Enchantement, désenchantement et réenchantement du monde

La thèse wébérienne du désenchantement du monde est bien connue. Mais est-elle son dernier mot, comme on semble souvent l’entendre ?

 

Voici un siècle, le sociologue allemand Max Weber, en rééditant son ouvrage déjà classique de son vivant, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, allait rendre célèbre un substantif qui, bien qu’il l’utilise avec parcimonie, était promis à un durable avenir : Entzauberung. Forgé sur le mot Zauber, « magie », Entzauberung signifie littéralement « dé-magi-fication », ce que l’on a rendu par le terme « désenchantement ». Il proposait une histoire complexe de notre Occident en deux, ou plutôt, en trois temps.

 

  1. Pendant des millénaires, la religion a structuré tant la pensée que les actions des hommes. En fait, Weber distingue deux moments.

Durant le premier temps, la religion a pris la forme primitive de la magie. Nos ancêtres ont vécu dans un monde peuplé d’entités surnaturelles, des dieux, des anges, des fantômes, des esprits sylvestres. Et ce monde, tout à la fois visible et invisible, était un. Comme l’a affirmé depuis le philosophe canadien Charles Taylor, « tout le monde peut convenir que l’une des grandes différences entre nous et nos ancêtres qui ont existé il y a plus de cinq cents ans est qu’ils vivaient dans un monde ‘enchanté’ et nous non [1] ». Et la magie permettait d’avoir une action sur ce monde spirituel tissant notre monde matériel. Pour nous protéger de ses dangers ou pour obtenir ses bienfaits. Ainsi, en offrant tel cadeau aux dieux, l’on obtenait une récolte abondante. Et puisque les dieux, les elfes et les anges enchantent ce qu’ils habitent, le cosmos unifié de la magie était un manège enchanté.

Puis, dans un second temps, nous sommes passés des religions magiques aux religions du salut. Les dieux se sont personnalisés, sont devenus transcendants et le monde s’est structuré de manière duelle, distinguant une partie spirituelle d’une partie matérielle et créée. Dès lors, les relations avec les entités surnaturelles, d’utilitaristes, voire techniques (tel rituel donne tel résultat de manière nécessaire) sont devenues éthiques et répondent au besoin de sens face à la souffrance.

 

  1. Mais, dans un deuxième temps, la religion va désenchanter le monde. Si je comprends bien le raisonnement de Weber, ce désenchantement se produit par un triple mouvement.

Le premier est interne à la religion. Nous l’avons dit, alors que les religions magiques sont monistes, ne sépare pas le céleste du terrestre, les religions du salut qui sont des religions monothéistes sont duelles et distinguent fortement le monde divin du monde humain. Dès lors, les sphères mondaines s’autonomisent hors Dieu et, en s’autonomisant, se sécularisent. Or, comme un monde sans dieux, un monde sans Dieu est désenchanté.

Le deuxième mouvement se joue à la frontière des deux mondes. En se séparant des activités mondaines, celles-ci prennent leur indépendance. Or, ce qui est affranchi se déploie sans obstacle et sans limite. Dès lors, le capitalisme, les sciences et les techniques ont connu la croissance que l’on sait. Or, avec une rare ingratitude, ils ont conduit à exclure la religion du monde. Ainsi, de manière paradoxale, la religion a produit sa propre exclusion. La thèse chère à Gauchet du christianisme comme religion de la sortie de la religion n’est donc guère nouvelle. Le diagnostic de Weber, qui mérite d’être discuté et le sera âprement, n’est en tout cas pas suspect d’être miné par une secrète volonté apologétique. Son auteur, en effet, disait de lui être un rationaliste « sans oreille musicale » pour la religion… Quoi qu’il en soit, ce processus a accéléré le désenchantement.

Il faut enfin individualisé un autre mécanisme cher à notre auteur. Comment va se comporter la personne religieuse vivant dans une telle société ? Weber exclut le catholique qui, pour le protestant, relève presque de la première forme du religieux : les sacrements cherchent à manipuler Dieu et relèvent donc de la magie. Notre auteur va donc se centrer sur le protestant. D’ailleurs, la Réforme a accéléré la laïcisation en récusant toute théologie naturelle et en avivant la séparation entre Dieu qui seul est saint et le monde pécheur. Confronté à cette séparation, le Réformé a le choix entre deux attitudes : fuir le monde dans la mystique ou plutôt le mysticisme ; demeurer dans le monde et y vivre comme un ascète, c’est-à-dire en puritain. Or, en investissant ce monde avec l’exigence du spirituel, il va lui donner de porter le meilleur fruit en lisant dans cette fécondité un témoignage de la bénédiction divine. Ainsi, à nouveau, le protestantisme favorise le processus de sécularisation et donc de désenchantement. L’ascétisme puritain, écrit-il avec une lucidité prophétique d’une stupéfiante actualité, a contribué

 

« à l’édification du cosmos prodigieux de l’ordre économique moderne. Ordre lié aux conditions techniques et éocnomiques de la production mécanique et machiniste qui déterminent, avec une force irrésistible, le style de vie de l’ensemble des individus nés dans ce mécanisme – et pas seulement de ceux que concerne directement l’acquisition économique. Peut-être le déterminera-t-il jusqu’à ce que la dernière tonne de carburant fossile ait achevé de se consumer [2] ».

