Éthique et politique, des sœurs jumelles

Lors de la Leçon inaugurale de la rentrée académique de l’Université catholique de l’Ouest, Mgr Jean-Louis Bruguès, Chancelier de l’Université, a proposé une suggestive analyse historique des relations entre éthique et politique [1]. Principalement historique, sa présentation propose aussi au terme une brève détermination doctrinale.

1) Thèse

Mgr. Bruguès formule sa thèse de manière imagée, métaphorique : éthique et politique sont des sœurs jumelles. Comme deux jumelles, elles ont droit à l’existence, sans exclusion ; mais comme deux jumelles, elles sont en permanence tentées de se nier l’une l’autre, de se jalouser. Au nom des convictions qui les animent et qui sont résumées ainsi : l’éthique est la science du bien agir, généreuse et un peu utopique, alors que la politique est la science du vivre-ensemble, donc la gardienne réaliste des rudes nécessités quotidiennes avec lesquelles il faut bien s’accomoder. Il demeure que la morale a aussi à voir avec les mœurs vécues et la politique rêve aussi d’un « règne de justice et de paix » (« J’ai fait un rêve »).

2) L’histoire des relations éthique-politique ces deux derniers siècles

Pour montrer sa thèse, notre auteur prend deux dates emblématiques séparées de deux siècles :

a) 1789. Le progressif avènement du « tout est politique »

La Révolution française a commencé comme un rêve (même si elle s’est terminée dans le cauchemar de la Terreur : je rajoute) : on a voulu construire une société nouvelle comme il n’en existait nulle part, concrétisant les visions d’un Locke ou d’un Montesquieu. Or, cette insistance sur politique en est venu à supplanter sa rivale éthique : sous couleur d’éthique, la politique lui a signifié son congé. En effet, le premier acte de la jeune République fut de se donner une identité, symboliquement résumée dans une devise (paradoxalement, comme dans les familles aristocratiques !). On la connaît : liberté, égalité, fraternité. Or, en leur essence, ces trois notions sont éthiques. Bruguès en fait les héritières d’Athènes (pour la liberté), de Rome (pour l’égalité) et de Jérusalem (pour la fraternité : car c’est l’Ecriture qui affirme la paternité commune). Or, la politique va progressivement occuper le terrain et prétendre gérer ces domaines de l’agir humain. 1. La liberté va se convertir en libertés politiques ; le politique va s’octroyer quantités de droit sur nos libertés, les supprimant autant que les protégeant ! 2. Le politique va aussi devenir le maître d’œuvre de l’égalité ; en fait, il imposera le principe de la loi du plus fort dont Mgr. Bruguès nomme cinq exemples : loi du marché (relayé par la fameuse « main invisible »), loi des nationalismes, loi de realpolitik qui sacrifie la vérité à la raison d’Etat, loi de l’inégalité des races et enfin loi de l’égalité des classes. (en fait, c’est surtout cette dernière qui est révélatrice ; et on aurait pu continuer aujourd’hui avec la question de l’égalité des sexes : ici l’analyse de Fessard aurait été plus fine). 3. Quant à la fraternité, Bruguès estime qu’elle était absente d’une politique non-chrétienne : en 1793, le père a été tué. Donc, comme on a pu le dire en 1968, « tout est politique ».

b) 1989. Le nouvel avènement du « tout est éthique »

L’éthique attendait patiemment pour prendre sa revanche. Elle l’a prise, le 9 novembre 1989, à Berlin. « Je formule ici l’hypothèse qu’elle [l’importance de l’écroulement du mur] fut décisive et que cet événement marqua le retour offensif de l’éthique [2] ». Or, la victoire de 1989 fut un retour de l’éthique. Celle-ci, avec la même ruse que le politique, est revenue sous couvert du politique, pour mieux s’imposer. En effet, comme le dit Pierre Hassner, nous nous trouvons maintenant, depuis onze ans, face à un « traingle magique » : la démocratie, la responsabilité et les droits de l’homme. Or, ces trois concepts, de forte teneur politique, sont en fait réinvestis éthiquement : 1. La démocratie est la fin de l’histoire, selon l’analyse de Fukuyama, donc la fin de la politique, dans la mesure où il n’y a plus rien à attendre ni à espérer. 2. La responsabilité a changé d’échelle : de la capacité à être source ou père de ses acte, elle s’est étendue à toutes les générations passées (devoir de repentance) et futures (cf. Hans Jonas) ; or, « plus je me sens responsable, et moins je me sens citoyen », dit Olivier Mongin, cité par Bruguès [3] : en effet, l’hyperresponsabilisation entraîne l’hypermoralisation, donc la crainte et paralyse l’agir. 3. De même, il y a comme une inflation du vocabulaire des Droits de l’Homme qui deviennent la condition de tout acte politique : pas d’aide financière, d’échanges commerciaux, si le pays n’est pas éthiquement clean. Nous sommes donc devant un excès du langage éthique qui diabolise le politique.

En un mot, l’éthique cherche la pureté. Or, dans le monde politique, de la réalité sociale, elle fait l’expérience que l’inhumain est mêlé à l’humain. La tentation est alors grande d’estimer que le sujet est aussi la cause : blessée par cette découverte de la compromission généralisée, la morale a tendance à penser que le mal se nomme politique. C’est là une logique de cathare.

3) Une approche systématique des relations éthique-politique

En conclusion, Mgr. Bruguès évoque la nécessité d’une réconciliation entre morale et politique et ses modalités d’effectuation.

Tel est le souci de cet éminent homme politique qu’est Mikhail Gorbatchev dont Bruguès cite les propos : « Il faut trouver de nouvelles orientations à l’action politique et nous n’en aurons pas les clés si le XXIe siècle n’est pas celui de la culture, de la foi et de la non-violence. Réconcilier la morale et la politique : tel est le défi du siècle ». Et Bruguès de se demander si « culture, foi et non-violence » n’est pas la nouvelle trilogie ?

Tel est aussi l’exemple que nous offre saint Thomas More que Jean-Paul II a récemment proclamé Saint Patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques [4]. En effet, celui-ci a noué dans sa personne et sa réflexion l’excellence morale et l’excellence politique. Son traité L’Utopie, dédié à Érasme de Rotterdam, l’un des plus grands esprits de son époque, est un des écrits politiques majeurs de tous les temps.

Et si un tel critère entrait en ligne de compte pour nos choix électoraux ?

 

Pascal Ide

[1] Mgr. Jean-Louis Bruguès, Leçon inaugurale de la rentrée académique de l’Université catholique de l’Ouest, La documentation catholique, 2241 (4 février 2001), p. 121-125.

[2] Ibid., p. 123.

[3] Ibid., p. 124.

[4] Cf. La documentation catholique, n° 2237, 2000, p. 1001-1003.

27.1.2022
 

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