Comédie dramatique allemande de Percy Adlon, 1987.
Thèmes
Guérison, acédie, déracinement, Jésus.
Bagdad café met en scène des personnages en errance qui sont en quête d’une stabilité, d’un chez-soi. Paradoxalement, c’est le personnage le plus déraciné, Jasmin, qui deviendra ce « chez-soi » où chacun va s’épanouir. A moins que le secret de ce maître de bonheur qu’est Jasmin soit dans un ailleurs.
1) Du déracinement au chez-soi
a) L’errance
Tous les personnages du film, au commencement, semblent à la recherche d’un lieu stable.
Il y a, bien entendu, symboliquement, ces camionneurs qui, par définition, sont de passage, ne s’arrêtent pas.
Il y a ceux qui les accueillent, c’est-à-dire le motel Le Bagdad café. Ils semblent au moins bénéficier de la sédentarité. Mais la stabilité du lieu ne traduit pas la stabilité intérieure. Au contraire. Même si elle ne supporte plus son paresseux de mari, Brenda est perdue de le voir partir. Son motel ressemble à son âme : ensevelie sous une épaisse couche là de poussière et de crasse, ici de tristesse.
Cependant, la personne la plus perdue n’est pas Brenda mais Jasmin. Car, à la séparation violente de son mari (elle demande qu’on l’appelle « Madame » et elle aime trop la vérité pour trahir son état-civil), donc à la désolation de la solitude, elle joint le déracinement : elle se retrouve sans lieu stable, en pays étranger.
Il y a, enfin, ce paysage très symbolique : le désert Mojave, près de Las Vegas, n’est-ce pas le lieu où le vent peut souffler sans trouver où le contrarier et donc où la bale poussée par le vent, erre, sans raison ? Le premier psaume n’oppose-t-il pas « l’arbre planté auprès d’un cours d’eau », stable et fructueux à « la bale qu’emporte le vent », errante et inféconde [1].
Si différentes semblent-elles, Jasmin et Brenda sont sœurs dès leur première rencontre : elles ne découvriront que plus tard combien elles sont éprouvées du même drame, non pas seulement la solitude, mais l’abandon d’un mari ; pour l’instant, leurs gestes se synchronisent étrangement : toutes deux versent une humeur, ici la sueur, là les larmes ; toutes deux tirent un mouchoir pour pouvoir en être soulagées – du moins du signe, la cause demeurant sans remède.
Jasmin est prise dans la colère, la crainte et le découragement. Les colères multiples : de se retrouver si pauvre ; voire la colère contre soi : par quelle étourderie se retrouve-t-elle ainsi en possession des habits de son mari, aussi inutiles qu’encombrants ?
Non seulement le film n’est pas naïf (tous les personnages ne succomberont pas au charme inusuel de Jasmin), mais il prend en compte le poids de responsabilité de chacun. C’est ainsi que si Jasmin devra quitter ce motel où elle commençait à se trouver si bien à cause de sa situation irrégulière, ainsi que l’explique le policier ; or, celui-ci ne repère si facilement qu’elle est hors-la-loi que parce que Brenda avait attiré indûment son attention au début. Le terme de « justice immanente » est trop connoté. Du moins ne peut-on douter que l’effet néfaste est une conséquence, au moins partielle, de la suspicion presque paranoïaque de Brenda à l’égard de cette étrangère jugée, indûment, indésirable.
b) Le cadre
A l’évidence, le cadre souligne et redouble l’errance intérieure.
Les habitants du Motel ressemblent furieusement à son affiche lumineuse : tristes, avec une lettre en moins.
Ce triste bout du monde, qui voudrait s’y arrêter hormis des camionneurs, autres figures de l’errance ? Ce triste bout du monde, qui voudrait s’y intéresser ?
c) La découverte d’un chez-soi
A tout ce monde déraciné, Jasmin va apporter le plus beau signe d’amitié : un chez-soi ; elle va leur ouvrir un espace intérieur.
Comment va-t-elle faire ? Jasmin va s’y prendre différemment pour chacun.
Par son écoute.
Par son regard. Jasmin regarde mais ne juge pas. C’est en observant Brenda qu’elle va comprendre
Par ses paroles.
Par ses gestes.
Jasmin va retourner l’épreuve en chance : les habits masculins lui permettront de conquérir Phyllis ; la boîte de magie, surtout, de conquérir tout le monde.
d) Le symbole du boomerang
Une objection pourrait naître. La quête du chez-soi n’est-elle pas un refus frileux du risque ? Le besoin identitaire qui pourrit la sédentarité ne mine-t-il pas l’audace altérisante qui nourrit la liberté ?
Plus que toute démonstration fastidieuse, le symbole du boomerang conjugue les deux quêtes d’ouverture et de clôture, de liberté et de repos. Les spectateurs dans la salle suivent, avec la même fascination que les spectateurs de la scène, ce mouvement qui combine de manière unique un mouvement d’avancement, d’apparence linéaire et le retour sur l’origine. Comme un symbole du grand mouvement néoplatonicien d’exitus-reditus. Or, le mouvement prospectif est comme symbole de la liberté, de la conquête sur la résistance de l’air, dans un puissant sifflement rythmique, alors que le retour irrésistible est celui du retour à soi, chez-soi, de la fidélité à soi. Ici, la victoire de la liberté ne se réduit pas à un arrachement à son origine, mais aussi à une coïncidence joyeuse avec soi-même.
