Diamants sur canapé
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Pays:
Américain
Thème (s):
Amour, Fuite, Réception
Date de sortie:
10 janvier 1962
Durée:
1 heures 55 minutes
Évaluation:
****
Directeur:
Blake Edwards
Acteurs:
Audrey Hepburn, George Peppard, Patricia Neal
Age minimum:
Famille

Diamants sur canapé (Breakfast at Tiffany’s), drame américain de Blake Edwards, 1961. Adapté du roman éponyme de Truman Capote, 1958. Avec Audrey Hepburn, George Peppard, Patricia Neal, Buddy Ebsen, Martin Balsam, Mickey Rooney. Oscar de la meilleure musique de film.

Thèmes

Amour, fuite, réception.

Commentaire détaillé de la dernière scène

Nous nous à la scène finale qui est l’une des plus fameuses du cinéma hollywoodien, voire l’une des plus belles [1]. Assurément, cette scène déplaît beaucoup aujourd’hui, puisque Audrey émet son besoin de liberté et que George le subordonne à l’amour et qu’elle finit par céder. Mais en demeurer là serait manquer une extraordinaire leçon de réception, cet acte vital de l’amour.

 

  1. Avant de mobiliser cette scène tout en y introduisant, il nous faut répondre à la double objection qu’elle suscite aujourd’hui et qui risque d’en décrédibiliser le propos. Primo, insistant sur son désir de se marier, Paul Varjak fait fi de la liberté de Holly Golightly qui, de son côté, affirme elle aussi avec détermination à ne pas vouloir l’épouser en particulier. Or, il n’y a de donation de soi que libre et non pas extorquée. Secundo, l’écrivain présente le mariage comme une appartenance : « Vous m’appartenez [You belong to me] ». Or, du côté de l’aimant, vouloir posséder l’autre est contraire à sa promotion et, du côté de l’aimé, consentir à appartenir à l’autre, c’est se désapproprier de soi, ce que le troisième cycle montrera contredire l’amour. Donc, l’intention et le discours de Paul non seulement sont contraires à l’essence de l’amour-don, mais doivent faire craindre qu’ils négligent le consentement de l’autre, ce qui est à la racine de toutes le emprises et de tous les abus. People don’t belong to people

Le film offre plusieurs éléments pour répondre à ces objections que la situation actuelle rend particulièrement sensibles. Tout d’abord, une parole doit être interprétée dans son contexte. Or, Paul précise son expression en introduisant une distinction entre un acte autocentré et un acte profondément allocentré – « Je ne veux pas te mettre dans une cage ! Je veux t’aimer ! [I don’t want to put you in a cage! I want to love you!] » –, en en précisant l’intention qui est commune à tous, la félicité – « Les personnes s’appartiennent, parce que c’est la seule chance d’être vraiment heureux [the only chance anybody’s got for real happiness] » – et en montrant sa réciprocité, qui est plus réelle que toutes les fuites de Holly – « Les personnes s’appartiennent vraiment [People do belong to each other] ». Donc, à l’instar de la parole sur la soumission de la femme à l’homme, émise par un autre Paul, l’Apôtre (cf. 1 Co 11,3 ; Ép 5,23), le scandale provient de ce qu’elle est séparée des autres paroles et s’apaise d’être connectée grâce à elles qui l’interprètent éthiquement et l’équilibrent systémiquement. Autrement dit, prises de manière atomistique (isolément), la formulation et la demande insistance de Paul sont malheureuses et même irrecevables ; mais il est plus de même quand elles sont interprétées de manière holistique.

Ensuite, une évaluation mesure un propos à une norme. Si elle part d’une description (un fait), elle se termine à une prescription (un jugement dit de valeur), ce qui requiert une mesure, un idéal. Or, tout dans le film, et donc en cet ultime échange, met en scène une jeune femme blessée (nous y reviendrons). Et, en vouant la personne à la répétition, ici la fuite [2], la blessure aliène, souvent à l’insu même de la personne navrée : la liberté saine est à la liberté malade ce que la création est à la réaction. Il ne s’agit assurément pas de légitimer l’emprise qu’un abuseur pourrait avoir sur une personne blessée, d’autant que, doué d’une grande empathie cognitive (mais dénué d’empathie affective), il excelle à repérer les failles de sa victime et que, face à la détresse d’autrui, le scénario sauveteur est l’une de ses stratégies de prédilection. Il s’agit seulement de distinguer, outre libre-arbitre (ici blessé) et liberté de qualité (vertueuse), liberté et vérité : consentir, et donc respecter, la liberté d’une personne blessée (même si, aveuglée et asservie, elle fait son propre malheur) n’est pas consentir au propos biaisé qui justifie son choix.

