Osons-le dire, l’épisode de Caïn et d’Abel, ou plutôt la préférence de Dieu pour Abel est, au minimum, obscure, voire incompréhensible, et, au maximum, arbitraire, voire injuste. Pour approcher cet épais mystère, nous nous aiderons d’un passionnant essai du patrologue français Jean Daniélou [1].
1) Objection générale
Affrontons d’abord deux objections plus générales.
a) Un épisode anecdotique ?
N’accordons-nous pas trop de poids à cet épisode, somme toute anecdotique ? Après tout, il n’occupe qu’un chapitre dans la Bible. De plus, Caïn et d’Abel n’appartiennent pas au peuple de l’Alliance, ils ne sont pas juifs.
Nous répondrons d’abord que ce chapitre est inaugural. Or, « les commencements sont grands », affirmait Platon.
Nous répondrons ensuite que, si cet épisode ne traite pas des débuts de l’histoire d’Israël, il traite des origines de l’histoire de l’humanité. Ce qu’il perd en enracinement historique et en profondeur religieuse, il le gagne en ampleur universelle.
Nous répondrons enfin que le Nouveau Testament accorde à ce passage une place qui n’est pas négligeable [2] : le Christ lui-même en fait mention (Mt 23,35) ; deux épîtres en parlent, une première y fait allusion (1 Jn 3,12) et la seconde davantage, expliquant pourquoi Abel fut considéré comme juste (He 11,4 ; cf. 12,24). Et la liturgie confirme l’importance d’Abel : saint Abel est au calendrier de la liturgie irlandaise le 22 avril, copte le 28 décembre et romaine le 30 juillet ; sa tombe est vénérée à Damas ; et le Canon romain en fait mention [3].
b) Un épisode mythique
Ce récit est très probablement mythique. Abel et Caïn présentent d’ailleurs bien des points communs avec Romulus et Remus qui, eux, sont résolument légendaires. Or, le mythe s’oppose à l’histoire, voire à la raison.
D’abord, avec une persévérance qui doit attirer l’attention, l’historien des religions Mircea Eliade n’a cessé de tordre le cou à l’opposition trop tranchée entre mythe et histoire [4].
Ensuite, un récit mythique n’en possède pas moins une profonde épaisseur humaine ; et c’est pour cela que la tradition (orale) le retient : pour les leçons humaines qu’il porte avec lui ; or, l’histoire est faite par des hommes façonnés par ces leçons ; donc, en ce sens, un mythe intervient efficacement dans l’histoire. Or, l’on ne peut nier l’impact du récit de Caïn et d’Abel dans la conscience universelle : Abel et plus encore Caïn sont des types qui ont inspiré la morale, la psychologie [5] et la littérature. Il est révélateur que, des nombreux poèmes composant La légende des siècles, le plus fameux soit « La conscience ». D’ailleurs, nombreuses et contradictoires sont les interprétations de Caïn dans la littérature. Si celui-ci fut longtemps considéré comme un symbole du mal,
« c’est avec Byron qu’éclatera, en 1821, le scandale d’un Caïn innocenté. Révolte d’un côté (Byron, Baudelaire, Nerval, Leconte de Lisle), réhabilitation de l’autre (Coleridge, Blake, Hugo, Bloy) échoueront à s’imposer : prévaut en réalité une lecture sociologique (Balzac, Dickens, Hardy), politique (Hugo, Rossetti, Wilde), qui prépare le xxe siècle (Hesse, Unamuno, Conrad, Shaw, Steinbeck, Butor, Tournier, Emmanuel, Camus) [6] ».
Indirectement, nous touchons déjà au mystère de l’apparente répudiation qui va désormais nous occuper.
2) Objections spécifiques
Abordons maintenant les difficultés spécifiques posées par la question de l’élection.
Les raisons de la différence de traitement entre les deux frères demeurent obscures. En effet, le texte génésiaque explique seulement que l’offrande de Caïn ne fut pas regardée par Dieu, alors que celle d’Abel fut agréée (cf. Gn 4,3-5) ; de même, l’auteur de l’épître aux Hébreux affirme que Dieu « rendit témoignage aux dons » d’Abel (He 11,4), mais ne dit nullement pourquoi ; et la tradition juive qui s’inscrit dans son prolongement, rapporte que le feu du ciel consuma les offandes d’Israël, attestation de leur acceptation divine, sans s’attarder sur la motivation du Très-Haut [7]. Comment, dès lors, ne pas compâtir à l’attitude de Caïn : « Caïn fut très irrité et son visage fut abattu » (Gn 4,5) ? S’il est en colère au nom de l’injustice commise à son égard, son visage, lui, est abattu parce qu’il est triste, au nom de cette tristesse qu’est la jalousie.