Cette interprétation est confirmée par l’identité des spectateurs : les enfants et les cœurs d’enfant, c’est-à-dire Jasmin et Rudi – et l’identité paradoxale du lanceur : à la fois nomade (comme campeur) et sédentaire (ayant planté sa tente dans ce lieu si inhospitalier), à la fois étranger et du lieu.
2) Relecture christologique
Si Jasmin accueille tout le monde, qui accueille Jasmin ? Car cette loi de l’espace vaut aussi pour elle ? D’autant plus que, on l’a vu, la Bavaroise est elle-même désorientée, voire traumatisée par le départ de son mari et par son absence d’enfants. Ni épouse ni mère, comment ne ressentirait-elle pas un vide profond appelant la consolation ?
Bien des éléments du film appellent une relecture plus haute, en l’occurrence chrétienne : Jasmin, parce qu’elle est une figure du Messie et autour d’elle, car tout s’agence pour souligner et prolonger cette figure christique.
a) Une vie christique
De manière presque trop transparente, Jasmin fait penser au Christ : dans son parcours, dans son agir intérieur, dans son attitude intérieure.
Comment ne pas faire un parallèle entre l’itinéraire de Jasmin et celui du Christ ? Son itinéraire n’épouse-t-il pas le chemin du Christ qui, après une vie cachée dont nous ne savons presque rien, va vivre avec ses semblables, les aimant et les servant, leur redonnant la santé du corps et plus encore de l’âme, souffre et meurt ; avant sa mort il a instauré un rituel pour faire mémoire de lui que l’on appelle eucharistie ; mais il ressuscite et promet de demeurer pour toujours avec les siens ?
Certes, Jasmin vient du désert ; en fait, elle vient d’au-delà ; on ne saura jamais quelle fut sa vie antérieure ; on ne saura jamais pourquoi elle s’est séparée de son mari. C’est là son secret dont elle dit qu’elle le révèlera peut-être.
Jasmin vient habiter une terre désolée, désertée par la vie et par l’amour, où règnent des relations de violence et d’incompréhension ; elle plante sa tente dans un lieu où personne ne voudrait demeurer : on y passe comme les camionneurs, ou l’on reste une nuit, dans une des chambres du motel.
Jasmin va se donner, servir, sans compter, sans mesure et sans chercher de retour. Elle endosse spontanément la belle profession de serveuse. Plus encore, elle va recoudre les vies, les relations.
Et puis, soudain, elle doit partir pour une durée inconnue, voire pour toujours ; or, n’est-ce pas cela la mort, une absence irréversible ? Au début de cette absence, si douloureuse, la vie semble s’arrêter. Personne n’a plus de goût à vivre ; même les camionneurs ne trouvent plus d’intérêt à venir. Puis, progressivement, la vie rejaillit ; mais sur fond d’omniprésence de la magicienne : son image en arrière-plan et son thermos en premier plan ; surtout sa présence dans chaque cœur et son nom dans la bouche.
Mais Jasmin reparaît, tout de blanc vêtu, alors qu’on ne l’attend plus, mais qu’on désire toujours sa présence. Et chacun souhaite qu’elle demeure pour toujours.
Ainsi donc, Jasmin récapitule les différentes étapes de la vie du Christ : incarnation, vie cachée, vie publique, passion et résurrection. Lloyd Baugh propose même de voir des similitudes plus poussées, par exemple avec la scène de la transfiguration :
Je ne suis pas certain d’adhérer à cette interprétation qui frise le concordisme ou l’imitation servile.
b) Des actions christiques
On peut pousser l’analogie plus loin. Le Christ, selon une parole classique reprise par le Concile Vatican II, se caractérise autant par ses paroles que par ses actions. Le Verbe s’exprime, se dit, se révèle acta et verba. En hébreu, le dabar, la « parole », dit aussi l’ « événement ».
c) Une attitude intérieure christique
Le geste comme la parole révèle le cœur invisible.
Un mot résume l’attitude de Jasmin, un mot qu’on ose difficilement prononcer tant on a l’impression qu’il est trop usé ou trop beau. Pourtant, Jasmin semble mue par un seul moteur : l’amour.
Un doute pourrait s’élever : l’attitude à l’égard de Rudi n’est-elle pas un signe de naïveté ? Se donne-t-elle ou bien, ingénument, se laisse-t-elle dépouiller par l’autre ?
Et si, au contraire, Jasmin révélait ainsi son don d’elle-même ?
Un signe en est que, lorsque Rudi vient frapper à sa porte, un matin, alors qu’elle est en sous-vêtement, Jasmin se couvre spontanément.
d) L’accueil de l’entourage
Jasmin ne se donne que pour être accueillie. Face au Christ se trouve l’Eglise.
