Un confrère prêtre m’a récemment demandé ce que je pensais des flammes jumelles (FJ). Ignorant tout de ce thème, de son sens comme de son existence, je me suis renseigné auprès du catalogue en ligne de la Bibliothèque nationale de France [1], en me contentant de coller les deux items. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que très abondante et très récente était la bibliographie relative aux FJ : plus de quarante ouvrages en langue française en moins de dix ans, voire seulement cinq ans [2]. Certains « datent la conscientisation de ce phénomène de flammes jumelles en 2012 [3] ».
D’un mot, l’expression « flammes jumelles » est proche, jusque dans la consonance du premier mot de celle « âmes sœurs ». Plus précisément, elle désigne deux personnes qui sont attachées par des sentiments puissants et presque nécessaires – et, dans l’interprétation gnostique, de « deux fragments d’âme résultant de la scision d’une même flamme [4] » originelle. Le plus souvent, ceux-ci sont de l’ordre de l’amour et même de l’amour passionnel ; mais ils peuvent aussi recouvrir des relations amicales, voire des initimités puissantes – auquel cas, on préfère parler de « relations d’âmes », réservant le concept de FJ aux seuls liens positifs. Le syntagme n’est pas qu’une expression nouvelle d’une réalité ancienne : celle des affinités électives ; il prétend décrire une réalité elle-même inédite, et propose un modèle explicatif lui-même original. En effet, l’intensité inhabituelle de ces sentiments étonne ceux qui les éprouve. Quelle peut en être la cause ? Elle interroge aussi son sens : quelle signification leur donner ? Enfin, qu’en faire ?
Dans un premier temps, nous décrirons son contenu à partir de quelques récits (A), de quelques descriptions (B) et de quelques interprétations (C). Dans un deuxième temps, nous l’évaluerons, en positif (D) et en négatif (E).
A) Quelques histoires
L’on parle le plus souvent de FJ dans le cadre de relations amoureuses passionnelles. Mais les relations d’âme apparaissent dans trois autres cadres : la famille, l’amitié et le travail professionnel. Tout en étant également intenses, elles peuvent être positives ou destructrices. Voici quatre exemples de récits qui, pour ceux qui les narrent et les interprètent, relèvent typiquement d’âmes jumelées ou de relations d’âmes (et les révèlent).
1) Exemple de relation amoureuse
Dans un ouvrage sur les FJ, qui se présente aussi comme un témoignage, les deux auteurs qui, portant le même nom (prédestiné [5] !), sont probablement mariés, racontent leur rencontre et évoquent leur cheminement ultérieur. Centrons-nous avant tout sur celle-ci :
« Témoignage de Pascal. Après une longue route, me voici enfin arrivé au pied de cette butte où il ne me reste que quelques virages avant d’atteindre le petit village de Rennes le Château. Nous nous y sommes donné rendez-vous, Aurélie et moi, et elle déjà m’y attendre. Je l’imagine devant cette fameuse chapelle chargée d’histoire et de mystère.
« Nous ne nous connaissons pas encore dans nos aspects physiques, nous [ne] nous sommes découverts jusqui’ici que par le biais de nos nombreux et longs échanges téléphoniques. Nous avons passé de longues heures pendant ces deux derniers mois à ressentir un profond sentiment d’attirance l’un vers l’autre. Un fort sentiment de fébrilité et d’excitation m’envahit maintenant devant l’imminence de la rencontre. […]
« Avant de prendre cette toute petite rue qui descend vers la chapelle, je passe devant la tour Magdala […], en hommage à Marie Madeleine. […] Je descends donc désormais cette petite rue, sans savoir que ce rendez-vous ferait basculer mon destin. Elle était là, devant l’entrée de la chapelle. Je m’approchais et la première chose que je vis fut ses beaux yeux et son merveilleux sourire.
« Nous étions tous les deux un peu timides, nous disant deux ou trois phrases de convenance sur la route et le temps qu’il faisait. Une situation complètement décalée avec ce que nous ressentions depuis ces derniers mois. […] Nous croisions nos regards par instants. […]
« [Arrivant à l’autel dédié à Marie Madeleine dans la grotte,] Aurélie s’assit sur un tout petit banc juste derrière moi, je décidai alors de m’asseoirs à côté d’elle. Je dois dire qu’il n’y avait que très peu de place, mais je m’en réjouissais bien, me retrouvant tout contre elle. Il se passa encore de nombreuses minutes où nous étions dans une forme de contemplation méditative. Elle se pencha sur mon épaule et je la pris dans mes bras.