Un signe en est la profonde ambivalence de Holly. De même que la personne blessée – et cela vaut, mutatis mutandis, pour une personne emprisonnée dans une maladie psychique structurée – est tiraillée entre les mécanismes compulsifs qui l’agissent et les dynamismes datifs par lesquels elle agit, de même la jeune femme est habitée par des aspirations contradictoires que la fine sensibilité d’Andrey Hepburn incarne jusque de manière si expressive : fuite dans l’indépendance et aspiration à la « dépendance » (précisément, l’interdépendance) du mariage.

Enfin, il n’est pas rare que l’objection mette en balance deux désirs, celui, incarné par Holly, d’une liberté affranchie de tout lien et celui, incarné par Paul, d’une liberté s’engageant totalement dans l’alliance matrimoniale. Or, ces deux biens ne sont pas équivalents, mais hiérarchisées : je ne suis donné à moi-même que pour être donné à autrui. Pour le dire dans les mots des protagonistes ou plutôt du jeune écrivain : je ne m’appartiens pas que pour appartenir à autrui – mais avec tout ce que cette appartenance requiert, en amont, de pleine possession de soi (avec la connaissance, la confiance et l’estime de soi qu’elle suppose) et, en aval, de totale dépossession de l’autre à l’égard de celui qui s’est symétriquement dépossédé de lui-même. La résistance aujourd’hui éprouvée au dialogue entre Paul et Holly provient donc d’une absolutisation individualiste de l’autonomie confondue avec l’autarcie. C’est ce qu’établit la réponse de Paul déjà en partie citée, au nom même du principe de réalité : « Les personnes tombent vraiment amoureuses. Les personnes s’appartiennent vraiment ». Et il y joint l’attitude qui en découle : « Vous savez ce qui ne va pas chez vous, mademoiselle ‘qui que tu sois’ [miss whoever-you-are] ? Vous êtes une poule mouillée. Vous n’avez pas de cran. Vous avez peur de lever le menton et de dire : ‘OK, la vie est une réalité’ [“O.k., life’s a fact”] ». Ce qui, de prime abord, paraît être une accusation culpabilisante et peu compatissante est en réalité une exhortation à sortir de l’attitude victimaire qui la pousse à s’affirmer « sans-nom » (que nous détaillerons plus bas).

Mais une réfutation même pertinente ne convainc pas toujours une personne trop blessée pour adopter un autre point de vue que le sien. L’appel au principe de réalité ne suffit pas toujours à contredire un puissant et addictif principe de désir-déni. Enfin, un victimaire ne demande rien de tel qu’une accusation pour transformer celui qui la profère en bourreau et ainsi justifier sa posture ! Aussi, avec astuce et profondeur, Paul argumente par rétorsion, c’est-à-dire en montrant que la perspective même de Holly se retourne contre elle : « Vous vous dites un esprit libre, une créature sauvage. Et vous avez peur qu’on vous mette en cage. Eh bien, ma belle, vous êtes déjà dans cette cage. Vous l’avez construite vous-même. Et elle n’est pas limitée à l’ouest par Tulip, au Texas, ni à l’est par la Somalie. Elle est partout où vous allez. Parce que peu importe où vous courrez, vous finissez toujours par vous retrouver ». La réponse pourra paraître trop longue, trop didactique, trop moralisante. En tout cas, elle a le mérite de partir empathiquement des auto-convictions dont Holly se prise et se grise (« esprit libre », « créature sauvage »), de filer rhétoriquement sa métaphore (la peur d’être mise en « cage ») et de confirmer psychologiquement les autres lieux de fuite (le Texas ou la Somalie, qui doit paraître un équivalent du Brésil). Et, en montrant son souci de la liberté d’Holly, Paul récuse une dernière fois l’objection ci-dessus selon laquelle insistance rimerait avec indifférence (au consentement de l’autre) et donation avec domination.

 

  1. Ces difficultés nous ont préparé à entrer dans le vif du sujet, la réception qui se trouve au centre de cette scène finale. D’un mot, Holly refuse de recevoir les parole d’amour de Paul. Mais, on peut parler de réception au sens propre seulement parce qu’elle est précédée par une donation.

Que Paul se donne gratuitement à Holly, c’est ce que montre la scène elle-même.

