Gloria Bell, drame américain de Sebastián Lelio, 2018. Auto-remake de Gloria, sorti au Chili en 2013. Avec Julianne Moore, John Turturro, Michael Cera.
Thèmes
Personnalité narcissique, variante Victimaire, corps, amour, triangle dramatique de Karpman, triangle maléfique.
Du corps à corps érotique (d’éros, l’amour de désir) au corps à corps polémique (de polémos, la guerre), le film du réalisateur chilien pèche par excès de corps et défaut de parole.
Assurément, il est utile de montrer au cinéma ce visage peu connu de ce narcissisme particulièrement toxique qu’est le Victimaire amoureux. Le film déploie par touches successives et progressives l’approche vampirique de ce passif-agressif. Dans un premier temps, Arnold séduit, certes par la sincérité de son attachement amoureux, mais, plus encore, par une vulnérabilité doublée d’une authenticité, qui suscite d’autant plus la compassion que la passion (la souffrance) est apparemment dénuée de lamentation. Une fois la victime engluée, apparaissent les premiers signes alarmants : le mensonge (à ses filles, devant Gloria), donc, en définitive, la double vie, la justification irréfutable (« On ne divorce pas de ses enfants »), la dépendance fusionnelle qui le fait tourner dans le triangle dramatique de Karpman (ses filles dépendent de lui autant que lui dépend de ses filles), le harcèlement (par téléphone interposé), les manipulations (comme le double bind induit par la réflexion : « Gloria, il faut préserver notre relation »), le déni systématique par fuite, les reproches destructeurs (cf. l’exemple ci-dessous), l’absence de toute remise en question et sa conséquence, celle de tout changement, l’insensibilité à la souffrance profonde de l’autre, donc, d’un mot, l’effacement de toute altérité – le tout, sans jamais lever la main ni élever la voix.
Toutes ces multiples tactiques sont au service d’une unique et subtile stratégie : le service de son égo. D’autant plus subtile que toute la vie d’Arnold semble tourner autour de sa famille. Un signe : Arnold a quitté la fête familiale parce qu’il s’est senti exclu de la complicité régnant entre Gloria, ses enfants et même son ex-mari (Brad Garrett), aussi attachant qu’encombrant. Mais c’est voir midi à sa porte. Alors que Peter et Anne ont multiplié les questions, lui n’en a posé aucune et donc n’a en rien cherché à s’intégrer : Arnold s’est cru rejeté, parce que lui, le premier, a rejeté cette famille.
Assurément aussi, il est bon de montrer une victime certes un rien Sauveteuse, mais jamais Victimaire (elle sait écouter l’avis des autres, comme celui de son fils qui interpelle rudement son compagnon : « C’est qui ce type ? ») ni Bourreau (elle lui redonne sa chance) : bien qu’aussi boulimique d’amour qu’Arnold, Gloria prend vite conscience du danger, réagit en mettant aussitôt une saine distance, se libère d’une manière heureusement symbolique (retournant les armes du « méchant » contre lui-même) et choisit résolument la vie (dans cette éblouissante scène finale où la robe céladon symbolise autant la vie qui reverdit que l’espérance qui rejaillit). Cette résilience, d’ailleurs, ne jaillit pas ex nihilo. L’héroïne prend soin de ses enfants avec attention mais sans confusion (elle se contente de poser les bonnes questions à son fils, elle accompagne sa fille avec héroïsme pour son départ sans retour pour la Suède), ses amies (scène comique et empathique où elle crie à la place de Barbara l’injustice subie et sa valeur méconnue), ses clients (elle défend avec compréhension et attention les assurés). Cette femme tournée vers l’autre est assurément plus armée pour sortir de l’emprise qu’un homme sans autre.
Mais quel dommage (et quels dommages) que cette présence-préférence accordée par le cinéaste au seul corps – au détriment de la parole. Du corps exhibé (pourquoi Julianne Moore, 58 ans, prend-elle un tel besoin à triomphalement afficher ce corps dont il est bien précisé qu’il est « non refait » ?) aux corps aimants (là encore, pourquoi réduire le spectateur à un voyeur ?), en passant par le corps dansant (comme si onduler sur une piste guérissait les traumas, de la crise à l’emprise, de la tristesse à la détresse) et le corps chantant (comme si la conduite automobile transformée en karaoke avait la vertu de mettre en mots les maux), le grand absent demeure la parole de vérité (celle qui aurait dénoncé clairement que l’égocentrisme d’Arnold relève de la pathologie psychiatrique ; celle qui aurait dédifférencié la relation ; celle qui aurait pardonné et seule peut effacer l’amertume, qui transforme la solitude en esseulement), et donc l’acte de gratitude et d’auhentique bonté (au-delà du cercle familial, combien de fois voit-on Gloria triste, dans cette existence dénuée de sens, parce qu’elle est privée de don de soi). Dans cette vie carnavalisée (Philippe Muray), la distraction rime avec destruction, le divertissement a remplacé l’authentique loisir, celui qui est service gratuit, et donc profondément béatifiant, du vrai, du bien et du beau.
En gagnant un nom de famille par rapport à son homologue chilien – et un patronyme qui retentit –, l’héroïne américaine a malheureusement perdu la parole, celle qui permet à l’intelligence charnelle de raisonner et à la relation incarnée de résonner.
Pascal Ide
Quinqua divorcée il y a douze ans et mère de deux enfants, Peter (Michael Cera) et Anne (Caren Pistorius), Gloria Bell (Julianne Moore) est employée de jour dans un cabinet d’assurances à Los Angeles où elle écoute avec compassion sa collègue et amie Barbara Sukowa (Fassbinder) et se démène pour les assurés. Dans les transports, elle joue au karaoké seule en chantant des romances qui lui rappellent sa solitude inhabitée. Enfin, elle s’étourdit le soir, dans les dancings pour célibataires où elle danse beaucoup (et bien) sur les tubes des années 1980, en quête de rencontres de passage.
Jusqu’au jour où elle croise la route d’Arnold (John Turturro). Cet ex-marine qui tient maintenant un parc d’attraction, la touche aussitôt par sa tristesse hésitante autant que par sa vulnérabilité sans fard (il avoue être revenu de 140 kilos par gastroplastie). Cela l’oblige à porter une ceinture de contention, ce que Gloria va découvrir dès leur première rencontre… Tout semble indiquer une folle passion débutante, d’autant qu’elle est totalement partagée. Sauf qu’Arnold, lui aussi divorcé, est incapable d’avouer son amour pour Gloria à ses deux filles qui, malgré la trentaine, l’appellent à la moindre difficulté. Consentira-t-il à prendre de la distance et s’engager ? Gloria aura-t-elle la liberté de lui demander de choisir entre elle et non pas elles, mais cette dépendance ?