« Nous sommes restés un temps indéfinissable à ce même endroit, dans les bras l’un de l’autre, comme si le temps s’était arrêté pour nous. Je me souviendrai toute ma vie de ces instants où j’ai rencontré celle qu’il me semblait déjà connaître. Une sensation bien étrange m’a traversé ce jour-là et je suis très reconnaissant de ce cadeau que la vie a bien voulu me faire [6] ».
« Témoignage d’Amélie. Mon bien-aimé est là et il m’attend, non loin de la chapelle, je ne le connais pas encore physiquement, seul le son de sa voix m’a été offert d’entendre, depuis quelques mois que nous nous parlons au téléphone. Tant d’attente avant ce jour de vérité où nous allions nous retrouver enfin.
« Nous entrâmes dans l’église Sainte Marie Madeleine. J’eus la sensation qu’une force invisible nous guidait jusqu’au devant de l’autel. Puis, après ces quelques instants contemplatifs, nous fûmes envahis d’un Amour puissant semblant provenir des Cieux. Nous nous prîmes dans les bras l’un de l’autre dans une étreinte infiniment douce et intense. Cela dura un temps indéfinissable, nous étions hors du temps. C’était des retrouvailles, mais de quand ? Il nous fut impossible de le comprendre, seul le ressenti nous amena cette vérité qui s’imposa à nous comme une évidence. Nous nous aimions [7] ».
Bien entendu, nous sommes face à une rencontre amoureuse (plus d’ailleurs que d’un coup de foudre, puisqu’Amélie et Pascal se connaissent depuis deux mois et qu’elle parle déjà de lui comme de son « bien-aimé »), avec ses multiples signes : l’évidence de l’amour ; l’au-delà des mots scellé par le silence ; la rencontre des yeux ; la communion sans faille ; la suspension de l’espace et du temps ; la promesse d’un « pour toujours » ; etc.
Mais l’on notera d’emblée plusieurs points qui, dans la manière d’exposer et (nous le verrons) dans l’interprétation qu’en donnent les adeptes des FJ, semblent sortir du seul cadre de l’amour même passionnel : une attirance globale et pas d’abord sexuelle ; l’impression de déjà vu (« celle qu’il me semblait déjà connaître » ; « C’était des retrouvailles ») ; une origine céleste (« envahis d’un Amour puissant semblant provenir des Cieux ») ; les nombreuses références religieuses dont nous verrons qu’elles sont symboliques ; l’importance du contexte et, avec lui, des synchronicités qu’il permet.
Par la suite, plusieurs prises de conscience sont décisives : l’abandon (« Le vrai amour existe […] pour créer un potentiel de libération et de transformation, si l’on veut bien […] se laisser porter sans contrôler ce courant [8] ») ; devenir enfin soi-même (« Lorsque nous nous sommes rencontrés à Rennes le Château, nous avons ressenti celle et celui que nous étions vraiment, et qui s’étaient cachés jusqu’alors [9] ») ; le courage comme affrontement et persévérance dans l’épreuve (« Nous étions sur la route du paradis, mais passions aussi régulièrement les portes de l’enfer [10] ») ; la vertu (« Cela ne fut pas sans efforts de notre part. Inutile de dire qu’un amour si fort, ce n’est pas facile à vivre pour des êtres humains habitués à projet leurs attentes sur le monde [11] ») ; la mise en résonance avec le Féminin sacré (Rennes le Château est « dédié aux énergies de la Mère divine, incarnée en la personne de Marie Madeleine [12] ») et le Masculin sacré symbolisé par le Christ (selon l’interprétation popularisée par le Da Vinci Code qui est celle de la « Tradition primordiale » et « retour à l’état Adamique », « à l’Arcadie [13] » où le Christ nous libère de tout dualisme et doit conduire les époux à l’Un, la fusion des âmes).