Cette donation se traduit d’abord et avant tout dans sa déclaration d’amour : « Holly, je suis amoureux de vous [Holly, I’m in love with you] ». Elle est précédée et préparée par un silence annonçant la gravité de l’aveu, accompagné d’un regard intense. Elle est suivie par la répétition de la même parole d’amour, de manière encore plus dense : « Je vous aime [I love you] ».

Le don gratuit n’est pas tant confirmé que complété par le don de la bague, comme un langage de l’amour (ici, les moments de qualité) l’est par un autre (ici, les cadeaux). Certes, Paul la jette avec colère, et semble s’en débarrasser : « Je n’en veux plus ». Mais la musique qui éclate à ce moment à certifie le contraire et, surtout, le plus important est l’aveu qui précède : « Je la porte avec moi depuis des mois », la durée de l’amour étant proportionnelle à la profondeur, et l’amertume à la déception de n’être pas aimé en retour.

Loin d’être soudaine ou ponctuelle, cette gratuité aimante est confirmée par leur relation précédente, à commencer par le début de la scène dans le taxi. En effet, elle nous montre comme toujours, un Paul à la fois serviable et patient. À Holly qui ne cesse de fuir le réel dans son rêve, il multiplie les conseils judicieux et amicaux. À Holly qui dénie même la rupture de fiançailles, il consent à lire, et lire en entier, la lettre de son rival. Or, des quinze actes caractéristiques de la charité qu’énumère l’Apôtre dans son célèbre hymne (1 Co 13,4), les deux premières, estime saint Thomas, sont programmatiques : en rendant service, elle accomplit tout bien ; en étant longanime, elle supporte tous les maux.

Enfin, osons comparer les attitudes des deux protagonistes : que Paul soit plus donné, plus mûr et plus avancé sur le chemin de la liberté, ne signifie pas qu’il soit arrivé au terme. Lui aussi doit purifier le don de lui-même. Le gigolo, dont la situation ressemble étrangement à celle de l’aimée, a dû renoncer non seulement au désordre de sa vie, mais à la relation utilitariste avec celle qui se réduit à un sigle « 2-E », numéro de la coquette garçonnière new-yorkaise. De même que le numéro réduit la chose à son usage, voire à une série, de même l’instrumentalisation réduit l’autre à un objet, et bientôt un objet parmi d’autres.

 

  1. Certes, au point de départ, Holly Golightly refuse le don que Paul lui adresse. À sa déclaration d’amour, elle rétorque tout de go : « Et alors [So what?] ». La réponse est si déconcertante qu’elle serait comique si nous n’étions en plein drame d’amour. Et Holly continuera de résister, expliquant la raison profonde de son refus par son besoin viscéral de n’appartenir à personne – comme son chat.

Nous connaissons la cause, ou plutôt les causes, de ce refus. La plus apparente et la plus évidente, puisqu’elle est conscientisée et nommée, c’est sa volonté d’épouser un milliardaire et, puisque José se dérobe, ce sera l’un des cinquante plus riches hommes du Brésil. Si superficielle soit cette motivation, ne la minimisons toutefois pas trop. Fameuse entre toutes est la scène de l’ouverture, magnifiée par la musique elle aussi célèbre de Henry Mancini, qui a remporté un Oscar pour sa prestation, où Holly, si élégante en sa robe fourreau noir sort d’un taxi jaune sur la 5ème avenue dans Manhattan dépeuplé pour prendre son petit-déjeuner, debout devant la vitrine de la célèbre bijouterie Tiffany & Co. Cette scène pourrait faire oublier que cette fascination idolâtrique est la conséquence de la cupidité, « racine de tous les maux » (1 Tm 6,10) – dont l’un d’entre eux n’est qu’effleuré par le film (au contraire du livre), le désordre luxurieux. Mais cette raison éthique dissimule voire est annulée par une raison psychologique profonde : le besoin démesuré de sécurité. La femme frivole et « fofolle » dissimule une angoisse profonde. Sur ce point aussi, le roman de Truman Capote est autrement explicite, qui multiplie les détails biographiques sur Molly qui fut successivement : orpheline de ses deux parents, morts de tuberculose quand elle avait environ 10 ans ; séparée de ses frères et sœurs, notamment de son cher Fred ; martyrisée par la famille d’accueil qui la sous-alimentait ; culpabilisée de s’être enfuie et d’avoir laissé Fred ; violée avant 13 ans ; mariée à 14 ans ; séparée depuis. D’ailleurs, toujours dans le roman, Molly contemple les diamants non pas par avidité, mais pour apaiser ses crises de panique. Mais point n’est besoin d’entrer dans tous ces détails. Il suffit de comprendre que le besoin démesuré de sécurité vient d’un abandon que la lâcheté de José réactive douloureusement.

