À l’heure des souvenirs (The Sense of an Ending), drame indien de Ritesh Batra, 2018. Adapté d’un roman de Julian Barnes. Avec Jim Broadbent, Charlotte Rampling.
Thèmes
Blessure, guérison.
Le film du cinéaste et scénariste indien indépendant (qui s’est fait connaître par The Lunchbox présenté au Festival de Cannes 2013) raconte avec délicatesse une splendide histoire de retournement.
Deux scènes suffisent à décrire tout le chemin parcouru par le héros. Sortant de chez lui, le visage encore plus absent que renfrogné, Anthony croise le commissionnaire qui lui apporte son courrier, signe le reçu, prend sans remercier, aussi absent à la lettre qu’à son médiateur estomaqué par tant d’indifférence ingrate. Au terme, Tony, solaire, invite le même commis stupéfait, chez lui, lui offre un café et le remercie. Derrière ce passage décisif du narcissisme utilitariste à l’altruisme reconnaissant, se joue une autre évolution que l’on peut décrire comme l’issue hors des trois mécanismes mortifères de la blessure (la fermeture, la division, la répétition) et l’entrée dans les trois dynamismes de la vie heureuse (l’ouverture, l’unification, l’innovation).
Au moins double est la cause de la fermeture de Tony : le grand amour déçu et la culpabilité due au suicide de son meilleur ami. Plus précisément, ce double traumatisme croise avec un terrain fragilisé que le spectateur apprend peu à peu déchiffrer. On devine un jeune garçon timide jusqu’à être inhibé (il ne répond rien aux avances osées de la mère comme de la fille), mais surtout sensible et poète jusqu’à être tourmenté, en décalage avec une famille à l’inquiétante étrangeté qui dessine toutes les figures de la transgression, entre la mère qui passe à l’acte, le père qui l’autorise dans sa parole polysémique, le frère qui en est le complice voyeuriste et la fille qui suscite la pensée et interdit l’acte.
La fermeture qu’est la blessure engendre la division qui, là encore, est d’abord tout intérieure. Elle aussi se dédouble. Le héros se dissocie de sa sensibilité : anesthésié au point d’oser parler d’un « divorce heureux », Tony se coupe de l’autre, autant celui qui cause sa souffrance que celui à qui il la cause. Au nom du méta-mécanisme que nous avons trop dénoncé et ne remercions (au double sens du terme !) pas assez : ne pas s’ouvrir pour ne pas souffrir ; survivre pour ne pas mourir. Pour la même raison, Tony se déconnecte de sa mémoire : non seulement des souvenirs traumatiques qu’il n’a jamais racontés à son ex-épouse, mais aussi des bonheurs de sa vie de pensionnaire, de ces amis qu’il n’a plus revus depuis cinquante années, alors que la complicité encore intacte (belle scène où nous les voyons réagir de concert en visionnant des photos que le héros avait ) atteste l’intensité toujours vivace de leur lien. Mais il y a plus : Tony n’a pas seulement vitriolisé son histoire, il a reconstruit sa mémoire. Il a tellement falsifié ses souvenirs, que ses amis doivent longuement insister et à plusieurs, pour que, la confiance aidant, il prenne conscience de l’ampleur du travail de falsification opéré par son inconscient. Depuis les travaux de Loeventrup, nous savons combien le souvenir est fragile et puissante notre capacité à nous réinventer un passé (heureux, héroïque, victimaire, etc.). Comme souvent, de la blessure du passé ne demeure qu’un seul affect : la colère, ou plutôt l’amertume. Voilà pourquoi, Tony est connu pour être « soupe au lait » et sera surnommé, non sans affection, le « Grincheux ».
Enfin, roué de coups et nourri de brouet, l’homme blessé est mis au rouet. Autrement dit, la blessure engendre la répétition. C’est ainsi que, une fois à la retraite, Tony renoue avec celle que, sans le savoir, il n’a jamais cessé de follement aimer : vendre ces vieux appareils photos Leica dont le nom rime avec Veronica qui l’y a initié. Paradoxalement, c’est parce qu’il se coupe du passé que Tony y demeure le plus efficacement cadenassé, ainsi que son entourage ne cesse de lui répéter (« Entre dans le xxie siècle »).
L’évolution de Tony prendra la figure d’une révolution. Le film qui s’était ouvert par une méditation amère sur ce que sont nos sentiments devenus et se clôt par une autre méditation, douce et même illuminée d’espérance, sur la nostalgie.
