Dark Waters, biopic dramatique réalisé et écrit par Todd Haynes, 2020. Avec Mark Ruffalo, Anne Hathaway.
Thèmes
Structure de péché, vertu, patience, humilité.
Ce biopic exemplaire est une histoire à la fois inquiétante, éclairante et mobilisante.
- De prime abord inquiétant, jusqu’à en être paralysant. Au-delà des multiples compromissions et démissions qui laissent toute la place à l’expansion avant tout financière qu’est l’entreprise chimique américaine du Pont de Nemours, une autre raison, beaucoup plus subtile, émerge. L’incertitude des jugements, l’extrême difficulté à établir une corrélation causale dans un processus intrinsèquement sigillé par la contingence, la complexité, la pluralité factorielle et la constante évolution des paramètres. Aussi, de toute bonne foi, une personne peut-elle hésiter, surtout le fils de Descartes qui fut élevé dès le biberon à la cause univoque et déterministe. De ce point de vue, l’une des plus belles scènes du film est le coup de téléphone totalement inattendu où Robert non seulement entend enfin la réponse positive du laboratoire, mais comprend la raison de sa décourageante expectative de sept années : pour conclure avec le maximum d’assurance, les experts devaient œuvrer avec le maximum de persévérance et donc faire preuve du maximum de patience.
Dès lors, le triomphe a la même couleur mitigée que cette modalité seulement probable de la conclusion. Exit la victoire éclatante, mais toujours humiliante pour le vaincu ; entre l’humble et beaucoup plus durable réussite, toujours à reconquérir.
- Cette réussite, assurément, est le fruit d’un homme qui doit croiser quelques indispensables vertus pour mener sa quête-enquête jusqu’à son terme jamais terminé. Notamment trois : l’exigence, la constance et l’humilité.
Enfant, nous voyons Robert déjà habité par ce perfectionnisme qui est d’abord un souci sans concession et sans condition du bien. C’est ainsi que, lorsqu’il a trait sa première vache, le jeune Bobby est resté « jusqu’à la dernière goutte ». Une fois devenu adulte, affronté à un dossier démesuré et une machine à broyer les résistances, cette exigence intérieure lui permettra de ne pas se désespérer, de ne rien céder sur la vérité et de démasquer tout faux-semblant.
Mais l’exigence ne suffit pas. Encore faut-il qu’elle s’inscrive sur la très longue durée. Autrement dit, encore faut-il qu’elle rime avec la constance. Dit autrement encore, ne rien lâcher ne suffit pas ; il convient aussi de ne jamais lâcher. Dans une autre scène jubilatoire, nous voyons Robert éplucher les rapports, épingler chaque feuille de chaque dossier de chaque caisse, et, tel le rat de la fable ou l’oiseleur du psaume, ronger le filet maille après maille. Il nous donne ainsi de vivre, en mode avance (très) rapide, la (très) longue et (très) fructueuse exploration des myriades de données, et la découverte presque casuelle de ce mystérieux PFOA, bientôt rebaptisé C8. Construit comme un autre biopic, À la recherche du bonheur (Gabriele Muccino, 2006), le scénario nous permet d’épouser l’état intérieur du protagoniste principal en multipliant jusqu’au désespoir les difficultés : lorsqu’un obstacle est surmonté et que l’on croit enfin pouvoir goûter la victoire et la paix méritées, un autre, insoupçonné, se dresse, de sorte que s’ancre progressivement la conviction que jamais nous ne verrons le bout du tunnel.
Enfin, la vertu la plus cachée est celle qui cache le héros à son adversaire et peut-être à lui-même : l’humilité. Cette disposition la plus invisible est aussi la plus féconde. Seul David peut abattre Goliath. En position basse, toujours respectueux, notre anti-Hulk finit par révéler, presque involontairement, la superbe arrogante de celui qu’il faut bien appeler son ennemi. Par cette humilité que sainte Thérèse d’Avila identifie à la vérité, Robert ose demander à Phil Donnelly qui n’en croit pas ses oreilles ce qu’il en est du C8. Et, contre toute attente, mais en cohérence profonde, l’orgueilleux président de DuPont s’emporte avec mépris contre cet importun si opportun. Erreur fatale ! le Columbo ou, mieux, le Father Brown de la justice, ne le lâchera plus. Non point pour se venger, mais pour faire triompher le droit et la vérité.