En réalité, si, verbalement, Holly repousse, voire ne peut que repousser, le don que Paul lui fait de sa personne, tout, dans le non-verbal, montre qu’elle l’accueille. Un geste résume tout : une fois Paul sorti, elle passe la bague à son doigt. Or, qui dit alliance (anneau), dit alliance (lien).

 

  1. Il reste à transformer ce passif en actif, cette oscillation en décision, c’est-à-dire faire intervenir la liberté. Mais comment du dehors, la caméra peut-elle exprimer le mystère caché au-dedans du cœur ? Comment le visible peut-il donner à voir l’invisible ?

L’on n’a pas manqué de souligner le rôle que joue le chat. Mais comment ne pas s’étonner que la grande scène d’amour du film, son moment culminant, consiste dans la recherche, de surcroît solitaire, d’un animal ? Qui donc est ce chat ? Un objet transitionnel (Winnicot) ? Non point, puisqu’il confine et confirme Holly dans sa régression. Un test projectif ? Sans doute, mais c’est le mettre trop à distance. Un objet transférentiel (Freud) ? Sans doute aussi, mais, dans l’autre sens, Cat a beau être d’abord une médiation, il est aussi une métaphore. Peut-être serait-il plus parlant de faire appel aux catégories élaborées par le modèle de psychothérapie inventé par Dick Schwarz, Internal Family Systems (IFS), les parties de soi ou sous-personnalités [3] ?

Holly elle-même répond à la question, pour peu que nous joignions le geste (l’anonymat intentionnel du félin qui doit se contenter de son nom générique, Cat), la parole (« Je ne suis pas Holly. Je ne suis pas Lula Mae non plus. Je ne sais pas qui je suis ! [I don’t know who I am!] ») et un principe anthropologique (le nom est révélateur de la personne, surtout si nous en sommes l’auteur, ainsi que le montre le choix des prénoms [4]). Dès lors, elle conclut en toute rigueur à sa non-identité : « Je suis comme Cat, ici. Nous sommes un couple de plouc sans-nom [no-name slobs] ». De cette absence d’identité, elle déduit aussi sa propriété première, l’absence d’appartenance à l’autre et à soi-même. En effet, plus qu’un substrat à la relation et moins qu’un « nœud de relations [5] », la personne est par l’autre, pour l’autre et en soi [6]. Aussi est-ce en toute rigueur que Holly conclut en conjuguant ces trois carences de lien : « Nous n’appartenons à personne, et personne ne nous appartient. Nous n’appartenons même pas à nous-même [We don’t even belong to each other] ». Enfin, Holly confirme cette conviction avec cohérence en joignant le geste à la parole : si le chat n’est pas à elle, elle n’a aucune raison de le garder ; elle le chasse donc brutalement de la voiture et l’abandonne à sa solitude.

Si Chat est cette entité sans id-entité, Holly nous révèle donc qu’elle s’exclut de toute relation possible parce que, d’abord, elle s’auto-exclut. Mais, pas plus que le chat, la jeune femme ne saurait se réduire à ce néant et à cette arelationnalité. En effet, sans mesurer toute la portée de son geste, elle dépose Cat dans un endroit qui, si sauvage qu’il paraisse, lui correspond : « Ça devrait être l’endroit idéal [right kind place] pour un dur comme toi : des poubelles, des rats à foison ». Or, aimer, c’est prendre soin de l’autre. Ainsi, Chat ne s’identifie pas simpliciter à Holly. Il n’exprime qu’une partie d’elle-même, ce que Dick Schwarz appellerait un « exilé ». La métaphore est donc, plus encore, une métonymie. Or, si guérir ne consiste assurément pas à ignorer cet exilé, c’est-à-dire, une nouvelle fois, s’amputer de soi, il ne se réduit pas non plus à la seule connaissance, c’est-à-dire à la prise de conscience prétendument libératrice. Ainsi que le nom judicieusement choisi d’exilé le signifie, la sanation demande de rapatrier cette partie de soi au présent, reconnaître le rôle que, naguère, elle a joué et en prendre soin à l’avenir.

