parlé d’une opération. J’ai refusé. Je ne pense pas en être capable.
Simon. – Bien sûr que si.
Mathilde. – Insurmontable pour moi.
Simon. – Qu’est-ce que tu me racontes ? On en a déjà parlé. Tu ne peux pas abandonner maintenant.
Mathilde. – Je ne veux plus rien de tout cela.
Simon. – Tu sais ce que cela veut dire. Ce n’est pas le genre de maladie qui peut se guérit toute seule.
Mathilde. – Je sais [3] ! »
Autant Simon peine à dépouiller le médecin pour devenir le fils, autant Mathilde, elle, sait mettre de la distance entre la malade et la personne. Or, en dissociant les deux, elle va secrètement et involontairement aider son fils à travailler à cette salutaire défusion. Dès lors, Mathilde n’est pas tant celle qui est accompagnée que celle qui accompagne son fils. Pleinement mère jusqu’au bout, au seuil de la mort, elle lui permet d’accoucher pleinement à la vie.
Profondément déstabilisé par l’attitude, plus, par la décision, de sa mère, Simon perd ses points de repère. Voilà pourquoi, contre toute attente, au lieu de parler d’elle, il n’a plus d’autres ressources que de (enfin !) parler de lui :
« Simon. – Pourquoi as-tu voulu absolument que je fasse médecine ?
Mathilde. – C’est un beau métier, non ? [suivent d’autres raisons] On aura toujours besoin de médecins.
Simon. – Mais tu refuses qu’on te soigne.
Mathilde. – Simon, j’ai été gâtée, j’ai eu la vie que je voulais.
Simon. – Et nous [4] ? »
Au lieu de se réjouir de cette splendide et double reconnaissance (celle de sa vocation et celle de sa vie, donc de sa famille), Simon recycle la parole de sa mère pour la placer face à ce qu’il croit être une contradiction. Mais la dernière question, touchante, qui est celle d’un petit enfant perdu, montre qu’il se parle à lui-même. Si toute sa vie est sa vocation et si celle-ci est de sauver des vies, que devient-il que lorsque les vies ne veulent plus être sauvées ?
c) Un esprit qui prend des vacances
Malgré le grand respect qu’il a pour les décisions de ses patients, malgré l’admiration encore plus grande qu’il a pour sa mère, Simon ne va lâcher tout de suite. Il y va là encore de son logiciel intérieur. Ce n’est pas qu’il veut maîtriser sa mère ; c’est parce qu’il est incapable de ne pas maîtriser. C’est-à-dire il est incapable d’être autre chose que le médecin auquel il s’est si bien identifié qu’il y dissout son humanité – sans cesser d’être humain. Il ne lâche rien, résumant tout l’admirable propos de sa mère, fait de don et d’abandon, à son seul refus : « Ma mère ne veut plus se soigner ». Un signe paradoxal ne trompe pas : autant Mathilde est paisible, autant Simon est inquiet.
Toutefois, il va se produire un nouveau déplacement, non plus subi, mais voulu. Pour la première fois depuis deux années, Simon décide de partir en vacances. Sans demander son avis à son chef, il part une semaine. Et s’il ne va pas changer d’habitat (il va même fréquenter encore plus assidument l’hôpital), il change d’habit : c’est désormais comme fils qu’il va venir voir sa mère, son père, sa sœur. Comme fils ? Nous sommes en droit d’en douter.
Tout d’abord, il s’introduit nuitamment dans le service de sa mère et découvre que l’on n’a pas fait de scanner. S’en suit une discussion vive, mais décisive, avec Agathe :
« Simon. – Pourquoi n’ont-ils pas refait un scanner ?
Agathe. – Peut-être n’est-ce pas nécessaire.
Simon. – J’aurais dû faire quoi ? Rester là, à ne rien faire ?
Agathe. – Tu te rends compte que tout ça, tu l’as fair pour toi, as pour elle ?
Simon. – Ouais [5] ».
Toujours aussi libre que fine, Agathe refuse d’entrer dans le triangle de Karpman et de jouer le rôle du Bourreau que, Victimaire, Simon veut lui faire endosser. L’observation de la jeune interniste fait d’autant plus mouche qu’elle reprend mot pour mot le conseil que Simon lui a donné, lors de leur premier échange. Loin d’être manipulatrice, elle lui montre qu’elle a retenu la leçon et l’a intériorisée pour elle, ce qui ne peut pas ne pas toucher Simon. Plus encore, loin d’être condescendante, elle double cette parole de vérité d’une parole de compassion active : après son passage en pneumologie, elle rejoindra le service de réanimation où elle pourra s’occuper de Mathilde.