Là encore, la métamorphose surviendra grâce à deux événements extérieurs aussi inattendus que décisifs : l’héritage du journal intime d’Adrian ; la découverte que le jeune garçon handicapé, Adrian Finn Jr. (Andrew Buckley), n’est pas le fils de Veronica… mais son frère, autrement dit qu’Adrian Finn Sr. a cédé aux avances d’une mère perverse qui redouble l’inceste physique de la fusion des prénoms et perpétue ses effets toxiques en envoyant le journal qui en relate leurs communs méfaits. Toutefois, la culpabilité que le destin fait violemment surgir, la Providence l’adoucit considérablement, en déplaçant la raison authentique du suicide.
L’essentiel du chemin, intime, est suggéré par touches. Ainsi, au lieu d’envoyer une lettre (« Papa, plus personne n’écrit de lettre aujourd’hui », dit Susie sur le ton d’un doux reproche), Tony contacte ses anciens amis par mail. Jusqu’à la bouleversante demande de pardon final à son épouse et à la présence pleine de compassion aux côtés de sa fille primipare jusqu’alors sevrée de tendresse paternelle.
La plus belle trouvaille du film réside peut-être dans la progressive réconciliation avec « l’heure des souvenirs » : d’abord absents, ils sont ensuite montrés tels qu’ils se sont déroulés voici un demi-siècle et enfin rejoués à l’identique, mais en introduisant les protagonistes désormais âgés dans le décor passé. Le passé d’abord nié est donc convoqué au titre du passé dans la scène jouée par Tony et Veronica jeunes, puis au présent dans la scène jouée par les mêmes personnages présents. Nous est ainsi signifié d’une manière très créative que, après être passé de l’amnésie à la mémoire, Tony est passé de la mémoire au mémorial, c’est-à-dire d’un passé muséalisé, et donc muselé, à un passé présentifié, et donc transformé en présent (don), apte à ouvrir à un avenir nouveau et innovant.
L’ultime plan illustre l’accès à la guérison qui rime avec la rédemption, symbolise les trois dynamismes d’ouverture, unification et innovation. Dans cette étroite boutique coincée entre les deux grands magasins qui sont le vestige de ce passé enfermant, nous voyons le père ouvrir les bras à sa fille, renouer avec toutes les générations (c’est lui qui porte son petit-fils au sortir de la maternité) et initier une relation totalement nouvelle faite de don et de confiance.
Il nous est alors donné de contempler, toujours en demi-teintes (à l’image de la météorologie londonienne), les effets systémiques de la blessure comme de sa guérison-rédemption. D’abord sur les personnes : si cette fille de 36 ans, plutôt jolie (on se souvient de sa prestation réussie dans les quatre saisons de la série formidable quoiqu’irrégulière Prison Break) ne s’est pas mariée et a demandé l’insémination, ne serait-ce point parce qu’elle répète l’échec du couple parental, voire endosse la culpabilité refoulée de ce père insensible ? Ensuite sur les choses mêmes. La montre devient ici un superbe symbole de l’itinéraire qui épouse les trois moments de toute histoire plénière : origine béatifique de l’amitié à l’époque du collège (la montre est retournée, certes pour se singulariser, mais aussi pour signifier que le temps du bonheur est prélevé sur l’éternité et ne devrait jamais passer), la chute (la montre se casse, comme le temps de la vie se brise) et le salut (une fois le pardon donné, la montre neuve et étincelante symbolise la sève printanière qui éclate en promesses de relations inédites).
Si, en matière sexuelle, le film, plus sobre que beaucoup d’autres, a néanmoins oublié l’art de l’élision et de l’allusion, et croit que pudeur se confond avec pudibonderie, en revanche, il a la réserve de ne pas tout dire et donc ouvre au spectateur un espace qui suscite sa réflexion, voire un chemin vers une possible réconciliation…
Pascal Ide
Anthony « Tony » Webster (Jim Broadbent), sexagénaire londonien à la retraite, tient une petite boutique où il vend des appareils photos de collection, des Leica, hors de prix. Divorcé de Margaret (Harriet Walter), avec qui il entretient des relations cordiales, il s’occupe aussi de leur fille Susie (Michelle Dockery) qui, à trente-six ans, a décidé de se faire inséminer et doit bientôt accoucher. Sa vie semble bien réglée, jusqu’au jour où, à l’heure du breakfast arrive une lettre à en-tête d’un cabinet d’avocats lui annonçant qu’il a hérité du journal intime d’Adrian Finn. Voici un demi-siècle plus tôt, celui-ci (Joe Alwyn) fut son meilleur ami de pensionnat et d’université. Ce journal lui est légué par Sarah Ford (Emily Mortimer), la mère de Veronica, une jeune fille (Freya Mavor) dont il fut follement amoureux, lorsqu’il était jeune (Billy Howle), et qu’il n’a plus revue depuis lors. Cette brutale irruption du passé dans le présent l’invite, voire l’oblige à revisiter une histoire dont il ne gardait qu’un souvenir soigneusement chloroformé. Tony ira-t-il jusqu’à tenter de revoir Caroline (Charlotte Rampling) ?