Voilà pourquoi, en cherchant le chat, Holly atteste son intention d’avoir de la sollicitude pour elle-même ; en persévérant malgré l’échec, voire la menace du découragement (Audrey Hepburn a dit que, de toutes les scènes qu’elle a tournées, celle-ci fut la plus difficile), elle montre que cette intention s’inscrit maintenant dans la durée ; en faisant écho au miaulement par une exclamation attendrie, elle révèle que sa bienveillance effective jaillit de sa bonté affective, donc du fond de son cœur ; en s’abaissant, en serrant Chat contre elle-même et en l’embrassant, elle se donne à elle-même l’amour qui lui a tant manqué. Et puisque l’amour de soi – ici sous la forme encore plus radicale de la réconciliation avec soi-même – est condition (mais non pas mesure) de l’amour d’autrui, elle est désormais à même de répondre à autre qu’elle et qui l’attend. S’étant enfin reçu elle-même, elle peut recevoir l’amour de Paul.

Voilà aussi pourquoi, loin d’être absent ou passif, Paul la regarde avec cette attention qui est autant vigilance (être attentif) qu’aimance (être attentionné) ; loin, inversement, d’être un sauveteur qui se substituerait à Molly, il demeure à sa place, à l’entrée de la ruelle ; loin d’être un spectateur jugeant, Paul enveloppe l’aimée d’amour, comme s’il accompagnait chacun des gestes de Molly, encourageait chacun de ses efforts ; loin, enfin, de se glacer et agacer des trombes d’eau ou de se sentir rejeté d’être préféré par ce chat, Paul, en sa patience, répond à la persévérance de Holly et, secrètement, la précède.

Voilà également pourquoi le décor, tout le décor, entre singulièrement en résonance avec son contenu. La pluie n’est pas seulement le symbole général de toute tristesse (« Il pleure dans mon cœur Comme il pleut sur la ville »), mais l’occasion d’une puissante transformation : ces diamants dont le rayonnement illusoire aspirait toute l’énergie de Molly deviennent les larmes qui scintillent dans ses yeux et débordent d’un cœur qui a enfin compris que le seul trésor, c’est de s’appartenir pour appartenir [7]. Molly a cessé de prendre pour enfin recevoir. De leur côté, ces poubelles qui sont le décor où vit usuellement un chat de gouttières, expriment allégoriquement l’arrachement à la pseudo-richesse extérieure et, plus encore, la pauvreté intérieure qui est chemin de réception, donc la condition de tout attachement.

Voilà enfin pourquoi la scène peut s’achever par le baiser scellant la communion tant attendue qui ne sacrifie à la happy end hollywoodienne (et pourquoi ne pas se réjouir de ce à quoi tout cœur aspire ?) qu’en lui ajoutant une note inattendue : la présence de ce tiers félin et rouquin ! Et, quand la pluie aura cessé et que brillera l’arc-en-ciel, elle pourra cesser de rêver sa vie, pour vivre le rêve qu’elle chantait : « Nous cherchons le même bout d’arc-en-ciel [We’re after the same rainbow’s end] »…

Retranscription du script de la dernière scène

J’y joins la traduction des trois réponses les plus longues.

 

Holly Golightly. – Quel night.

Paul Varjak. – I did a little housebreaking while you were away. Clayton hotel, driver. 84th and Madison. O.J. thinks it would be a good idea if you stayed out of sight for a while. I got most your stuff here, including Cat. Hope he’s all right.

Holly Golightly. – Hello, Cat… poor no-name slob. Listen, darling, did you find
that plane ticket?

Paul Varjak. – Right here. We can cash it in.

Holly Golightly. – Cash it in? Are you kidding? What time is it?

Paul Varjak. – A little after 10:00.

Holly Golightly. – Good. Idyllwild airport please, driver.

Paul Varjak. – Never mind. You can’t do that.

Holly Golightly. – Why not?

Paul Varjak. – You don’t understand. You’re under indictment. If they catch you jumping bail; they’ll lock you up and throw away the key.

Holly Golightly. – Don’t be ridiculous, darling. By the day after tomorrow, I’ll be married to the future president of Brazil. And that’ll give me diplomatic immunity or something.

Paul Varjak. – I wouldn’t bet on it.

Holly Golightly. – What is it, darling?

Paul Varjak. – I have a message for you.

Holly Golightly. – Oh. Oh, yes, I see. Did he bring it in person, or was it… just there, shoved under the door?

Paul Varjak. – A cousin.