- Toutefois, Bob n’aurait jamais réussi seul. Et c’est peut-être la leçon la plus passionnante de cette histoire malheureusement trop actuelle et tristement trop exemplaire. En effet, quand tombe le résultat bouleversant de l’expertise médicale, osons-le dire, nous espérons un brutal, total et triomphal dénouement ; or, stupeur, c’est le contraire qui advient : DuPont nie et dénie le plus évident. Les manipulateurs nous l’ont appris, les mensonges les plus gros et les plus grossiers sont aussi les plus efficaces.
Mais surtout, nous comprenons soudain un mécanisme essentiel : ce que Jean-Paul II appelle dans une formule devenue technique : la structure de péché [1] et que Bob résume en une simple phrase : « Le système est corrompu ». Nous pouvons multiplier les explications, le fait demeure : ce mammouth de l’industrie chimique (dont la taille est telle qu’il rivalise avec le pouvoir politique) est animé, non par soi, mais par accident, par une pulsion pécheresse qui est entrée dans le monde avec la faute de nos premiers parents et n’en disparaîtra qu’avec le retour du Christ : la soif de l’or. Autrement dit, exiger que DuPont reconnaisse ses torts, c’est demander à ses multiples actionnaires qu’ils cessent d’adorer le dieu Mammon.
Est-ce à dire que le diagnostic ne s’accompagne d’aucune espérance de traitement ? Au terme, grâce à Robert, nous comprenons une autre vérité encore plus importante, une vérité que Tennant avait vue dès l’origine : la réponse ne doit pas venir d’en haut, mais d’en bas. Elle ne surgira pas de l’institution, mais des personnes. Quittons l’illusion déresponsabilisante que le remède doit provenir du même niveau de responsabilité et emprunter les mêmes voies que le mal. Si la pathologie (coupable) agit de manière descendante, le traitement, lui, doit opérer en sens inverse. Si le mystère d’iniquité se répand en pullulant et en se disséminant aveuglément, le mystère de piété, lui, consent à multiplier les actions de proximité et traite chaque cas personnellement, donc humainement. C’est ainsi que Robert Bilott remportera la victoire, procès après procès, obtenant pour chaque victime l’indemnisation très élevée à laquelle il a droit.
Dark Waters présente bien des points communs avec Erin Brockovich (Steven Soderbergh, 2000), à commencer par l’action née de la compassion. Mais le film de Todd Haynes mobilise aussi la réflexion. Il invite et incite à un changement d’échelle et de paradigme. La violence est tentaculaire et réticulaire, mais pas inexpugnable ni inexorable. Une autre mise en réseau, notamment médiatisée par la Toile, induit d’autres savoirs et d’autres pratiques que les pouvoirs-savoirs des prétendus experts. À l’époque de Big Pharma, qui est d’abord Big Mammon, qu’il est bon de voir l’efficacité du local contre le global, de la responsabilisation contre la victimisation, de la vertu contre la seule loi, du savoir subjectif contre le seul savoir objectif, etc. La crise que nous traversons est source de grandes souffrances, mais elle ouvre sur des espérances encore plus grandes.
Pascal Ide
[1] Cf. Jean-Paul II, Exhortation apostolique postsynodale Reconciliatio et Pœnitentiæ sur la réconciliation et la pénitence dans la mission de l’Église aujourd’hui, 2 décembre 1984, n. 16 ; Lettre encyclique Sollicitudo rei socialis à l’occasion du vingtième anniversaire de l’encyclique Populorum progressio, 30 décembre 1987, n. 36-37.
En 1999, Wilbur Tennant (Bill Camp), un fermier de Parkersburg en Virginie-Occidentale, prend contact avec Robert Bilott (Mark Ruffalo), avocat à Cincinnati au sein de l’influent cabinet Taft, Stettinius & Hollister, spécialisé dans la défense des entreprises de l’industrie chimique, et dirigé par Tom Terp (Tim Robbins). L’agriculteur, qui connaît la grand-mère de Robert, l’implore de l’aider : son troupeau de vaches a été décimé et les animaux encore en vie présentent des lourdes séquelles. Or, son exploitation est située juste à côté du site Dry Run, appartenant à l’entreprise de produits chimiques DuPont, aux mains du tout-puissant Phil Donnelly (Victor Garber). D’abord réticent, lorsqu’il voit une vache folle furieuse attaquer Tennant, Robert accepte l’affaire, contre l’avis de quasiment tous ses proches et la réticence croissante de son épouse Sarah (Anne Hathaway). Il va peu à peu découvrir que toute la population locale est touchée. Surtout, il va en découvrir la cause probable : la pollution de l’eau par la présence de PFOA utilisé pour des produits de la marque Téflon, qui fait la fortune de DuPont. Mais comment s’attaquer à ce géant qui, de surcroît, est son client ? Surtout comment transformer cette conviction en démonstration ?