Plus encore, si l’on comprend qu’Adam et Ève soient punis parce qu’ils ont transgressé le commandement de Dieu, on voit que Caïn, lui, souffre de ce que Dieu le punisse : « Mon châtiment est trop lourd à porter ! Voici qu’aujourd’hui tu m’as chassé de cette terre. Je dois me cacher loin de toi, je serai un errant, un vagabond sur la terre, et le premier venu qui me trouvera me tuera. » (Gn 4,13-14). Dieu n’est-il pas trop dur avec lui ?
On pourrait ajouter une difficulté au ras même du sacrifice, donc au plan religieux et non plus éthique. Dieu accueille le sacrifice d’Abel et non celui de Caïn ; or, animal, le premier est sanglant et violent, alors que, végétal, le second est non-sanglant et donc non-violent. Allons plus loin : à l’instar de l’Eucharistie qui offre à Dieu des produits végétaux, ce qui tranche avec les sacrifices d’animaux souvent pratiqués par d’autres religions. Eusèbe de Césarée se fait l’écho de cette interprétation en rapportant l’opinion du néoplatonicien anti-chrétien Porphère :
« Les Grecs disent que les premiers hommes n’offraient en sacrifice absolument rien qui fût d’origine aimale, mais que, ayant pris dans leurs mains de l’herbe et comme la fleur de la nature féconde, ils consumaient par le feu tiges, feuilles et racines ; ce sont les hommes d’ensuite qui, s’enfonçant dans l’iniquité, ensanglantèrent les autels de victimes animales. C’est là un sacrifice impie et qui n’est jamais agréé de Dieu. Car il n’y a pas de différence entre l’âme raisonnable et celle des animaux [8] ».
Certes, le père de l’histoire ecclésiastique rapporte cette opinion pour la critiquer et lui opposer l’attitude d’Abel en la valorisant au nom de son originarité agréée par Dieu : les premiers hommes, « dès leur création honorèrent Dieu par des victimes animales [9] ». L’objection n’en demeure pas moins, cette originarité pouvant être critiquée au nom de la violence tolérée par Dieu (qui consent aux nourritures animales, etc.).
Pourtant, cet épisode, parmi les tout premiers contés par la Sainte Écriture est l’un de ceux qui nous fait rentrer, d’emblée, au cœur même du Mystère, c’est-à-dire de l’économie divine, qui elle-même nous révèle Dieu lui-même [10].
3) Réponses insuffisantes
Nous nous concentrerons sur la première difficulté, revenant à la seconde qui sera retournée en faveur de notre thèse. La question n’a pas manqué d’être posée, voire le scandale n’a pas manqué d’être soulevé, dans les traditions juive autant que chrétienne, dès les Pères autant qu’aujourd’hui. Plusieurs réponses ont été données. Néanmoins, elles ne semblent pas suffisantes.
a) La réponse sociopolitique
Une première réponse est sociologique, voire politique : Abel est présenté comme pasteur, donc comme un nomade du désert et Caïn comme laboureur, donc comme un sédentaire ; de plus, Abel est celui qui vit dans la nature sauvage et Caïn le fondateur de la ville. Or, même après sa fixation en Palestine, Israël demeure nostalgique du désert ; en regard, la ville est le symbole de Canaan que le peuple élu doit conquérir. Donc, une projection rétrospective de cette opposition invite à diaboliser Caïn en faveur de cette première figure d’Israël que représente Abel.
Toutefois cette explication, même interprétée théologiquement, demeure courte et n’explique pas la préférence divine.
b) La réponse de la théologie politique
Cette différence sociologique ou sociopolitique présente aussi une signification en théologie politique. En effet, la ville est le lieu des hommes, le lieu où l’homme dépend de son travail, alors que le désert nous rappelle combien nous dépendons de Dieu. Aussi, à la suite de saint Hilaire [11], saint Augustin, oppose-t-il Caïn et Abel comme les deux Cités, voire il relit l’épisode comme leur opposition originaire : Caïn, le fondateur de villes, est « citoyen de ce monde ; mais Abel, le nomade, est comme un étranger ici-bas ». Donc, « nos premiers parents donnèrent d’abord le jour à Caïn qui appartient à la Cité des hommes, puis à Abel qui appartient à la Cité de Dieu [12] ». D’ailleurs, la plus fière des cités terrestres, Rome, ne fut-elle pas fondée par un frère, Romulus, qui a tué son frère, Remus, ainsi que l’écrit aussi l’évêque d’Hippone [13] ?