2) Exemple de relation amicale
Le témoignage qui suit, donné par l’un des auteurs d’un ouvrage au terme de celui-ci, me semble plus relever de l’amitié que du couple, du fait de la discontinuité du lien et plus encore de l’éloignement géographique :
« Depuis notre reconnexion, en 2012, nous [ma flamme jumelle et moi], nous n’avons jamais pu être séparées bien longtemps. Il y eut de nombreuses séparations, mais le lien était plus fort que tout, plus fort que les souffrances. À présent, nous vivons avec une distance physique depuis quelques années, mais nous nous appelons très fréquemment – pour ne pas dire tous les jours –, dès que nous le pouvons ou le voulons. Nous nous voyons aussi de temps en temps. Nous sommes un couple de flammes jumelles, donc un couple très moderne. Mais ce qui est magique, c’est cette connexion, même si l’autre est à des milliers de kilomèters depuis plusieurs années. C’est également cette compréhension que chacun est libre d’être et de vivre comme il l’entend. Et enfin, c’est cette paix intérieure, cet épanouissement que l’on a d’être Soi et de vivre pleinement notre mission. Pourtant, j’ai douté et j’ai moi aussi énormément souffert pendant mes trois années de nuit noire de l’âme. Je ne voulais pas accepter, je ne voulais pas renoncer à mes schémas limitants. À présent, je suis libérée et pleinement heureuse. Je suis autonome, indépendante, je suis heureuse de vivre la vie et de jouer avec elle à chaque instant. Il y a encore du nettoyage et je ne sais pas si un jour ce sera véritablement fini. Même si parfois je suis de nouveau happée par la course à l’objectif, je profite désormais de la vie que je parcours en pleine conscience – le plus souvent possible. […] Je sais combien ma flamme a été ma lumière dans l’obscurité. Combien je lui dois, je me dois et je nous dois ce que nous sommes aujourd’hui [14] ».
Si nous retrouvons quelques signes de cette relation d’exception qu’est une relation d’âme, comme l’intensité sommitale autant de la joie (« le lien était plus fort que tout ») que de la souffrance (« j’ai énormément souffert »), la gratitude singulière (« Je sais combien ma flamme a été ma lumière dans l’obscurité ») ou la communion unique (« je nous dois ce que nous sommes aujourd’hui ») et féconde (« vivre pleinement notre mission »), le témoignage est surtout passionnant par ce qu’il nous révèle du nécessaire chemin que les FJ doivent arpenter, depuis la « reconnexion » jusqu’au bonheur final (« À présent, je suis pleinement heureuse »), même s’il est fragile et toujours à reconquérir – en passant par l’épreuve éprouvante et prolongée de la « nuit noire de l’âme ».
3) Exemple de relation familiale
« Lucie a 46 ans. Depuis son enfance, elle vit une relation conflictuelle avec sa mère, à tel point qu’elle a choisi de quitter sa Réunion natale pour s’installer en métropole. Pourtant, même à des milliers de kilomètres, elle ressent continuellement l’emprise que sa mère exerce sur elle. Les incursions maternelles dans sa vie sont violentes, qu’il s’agisse de pensées intrusives ou d’appels culpabilisants de sa mère.
« Lors de l’anamnèse, nous avons bien sûr passé en revue tous les événéments ayant jalonné la relation mère-fille. Aucune cause particulière n’est apparue, mais une évidence. Seule sa mère provoque chez Lucie ces réactions épidermiques incontrôlables, parfois violentes. Lucie n’a jamais réussi à fonder une famille, à entretenir de relations affectives stables Malgré leurs réactions conflictuelles, la mère et la feille se téléphonent quasi quotidiennement. Lorsque je demande à Lucie d’imaginer le visage de sa mère devant elle, elle ressent immédiatement un mal-être.
« Après plusieurs séances, Lucie a intégré la nature spirituelle du lien qui l’unit à sa mère. Lors de séances d’hypnose régressive, nous avons travaillé à dénouer le lien issu du karma, à le transformer en une force, nourrie par l’énergie d’amour recueillie lors des épisodes de sa vie pendant lesquels son corps et son esprit étaient en paix.
« Aujourd’hui, Lucie ‘sait’ mettre en place une protection pour que l’énergie de peur et la colère ne l’envahissent pas lorsqu’elle est un contact avec sa mère [15] ».