Holly Golightly. – Hand me my purse, will you, darling? A girl can’t read that sort of thing… with …. Without her lipstick. You read it to me, will you, darling? I don’t think I can quite…bear…

Paul Varjak. – Are you sure you want me to?

Holly Golightly. – Mm-hmm.

Paul Varjak. – Okay. “My dearest little girl, I have loved you knowing you were not as others, but conceive of my despair upon discovering in such a brutal and public style how very different you are from the manner of woman a man of my position could hope to make his wife. I grieve for the disgrace of your present circumstances, and I do not find it in my heart to add my condemn… to the condemn that surrounds you. So I hope you will find it in your heart not to condemn me. I have my family to protect and my name and… I am a coward where these institutions enter. Forget me, beautiful child, and may god be with you. Jose.”

« Ma chère petite fille, je t’ai aimée en sachant que tu n’étais pas comme les autres, mais comprends mon désespoir en découvrant, de manière aussi brutale et publique, à quel point tu es différente de la femme qu’un homme de ma condition pourrait espérer épouser. Je suis peiné par la honte de ta situation actuelle, et je ne trouve pas le courage d’ajouter ma condamnation… à celle qui t’entoure. J’espère donc que tu trouveras le courage de ne pas me condamner. J’ai ma famille à protéger, mon nom et… je suis un lâche face à ces institutions. Oublie-moi, ma belle enfant, et que Dieu soit avec toi. José. »

Holly Golightly. – Well…

Paul Varjak. – Well, at least he’s honest. It’s kind of touching.

Holly Golightly. – Touching! That square-ball jazz.

Paul Varjak. – He says he’s a coward.

Holly Golightly. – All right! So he’s not a regular rat or even a super rat. He’s just a scared little mouse, that’s all. But, oh, golly… gee! Damn!

Paul Varjak. – Well, so much for south America. I didn’t really think you were cut out to be queen of the pampas anyway. Clayton hotel.

Holly Golightly. – Idyllwild.

Paul Varjak. – What?

Holly Golightly. – The plane leaves at 12:00, and on it I plan to be.

Paul Varjak. – Holly, you can’t.

Holly Golightly. – Pourquoi pas? I’m not hotfooting it after Jose, if that’s what you think. Oh, no. as far as I’m concerned, he’s the future president of nowhere. Only why should I waste a perfectly good plane ticket? Besides, I’ve never been to Brazil. Please, darling, don’t sit there looking at me like that. I’m going, and that’s all there is to it. All they want from me are my services as a state’s witness against Sally. Nobody has any intention of prosecuting me. To begin with, they don’t have a ghost of a chance. Even so this town’s finished for me… at least for a while. There are certain shades of limelight that can wreck a girl’s complexion. They’ll have the rope up at every saloon in town. I’ll tell you what you do for me, darling. When you get back to town, I want you to call up the New York times or whoever you call. I want you to mail me a list of the 50 richest men in brazil—the 50 richest!

Pourquoi pas ? Je ne me précipite pas après José, si c’est ce que tu penses. Oh non. Pour moi, c’est le futur président de nulle part. Seulement, pourquoi devrais-je gâcher un billet d’avion en parfait état ? De toute façon, je ne suis jamais allé au Brésil. S’il te plaît, ma chérie, ne reste pas assise à me regarder comme ça. J’y vais, un point c’est tout. Tout ce qu’ils veulent de moi, c’est mes services comme témoin à charge contre Sally. Personne n’a l’intention de me poursuivre. Pour commencer, ils n’ont pas l’ombre d’une chance. Malgré tout, cette ville est finie pour moi… du moins pour un temps. Il y a certaines nuances de célébrité qui peuvent ruiner le teint d’une fille. Ils auront la corde dans tous les saloons de la ville. Je vais te dire ce que tu fais pour moi, ma chérie. À ton retour, je veux que tu appelles le New York Times ou qui que ce soit. Je veux que tu m’envoies par mail une liste des 50 hommes les plus riches du Brésil – les 50 plus riches !

Paul Varjak. – Holly. I’m not going to let you do this.

Holly Golightly. – You’re not going to let me?

Paul Varjak. – Holly, I’m in love with you.

Holly Golightly. – So what?

Paul Varjak. – So what? So plenty! I love you. You belong to me.

Holly Golightly. – No. People don’t belong to people.

Paul Varjak. – Of course they do.

Holly Golightly. – I’m not going to let anyone put me in a cage.

Paul Varjak. – I don’t want to put you in a cage! I want to love you!

Holly Golightly. – It’s the same thing.

Paul Varjak. – No, it’s not! Holly!