Cette herméneutique, de nouveau, n’explique pas pourquoi Caïn est responsable de ses actes, voire en fait une victime ; or, le texte biblique en fait un coupable.
c) La réponse de l’anthropologie religieuse
Une autre analyse relève de l’anthropologie du sacrifice. La seule différence nommée par le texte réside dans la nature de l’offrande : végétale pour Caïn et animale pour Abel. Or, l’épître aux Hébreux affirme que le sacrifice d’Abel fut « supérieur » (He 11,4). C’est ce que Philon d’Alexandrie affirme clairement, selon Jean Daniélou : « Abel a offert au lieu de choses inanimées des choses animées, au lieu de choses récentes et secondes des choses anciennes et premières [14] ».
Mais, une nouvelle fois, on ne voit pas en quoi une différence objective entre deux types de sacrifices peut devenir une différence subjective d’ordre éthique. Voire, derrière se trouve une polémique : les païens condamnent les sacrifices d’animaux ; or, les Juifs les pratiquent dans leur temple. Mais une telle polémique qui est postérieure à l’épisode ne dit rien d’un éventuelle responsabilité de Caïn.
d) La réponse psychologique
Une autre relecture peut être qualifiée de psychologique. La Septante fait dire par Dieu à Caïn que, s’il a bien fait une offrande, il n’a pas bien discerné ce qu’il devait offrir (Gn 4,7).
Toutefois, le texte grec modifie le texte hébreu qui ne dit rien de tel. Certes, son intention de comprendre est louable, mais il le fait à haut prix : en ajoutant. De plus, c’est nommer une faute d’évaluation, donc une erreur, ce qui relève de l’intelligence, pas une faute morale, ce qui relève de la volonté [15].
e) La réponse éthique
Une nouvelle clé de lecture est d’ordre moral. Dans son commentaire du passage, Flavius Josèphe qualifie éthiquement les gestes : Caïn n’offre pas les meilleurs fruits, alors qu’Abel offre son plus bel agneau [16]. Donc, Caïn est coupable d’avarice. Philon d’Alexandrie affirme aussi qu’Abel symbolise l’action de grâces et Caïn l’esprit de propriété [17], autrement dit, en termes augustiniens, ils s’opposent comme la caritas et la cupiditas. Enfin, il est classique d’accuser Caïn de jalousie, cette jalousie intérieure qui le conduit à l’acte extérieur qu’est l’homicide (c’est le cas, je crois, de Balmary).
Les deux premières herméneutiques, encore une fois, sollicitent le texte au-delà des mots. Quant à la troisième, elle explique l’effet, mais non la cause : n’est-ce pas Dieu lui-même qui a suscité cette jalousie en préférant Abel ? Certes, Caïn chute ; mais c’est Dieu qui l’a fait chuter (l’a induit en tentation).
f) La réponse sotériologique
Une autre interprétation est religieuse et sotériologique. L’enracinement est d’abord éthique. L’homme est et se sait pécheur ; or, le péché engendre une dette ; ainsi seul le sacrifice expiatoire peut effacer le péché ; mais un tel sacrifice comporte une effusion de sang ; or, l’homme ne peut s’offrir sans pécher encore plus gravement en s’ôtant la vie, donc, il substitue à sa vie celle d’un animal ; donc, seul le sacrifice d’Abel pouvait être agréé par Dieu :
« Voyant, parce qu’ils étaient familiers avec Dieu et éclairés par l’Esprit-Saint, qu’ils avaient besoin d’offrir quelque chose pour la purification de leurs fautes mortelles, ils comprirent qu’ils devaient offrir une rançon pour leur salut à celui qui leur avait donné la vie. N’ayant rien de meilleur à donner que leur propre vie, ils offrirent en son lieu le sacrifice de victimes animales [18] ».