Il s’agit d’une relation mère-fille, donc d’une relation familiale. Pour Cécile Cloulas à qui nous empruntons aussi un exemple, il ne s’agit pas d’une banale histoire fusionnelle, explicable par des raisons psychologiques, mais d’une relation qu’elle qualifie de « spirituelle », c’est-à-dire qui relève du cadre des FJ. À la lecture de cette « vignette », deux raisons justifient ce diagnostic : en creux, « aucune cause particulière n’est apparue » ; en plein, « seule sa mère provoque chez Lucie ces réactions épidermiques incontrôlables, parfois violentes ». Nous évaluerons plus loin ces raisons. Notons seulement ici que ces caractéristiques invitent l’auteur à identifier un problème non pas banalement psychologique à traiter par simple psychothérapique, mais ce qu’elle appelle un lien karmique entre Lucie et sa mère.
Notons ici que karma est un terme sanskrit dont la racine verbale signifie « acte ». Dès lors la « loi du karma » stipule que, de par les actions qu’il pose, chaque individu décide de son devenir, en l’occurrence, de la continuation ou de sa sortie du cycle des réincarnations (le Saṃsāra). Ce concept et cette loi, qui sont centraux dans de nombreuses religions orientales (en particulier l’hindouisme, le sikhisme, le bouddhisme et le jaïnisme), est repris, notamment par Cécile Cloulas, qui lui donne un sens neutre : notre situation présente, qu’elle soit heureuse ou douloureuse, provient de nos vies passées. Et, nous le redirons, pour la psychothérapeute, c’est dans le karma que réside l’explication ultime des FJ.
4) Exemple de relation professionnelle
« Inès se sent emprisonnée par Jeanne, sa supérieure hiérarchique. Dès le début de leur relation professionnelle, l’emprise a été immédiate, la méfiance presque instinctive, au-delà d’un rapport hiérarchique autoritaire ou d’un harcèlement moral. Avant même de croiser Jeanne, le fait de poser la main sur la poignée de la porte de son bureau déclenche en Inès une réaction épidermique, une forte anxiété et de la sidération, alors que rien ne peut justifier cette réponse émotionnelle.
« Inès n’a jamais connu de problèmes relationnels dans ses précédents postes. Jeanne l’oppresse viscéralement. Même lorsqu’elle rentre chez elle, Inès se sent étouffée, exténuée.
« Le travail réalisé avec Inès a constitué à se libérer des angoisses qui la paralysaient dès qu’elle se remémorait le visage et la présence de Jeanne. Nous avons travaillé grâce à l’hypnose spirituelle et en utilisant la technique de l’EMDR […] et à l’aide de visualisations, consistant à projeter dans le futur des scénarios positifs [16] ».
Pour l’auteur qui est psychologue et hypnothérapeute, certains faits attestent que nous ne sommes pas devant une histoire d’emprise explicable à partir des seules grilles de la psychiatrie ou de la psychologie : l’immédiateté, donc l’absence de cause antécédente provenant du seul contexte ; plus, la prémonition (« Avant même de croiser Jeanne ») ; l’intensité des symptômes (« Même lorsqu’elle rentre chez elle, Inès se sent étouffée, exténuée ») ; l’unicité (« Inès n’a jamais connu de problèmes relationnels dans ses précédents postes »).
Pascal Ide
[1] Site consulté le 15 février 2024 : https://catalogue.bnf.fr/recherche-auteurs.do?pageRech=rau
[2] Cf. bibliographie en fin d’article.
[3] Céline Tesnier, Flammes jumelles, p. 12.
[4] Ibid.
[5] Aurélie et Pascal d’Arcadie commentent eux-mêmes le tableau fameux de Nicolas Poussin, Les bergers d’Arcadie (cf. Réintégrer sa Flamme Jumelle, p. 90-92).
[6] Ibid., p. 13-15.
[7] Ibid., p. 15-16.
[8] Ibid., p. 16.
[9] Ibid., p. 17.
[10] Ibid., p. 17.
[11] Ibid., p. 27.
[12] Ibid., p. 34. Cf. chap. 5.
[13] Ibid., p. 126-127. Cf. chap. 14.
[14] « Témoignage de Daisy », dans Daisy Bodin et Julie Bodin, Les flammes jumelles, p. 247-248.
[15] Cécile Cloulas, Amours et rencontres d’âmes, p. 69.
[16] Ibid., p. 70.