Holly Golightly. – I’m not Holly. I’m not Lula Mae, either. I don’t know who I am! I’m like Cat here, We’re a couple of no-name slobs. We belong to nobody, and nobody belongs to us. We don’t even belong to each other. Stop the cab. What do you think? This ought to be the right kind place for a tough guy like you – garbage cans, rats galore. Scram! I said take off! Beat it! Let’s go.

Holly Golightly. – Je ne suis pas Holly. Je ne suis pas Lula Mae non plus. Je ne sais plus qui je suis ! Je suis comme Cat, ici. Nous sommes deux ploucs sans-nom. Nous n’appartenons à personne, et personne ne nous appartient. Nous n’appartenons même pas à nous-même. Arrêtez le taxi. Qu’en penses-tu ? Ça devrait être l’endroit idéal pour un dur comme toi : des poubelles, des rats à foison. Dégage ! J’ai dit de dégager ! Fous le camp ! Allons-y.

Paul Varjak. – Driver… pull over here. You know what’s wrong with you, miss whoever-you-are? You’re chicken. You got no guts. You’re afraid to stick out your chin and say, “O.k., life’s a fact.” People do fall in love. People do belong to each other, because that’s the only chance anybody’s got for real happiness. You call yourself a free spirit, a wild thing. And you’re terrified somebody’s going to stick you in a cage. Well, baby, you’re already in that cage. You built it yourself. And it’s not bounded in the west by Tulip, Texas, or in the east by Somaliland. It’s wherever you go. Because no matter where you run, you just end up running into yourself. Here. I’ve been carrying this thing [la bague de fiançailles] around for months. I don’t want it anymore.

Paul Varjak. ‑ Conducteur… gare-toi ici. Tu sais ce qui ne va pas chez toi, mademoiselle « qui que tu sois » ? T’es une poule mouillée. T’as pas de cran. T’as peur de lever le menton et de dire : « OK, la vie est une réalité. » Les personnes tombent vraiment amoureuses. Les personnes s’appartiennent vraiment, parce que c’est la seule chance d’être vraiment heureux. Tu te dis un esprit libre, une créature sauvage. Et tu as peur qu’on te mette en cage. Eh bien, ma belle, tu es déjà dans cette cage. Tu l’as construite toi-même. Et elle n’est pas limitée à l’ouest par Tulip, au Texas, ni à l’est par la Somalie. Elle est partout où tu vas. Parce que peu importe où tu cours, tu finis toujours par te retrouver. Ici. Je trimballe cette chose avec moi depuis des mois. Je n’en veux plus.

Paul Varjak. ‑ Here, Cat! Cat!

Holly Golightly. – Where’s the Cat?

Pascal Ide

[1] Par exemple : « Le baiser final de Breakfast at Tiffany’s […] constitue rien moins que l’un des plus beaux de tout le cinéma hollywoodien » (https://nouvellesdufront.jimdofree.com/la-séquence-du-spectateur-91-à-100/le-chat-de-holly-golightly/, site consulté le 5 août 2025).

[2] Tout le film, elle fuit. Ainsi, lorsqu’elle apprend le décès de son frère, Holly, accablée de chagin, s’enivre pour ne plus y penser.

[3] Cf. l’ouvrage du fondateur de l’IFS, Richard C. Schwartz, Système familial intérieur, blessures et guérison. Un nouveau modèle de psychothérapie, éd. François Le Doze, trad. Monique Vazire, Liz Holdship, François Le Doze, Issy-les Moulineau, Elsevier-Masson, 2009 (épuisé). Cf. aussi Jay Earley, Self-Therapy: A Step-By-Step Guide to Creating Wholeness and Healing Your Inner Child Using IFS. A New, Cutting-Edge Psychotherapy, Minneapolis (Minnesota), Hillcrest Publishing Group, 2009, 22012 (le meilleur ouvrage d’approfondissement et de méthodologie) ; Jon Schwartz & Bill Brennan, There’s a Part of Me, Oak Park (Ilinois), Trailheads Publications, Publishing Division of IFS Institute, 2013 ; François Le Doze et Christian Krumb, La force de la confiance. Une thérapie pour s’unifier, Paris, Odile Jacob, 2015.

[4] Cf. la synthèse de Nicolas Guéguen, Psychologie des prénoms. Pour mieux comprendre comment ils influencent notre vie, coll. « 100 petites expériences de psychologie », Paris, Dunod, 2008.