Cette lecture s’approche toujours plus près de la vérité, mais manque la raison du choix de Dieu qui se porte sur Abel apparemment à l’exclusion de Caïn.
g) La réponse christologique
Enfin, une dernière interprétation est proprement christologique, cette christologie incluant la sotériologie. Les Pères n’ont pas manqué de faire d’Abel le premier des justes, donc des Saints de l’Ancien Testament. En effet, comme le Christ, il est innocent ; comme le Christ, il est immolé par l’homme violent ; comme le Christ (et comme l’agneau que lui-même a immolé), il se laisse conduire par son frère et consent à être maltraité (cf. Is 53,5) ; comme le Christ, sa mort est un sacrifice sanglant. La raison tient ici de la préfiguration, de la logique typologique : Abel offre un sacrifice à Dieu et ce sacrifice est celui d’un agneau ; or, le Christ est l’agneau immolé (cf. Jn 1,29 ; Ap 5,6.8.12.13, etc.).
Une nouvelle et dernière fois, cette interprétation fait l’impasse sur la liberté (voire la conscience) du sacrificateur qui devient le sacrifié (Abel) comme du sacrificateur qui ne le devient pas (Caïn) ; or, seul est pécheur un acte libre.
Pascal Ide
[1] Cf. Jean Daniélou, « Abel », Les saints « païens » de l’Ancien Testament, Paris, Seuil, 1955, p. 39-54.
[2] Cf. Karl Georg Kuhn, art. « Abel », Gerhard Kittel & Gerhard Friedrich (éds.), Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament:, Stuttgart et al., Kohlhammer, 10 tomes, vol. 1, 1933, p. 7.
[3] Cf. John Hennig, Abel’s place in the Liturgy, Dublin, Theological studies, 1946. Pour la liturgie irlandaise, cf. p. 126-141.
[4] Cf. Mircea Eliade (par exemple, Mythes, rêves et mystères, coll. « Idées » n° 271, Paris, Gallimard, 1957, chap. 4 ; Aspects du mythe, coll. « Idées » n° 32, Paris, Gallimard, 1963, p. 33-37 ; Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1964, coll. « Petite Bibliothèque Payot » n° 312, chap. 12 ; Le mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition, coll. « Idées » n° 191, Paris, Gallimard, 1969, p. 48-64 ; La nostalgie des origines, coll. « Folio Essais » n° 164, Paris, Gallimard, 1971, chap. 5 et 6).
[5] Cf. Gérard Haddad, Le complexe de Caïn. Terrorisme, haine de l’autre et rivalité fraternelle, Paris, Premier parallèle, 2016.
[6] Cécile Hussherr, L’ange et la bête. Caïn et Abel dans la littérature, Paris, Le Cerf, 2005, p. 226
[7] Cf. Ceslas Spicq, L’épître aux Hébreux, coll. « Études bibliques », Paris, Gabalda, tome 2. Commentaire, 1953, p. 343.
[8] Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, PG, 13, 84 a-b.
[9] Ibid., 84 b-c.
[10] Pour cette analyse, nous nous aidons de l’analyse remarquablement pénétrante de Jean Daniélou, « Abel », Les saints « païens » de l’Ancien Testament, Paris, Seuil, 1955, p. 39-54.
[11] Cf. S. Hilaire de Poitiers, Traité des mystères, 6, trad. Jean-Paul Brisson, coll. « Sources chrétiennes » n° 19, Paris, Le Cerf, 1947 (21967, 32005), p. 85.
[12] S. Augustin, De civitate Dei, L. XV, 1.
[13] S. Augustin, De civitate Dei, L. XV, 5.
[14] Philon d’Alexandrie, trad. Anita Méasson, coll. « Œuvres de Philon d’Alexandrie » n° 4, Paris, Le Cerf, 1966, 88, p. 149.
[15] Marie Balmary offre aussi une interprétation psychologico-psychanalytique de l’épisode des deux frères (cf. Abel ou la traversée de l’Eden, Paris, Grasset, 1999).
[16] Flavius Josèphe, vol. II. Les Antiquités juives, B. Traduction et notes, trad. Étienne Nodet, Paris, Le Cerf, 1990, l. I, chap. 2, n. 54, p. 14.
[17] Philon d’Alexandrie, De sacrificiis Abelis et Caini, 2.3, p. 63.65.
[18] Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, PG, 13, 84 d-85 a.