d) Un médecin qui dépose les armes Un fils
Mais profonde et vitale est cette identité objectivante et maîtrisante de médecin. Même s’il a compris que son intention est ambivalente, plus, égocentrée, Simon veut encore tenter l’impossible et même courir le risque de transgresser : il demande le scanner que le service a jugé inutile. Même si, au début du film, il donnait le conseil de respecter le consentement du patient et de faire des économies en ne multipliant pas les examens superflus, il s’oppose orthogonalement à cet avis. Même s’il commence à entrevoir qu’il est dans la toute-puissance, il n’est pas encore à même d’épouser sa vulnérabilité. Ainsi, lorsque sa mère lui avoue : « J’ai peur, tellement peur. Je suis effrayée » (quelle grande actrice est Marthe Keller qui accepte de jouer tout le temps alitée, sans maquillage !), Simon répond, incapable d’entendre : « Chut ! »
Mais cette fois le résultat sera sans hésitation possible et Simon en doutera si peu qu’il répondra à son père qui espère toujours contre toute espérance : « C’est fini. Elle va mourir ». Et, avec le consentement, vient une paix qu’il ignorait. Simon écoute, ému et serein, la chanson que leur mère passait, à lui et à Julia, quand ils étaient enfants.
Cette mansuétude à l’égard de soi-même se traduit en délicatesse à l’égard d’autrui, à commencer par sa mère à qui il masse légèrement les jambes et propose d’humecter délicatement les lèvres, non sans lui avoir demandé : « Veux-tu de l’eau ? ». Plus rien des gestes techniques et compétents du médecin. Seulement la sollicitude du fils qui pose les gestes communs du fils aimant et triste. Le fils intermittent est devenu un enfant permanent, le frère un peu distant, un frère compatissant et l’homme anesthésié un homme sensible.
e) Un fils qui devient un adulte pleinement humain
Il demeure un dernier obstacle. Nous l’avons vu, en étant médecin et seulement médecin, Simon s’est coupé des autres relations qui le rendent pleinement humain et vivant. En pratiquant une médecine du tout-savoir et du tout-pouvoir, il a introjecté cet idéal d’autonomie devenue indépendance. De fait, il vit par lui-même et pour lui-même (en dehors de sa vie avec les patients). Même redevenu homme et vulnérable, Simon va devoir apprendre à apprivoiser la vie. Il est de ce point de vue heureux et juste que le film ne s’achève ni avec la mort de la mère ni avec la résurrection de Simon.
Il apprend d’abord à dépendre de l’autre. Un dernier échange va mettre en scène un ultime changement de Simon :
« Agathe. –
Simon. –
Agathe. – Fais pas comme si j’étais pas là. Que tu le veuilles ou non. Je soigne ta mère. Cela, je le vis aussi. Crois pas que ça ne me touche pas [6] ».
Il ne suffit pas que Simon vive par l’autre. Encore faut-il qu’il vive pour l’autre (qui ne soit pas un malade ayant besoin de lui). Il va d’abord découvrir cette pro-activité au sein de sa famille. Aussi, à juste titre, le film multiplie-t-il les scènes d’intimité au sein de la famille où Simon renaît de ces multiples interactions avec ses neveux, sa sœur, son père, sous le double soleil de la terre et de sa mère. Il pourra alors oser une autre ouverture, plus audacieuse, mais encore plus heureuse : celle du couple.
4) Un médecin est mort, un autre médecin ressuscite
En devenant fils, Simon a-t-il cessé d’être médecin ? Assurément non. Mais faut-il dialectiser les deux figures ? Ou bien, une fois le deuil accompli, va-t-il retrouver son ancienne posture ?
Une chose frappe : si nous avons vu Simon triste, nous ne l’avons pas vu pleurer. Serait-il encore dans le tout-contrôle ? C’est ici que, pour être pudique, la dernière scène joue un rôle de première importance. Il est désormais capable d’être à la fois, pour reprendre une expression affectionnée du dernier Ricœur, capable et vulnérable ou, pour le dire dans un registre plus symbolique, masculin et féminin, yang et yin. Loin d’amputer son exercice de la médecine, le pouvoir de l’émouvoir enrichira la puissance du savoir tout en l’adoucissant.
5) Une autre manière de voir l’alliance patient-médecin
David Roux a eu l’intention de répondre à la question : « Comment un médecin va-t-il affronter l’imminence de la mort de sa propre mère ? » Il a mis du temps à nommer que, au-delà du film de genre, du désir de filmer ce milieu hospitalier qu’il connaît du dedans, sa motivation la plus profonde résidait dans cette question. De fait, l’inconscient est à l’œuvre. C’est ainsi qu’il confie que
De ce point de vue importante est la contre-figure du Dr Feterman (Sébastien Pouderoux), le chirurgien. Certes, lors de leur première rencontre, l’insulte de Simon (« Quel connard ! ») relève autant de la projection que du rejet : même s’il demeure dans l’empathie, le pneumologue peut voir dans son collègue la médecine qui, à force d’objectivation, a déshumanisé la personne du patient. Il demeure que c’est bien à cette dissociation entre ces deux pôles, objectif et subjectif, puis à leur réconciliation que travaille le film et qui travaille Simon.