[5] Mais en un sens différent de celui que lui donne Maurice Merleau-ponty, au terme de sa Phénoménologie de la perception (coll. « tel » n° 4, Paris, Gallimard, 1945, p. 520. Citant Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, Paris, Gallimard, 1942, p. 174). Nous en parlerons en traitant du don à soi et du flux.

[6] Il s’agit des trois moments de ce que nous appellerons la dynamique ternaire du don (réception, appropriation et donation).

[7] Les larmes sont les diamants de nos yeux : comme ceux-ci, elles brillent et rayonnent, elles sont d’autant plus belles que l’eau est pure, elles s’offrent par excès.

Tôt un matin, un taxi jaune s’arrête devant la célèbre vitrine de Tiffany’s à New York. Une jeune femme élégante, Holly Golightly (Audrey Hepburn), en sort et flâne devant la vitrine en prenant son petit déjeuner qu’elle a apporté dans son sac à main. Après avoir contemplé la vitrine tout en finissant son petit déjeuner, elle se met à rentrer tranquillement chez elle à pied. Plus tard, réveillée par l’arrivée d’un nouveau voisin, Paul Varjak (George Peppard), elle actionne le tire-suisse pour le faire entrer dans l’immeuble. Ils se mettent à bavarder pendant que Holly se prépare à sortir.

La carrière du jeune écrivain Paul Varjak s’enlise depuis longtemps (il n’a rien publié depuis plusieurs années) sans qu’il connaisse de soucis financiers grâce aux bons soins de sa riche maîtresse, une femme mariée, Mrs. Emily Eustace Failenson (Patricia Neal), connue sous le surnom « 2-E », qui est le numéro de la coquette garçonnière new-yorkaise qu’elle a louée pour lui et où il vient d’emménager.

Holly rêve d’un richissime époux, se comparant à une SDF, semblable au chat de gouttière roux sans nom qu’elle a recueilli. En attendant, Holly rend visite chaque semaine au gangster Sally Tomato (Alan Reed) dans la prison de Sing-Sing qui lui remet des messages météorologiques à porter à ses complices. elle vit de ses charmes. Par ailleurs, elle organise des fêtes déchaînées dans son appartement qui se poursuivent jusqu’à une heure avancée de la nuit, au grand dam de son voisin, le photographe japonais, M. Yunioshi (Mickey Rooney). C’est ainsi qu’elle y drague ostensiblement le presque cinquantenaire et obèse Rutherford « Rusty » Trawler (Stanley Adams), parce qu’il est l’une des plus riches fortunes de New York.

Apparemment excentrique, voire calculatrice, elle est profondément angoissée (état qu’elle appelle « mean reds » en référence à l’expression « avoir le blues »), et nostalgique de son Texas natal qu’elle a pourtant fui. Elle souffre aussi de l’absence de son frère parti pour l’armée, « Fred ». Elle donne affectueusement ce prénom à Paul qu’elle appelle également son « ami ». Pourtant, Varjak s’intéresse de plus en plus à cette étrange jeune femme, au point point qu’il délaisse Edith, de plus en plus jalouse. Mais Holly se refuse obstinément à reconnaître les sentiments amoureux qui naissent entre eux.

On découvre peu à peu son enfance misérable, son mariage annulé à cause de son jeune âge (14 ans) et sa détermination à trouver l’homme riche qui la mettra à l’abri du besoin et la protégera. Elle croit le trouver dans un Brésilien argenté, José da Silva Pereira (José Luis de Vilallonga), mais celui-ci s’avère trop soucieux de sa réputation et incapable de la comprendre : quand Holly, par naïveté, est impliquée dans un trafic de drogue, il s’enfuit à toutes jambes. Alors qu’elle s’apprête une fois de plus à courir après ses rêves en partant rejoindre José au Brésil, Paul, profondément épris d’elle, la met face à son destin : « No matter where you run you just end up running into yourself » (« Où que tu fuies, tu finis toujours par te retrouver face à toi-même »).

L’épilogue poétique de la chanson Moon River révèle la fin de l’histoire :

 

« We’re after the same

Rainbow’s end,

Waiting round the bend,

My huckleberry friend

Moon River and me. »

« Nous cherchons le même

Bout d’arc-en-ciel,

Attendant derrière la courbure,

Mon ami Huckleberry

Moon River et moi ».

 

Holly accepte enfin l’amour véritable que Paul lui porte, mettant un terme heureux à son errance angoissée. Le film finit avec Holly et Paul s’embrassant dans la pluie.

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