Précisément, l’attitude d’accueil est triple, faite de foi, d’espérance et de charité. Or, c’est ce que suscite Jasmin. Seule la foi, l’espérance et l’amour permettent de l’accueillir pleinement.
La foi. Si Brenda résiste à Jasmin, c’est parce qu’elle ne la comprend pas, c’est qu’elle n’entre pas dans ses cases, ainsi que lui dit le policier. Or, justement, la foi commence où le savoir cesse de mesurer son objet.
L’espérance.
La charité. Jasmin donne de l’amour, mais elle est aussi sensible à l’amour.
e) Diversité de l’accueil
Il y a ceux qui accueillent Jasmin presque tout de suite.
Il y a ceux qui résistent passivement.
Il y a ceux qui résistent activement. Tel est le cas de Brenda. Avec l’énergie qui la caractérise, avec la ténacité qui a eu raison de la gentillesse molle de son mari, elle va s’opposer à la présence de cette étrangère qu’elle ne comprend pas.
Là où insiste l’amour. L’amour divin se dit aussi par cette impossibilité d’être circonscrit :
Enfin, il y a ceux qui résisteront jusqu’au bout. C’est le cas de Debbie qui partira en prononçant ce mot si révélateur : « Il y a trop d’harmonie pour moi. » Et l’insistance même avec laquelle tout le monde la supplie de rester ne peut que la conforter dans son diagnostic. Comment le comprendre ? Là encore, le film ne livre pas sa clé. Seule la tatoueuse demeure insensible à la bonté et à la bienveillance charmante mais non charmeuse de Jasmin. Pourquoi Debby demeure-t-elle ainsi close ? Ce métier, entendu en sa réalité symbolique, n’est pas : tatouer un corps, c’est indûment ajouter une marque à ce qui est déjà saturé de signification [2] ; de plus, c’est figer ce qui est fluide, c’est se refuser à l’espérance et à l’histoire ; surtout c’est écrire au lieu de parler, c’est imprimer ce qui est appelé à s’exprimer, c’est inscrire dans sa chair ce qui devrait être communiqué par la parole, c’est au fond se dérober à son droit et son devoir de relation. A quoi il faut ajouter que Debby incarne au mieux la grande tentation qui menace les habitants de Bagdad Café : l’acédie. Elle peine à déplacer son seul pied pour permettre à Jasmin d’effectuer son travail ; tout son corps est passivement en attente d’un travail aussi aléatoire que les allers et venues des camionneurs ; toute son âme est lascivement en attente de paroles d’amour qui ont la crédibilité du psychisme échauffé par le désir et la brièveté de son assouvissement ; celle qui ne fait parler que le corps de l’autre n’en reçoit de lui que son corps. D’ailleurs, selon un jeu de mots qui ne vaut qu’en français, le dégoût spirituel de l’acédie ne rejoint-il pas cet engourdissement de la parole – « assez dit » ? Toutes ces explications culminent dans l’unique explication que Debby acceptera de fournir : l’harmonie, loin d’être la coexistence de passivités indifférentes qui s’additionnent, est une communion active qui requiert une permanente lutte contre son égoïsme et une sortie de soi vers l’autre.
Au fond, plus l’être est simple, plus il accueille aisément, immédiatement Jasmin. Celle-ci est comme un révélateur de la capacité de disponibilité et de confiance des êtres.
3) Conclusion
Ce film original au succès mérité fut présenté comme une hymne sans ingénuité à une vision positive, optimiste de la vie ; mais comment éviter de croiser ce regard horizontal avec un regard plus vertical ?
Jasmin évoque ce parfum aussi désirable qu’impalpable, celui que laisse la charité.
Pascal Ide
[1] Psaume 1, versets 3 et 4.
[2] « Pourquoi ajouter au corps humain, disait un jour un kinésithérapeute ? Sa beauté lui suffit. »
S’étant disputée avec son mari avec qui elle visite les États-Unis, une allemande plantureuse, Jasmin Müchgstettner (Mariane Sägerbrecht), trouve refuge dans un motel, le Bagdad café, où vivent la tenancière, Brenda (C. C. H. Pounder), que son mari, Sal (G. S. Campbell), un fainéant vient de quitter, son fils, Salomon (Darron Flagg) qui ne cesse de jouer du Bach au piano et sa fille, Phyllis (Monica Calhoun), qui drague les garçons du coin. A quoi il faut rajouter le serveur indien, Cahuenga (George Aquilar), et deux pensionnaires, Rudi Cox (Jack Palance), ancien peintre de décors à Hollywood, et Debby (Christine Kaufmann), tatoueuse de métier. Jasmin, qui a décidé de s’installer au Motel, conquerra vite les enfants et les jeunes, ainsi que Rudi Cox, secrètement amoureux de Jasmin. Contre toute attente, Jasmin arrivera même à apprivoiser Brenda au tempérament explosif. Sa bonté et son talent de magicienne feront merveille, jusqu’au jour où, son permis de séjour étant terminé, elle doit retourner en Bavière ? Le motel survivra-t-il à son départ ? Reverra-t-on cette Allemande hors du commun ?