L’homme de la toute-puissance a dû faire l’expérience de son impuissance pour naître une puissance vulnérable, si l’on peut risquer cet oxymore. En prenant soin des zones en friche dans sa vie, donc en s’ouvrant au-dedans de lui-même, il pourra dorénavant plus s’ouvrir au-dehors à l’autre. Le super-héros que tout le monde attend va devenir un héros du quotidien, « des classes moyennes », pour reprendre l’expression de Joseph Malègue. Celui qui vivait de la famille hospitalière va peut-être construire une famille hors de l’hôpital. Loin d’être une dé-mission, sa nouvelle mission s’est enrichie d’une réciprocité.
6) Une ouverture religieuse
Comment la distinction entre ces deux faces, subjective et objective, humaine et technicisante, ne redeviendra-t-elle pas, sur le court terme, une oscillation et, sur le long terme, une exclusion ? L’histoire le montre : sujet et objet (et, plus généralement, liberté et nature) se sont désarticulés quand ils ont perdu leur troisième pôle qui est beaucoup plus qu’une médiation, qui est la raison profonde de leur unité : Dieu lui-même.
Or, ce n’est pas l’un des moindres mérites de ce film que la présence explicite du religieux. Et ce n’est pas l’un des moindres mérites d’un réalisateur qui se dit athée (« je ne crois pas en Dieu ») que d’avoir intégré des éléments spécifiquement transcendants. Certes, leur présence s’explique pour des raisons autobiographiques. David Roux le note volontiers : son inconscient était à l’œuvre à son insu. Ainsi, lors de la mort de sa propre mère au petit matin, manquait son frère qui était pris par son travail et son père qui, trop fatigué, était allé dormir. Mais, « je ne m’en suis rendu compte qu’après, dans mon film ce sont les deux personnages qui sont montrés ». Comme s’il voulait porter un message : « Ils étaient bien là ». Or, sans être spécialement pratiquante ni même croyante (à la question d’un de ses petits-enfants sur la survie après la mort, elle répond par une profession de foi matérialiste ou agnostique (« Je serai dans vos petites têtes » : parole suffisamment importante pour qu’elle apparaisse dans la bande-annonce), la mère de David tenait à sa judéité.
Toutefois, redisons-le, la présence de ces éléments religieux est aussi appelée par des nécessités internes au sujet. De fait, ils sont doublement présents : réellement et symboliquement. Réellement, puisque Mathilde fait partie d’une chorale yiddish et que ses amies viennent changer avec elle ; puisque, lorsqu’elle meurt, si l’on ne voit rien de son décès, en revanche, l’on entend un chant
Mais le religieux est aussi présent symboliquement. Dans une interview du making-off, le cinéaste-scénariste explique combien, pour lui, l’identité médicale emprunte au vocabulaire, mais aussi à la ritualité religieuse : l’on rentre dans un ordre (des médecins) ; on prête serment ; on endosse un habit ; on reçoit un statut ; celui-ci comporte des implcations éthiques ; on y sacrifie son existence, surtout à l’hôtpital
7) Conclusion
Comment mieux symboliser un chemin qu’en montrant de longs cheminements ? Ceux-ci s’accompagnent d’une musique nostalgique et lancinante. On pourrait d’ailleurs raconter le film ou du moins souligner son évolution à travers celle de ces chemins : en solitaire
L’auteur l’a volontiers souligné
« J’ai l’impression aujourd’hui que plus qu’un film sur l’hôpital, ‘’L’Ordre des médecins’’ est devenu un film sur la famille », affirme le cinéaste dans le dossier de presse.
Pascal Ide
[1] La scène se déroule de 0 h. 23 mn. à
[2] La scène se déroule de 0 h. 25 mn. à
[3] La scène se déroule de 0 h. 44 mn. à
[4] La scène se déroule de 0 h. 45 mn. à
[5] La scène se déroule de 0 h. 55 mn. à
[6] La scène se déroule de 1 h. 11 mn. à
Pneumologue dans un grand hôpital parisien, Simon (Jérémie Renier) est, à 37 ans, reconnu par ses collègues pour ses diagnostics compétents, par les internes, telle Agathe (Zita Hanrot), pour ses talents de formateur, par son équipe, notamment le brancardier Fred (Frédéric Épaud), pour son engagement sans défaillance (on apprendra que cela fait deux ans qu’il n’a pas pris de vacances), par les patients pour sa proximité sans fusion. Jusqu’au moment où sa mère (Marthe Keller) est admise en urgence dans son établissement, pour un cancer très évolué au pronostic alarmant. Et, avec elle, arrivent son père, Sylvain (Alain Libolt), et sa sœur Julia (Maud Wyler) qui attendent de lui, le médecin omniscient, les mots susceptibles de les rassurer et de la médecine toute puissante dont il est le représentant patenté, le remède miracle qui sauvera Mathilde…