 

Ce cercle vicieux produit donc un monde de plus en plus désenchanté. Qu’aurait dit Weber de notre monde ultramécanisé, de notre médecine déshumanisée par les protocoles, de notre économie intégralement financiarisée, de notre information numérisée, etc. ? En effet, il craignait que, désenchantés, les modernes n’en soient devenus des « spécialistes sans vision et [des] voluptueux sans cœur – ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là [3] ». De fait, l’ouvrage du sociologue s’achève par une description douce-amère de ce qu’il appelle la « cage de fer » de la modernité : en expulsant tout enchantement, le monde ne risque-t-il pas de devenir une machinerie sans cœur, un monde de robots, au sens où l’entendait Bernanos ?

 

  1. Mais, contrairement à ce que l’on pense souvent, Weber ne s’arrête pas à ce désenchantement et voit se dessiner un possible réenchantement, une forme à la fois nouvelle et ancienne d’enchantement qu’il appelle « polythéisme ».

En effet, il constate que l’homme a besoin de sens et de valeur ; et, avec elle, d’enchantement. Or, le sens ou valeur se distingue du fait, comme le devoir-être se distingue de l’être. Mais la science « ne donne aucune réponse à la seule question qui nous importe : ‘Que devons-nous faire ? Comment devons-nous vivre ?’ ». Aussi n’apporte-t-elle « pas de sens [4] ». Par ailleurs, l’homme moderne ne peut revenir à la religion. La sécularisation est irréversible. Désormais, « son destin est de vivre en une époque indifférente à Dieu et aux prophètes [5] ».

Une seule voie s’ouvre, immanente : l’homme doit vivre selon certaines valeurs. Or, le divorce entre les faits et les valeurs causé par la science a multiplié celles-ci. Dès lors, l’homme doit faire son choix entre les valeurs. De plus, la valeur est non-scientifique, donc, pour Weber non-rationnelle. Par conséquent, le choix entre les valeurs est ultimement un saut irrationnel.

Mais Weber va plus loin. La valeur a pris la place du divin et s’est en quelque sorte divinisée. Et puisque les valeurs sont multiples. Le nouveau régime est donc polythéiste. « Les choses ne se passent donc pas autrement que dans le monde antique, encore sous le charme des dieux et des démons […]. Les Grecs offraient des sacrifices d’abord à Aphrodite, puis à Apollon et surtout à chacun des dieux de la cité ; nous faisons encore de même de nos jours [6] ». Plus encore, les « divers ordres de valeurs s’affrontent dans le monde en une lutte inexpiable [7] ». Donc, le polythéisme des valeurs dans lequel nous vivons est aussi une théomachie (c’est-à-dire une guerre des dieux). Ainsi, « la multitude des dieux antiques […] s’efforcent à nouveau de faire retomber notre vie en leur pouvoir tout en reprenant leurs luttes éternelles [8] ». Mais que l’on n’aille pas réduire les termes « dieux » ou « polythéisme » à des métaphores. Pour Weber, les nouvelles divinités ont autant le pouvoir d’asservir que les anciennes.

Toutefois, ces nouvelles divinités n’ont pas réellement réenchanté le monde. Complétons une citation commencée ci-dessus : « nous faisons encore de même de nos jours, bien que notre comportement ai tompu le charme et se soit dépouillé du mythe qui vit cependant en nous [der mythischen aber innerlich wahren Plastik] [9] ». D’abord, en effet, les dieux antiques sont revenus « sous la forme de puissances impersonnelles [10] », comme le capitalisme, qui est le sommet de la rationalisation et de l’impersonnalisation. En effet, il est fondé sur l’argent qui devient « une fin en soi [11] » ; or, celui-ci est « ce qu’il y a de plus abstrait et de plus impersonnel dans la vie des hommes [12] ».

Ensuite, nous l’avons dit, elles font sentir « leur pouvoir » et aliènent. Ainsi, les dieux que la sécularisation et la rationalisation avaient expulsé reviennent de la manière la plus anarchique pour mieux dominer l’homme. De ce point de vue, à côté de l’argent, l’autre dieu qui a surgi dans la modernité est l’État-nation qui s’auto-adore et s’auto-entretient par la guerre. De fait, celle-ci nourrit des sentiments religieux, plus, des sentiments que la religion n’est même plus capable de susciter :

 

« La guerre […] crée précisément, dans les communautés politiques modernes, un pathos et un sentiment communautaire ; par là, elle libère chez les combattants un esprit commun de sacrifice incondtionnel ; elle éveille de surcroît massivement des sentiments de dévouement, de pitié et d’amour à l’égard des malheureux, sentiments qui vont bien au-delà des liens naturels. Or, les religions n’ont en général rien de sembalble à mettre à la place si ce n’est dans les communautés héroïques de l’éthique fraternelle [13] ».

 

Étant né peu avant la guerre de 1870 et décédé peu après la fin de la première Guerre mondiale, Weber (1864-1920) parle d’expérience : il sait de quel aveuglement et de quelle violence les nationalismes, qui se targuent d’être des patriotismes, sont capables.

 

Créé à l’image de Dieu, ne pouvant trouver le repos qu’en se reposent en Dieu, l’homme est donc trop religieux pour vivre sans dieu. La question est de savoir si le dieu qui doit enchanter le monde est une idole ou le vrai Dieu, s’il s’agit d’un dieu qu’il se choisit ou de Dieu qui le choisit.

Fin observateur de notre monde et de son histoire, Weber a été assez lucide pour opérer le diagnostic – la raison anthropologique et théologique en moins. En revanche, ne disposant pas de l’« oreille musicale » pour la religion, il n’a pas su administrer le bon remède. Du moins nous rend-il singulièrement attentif à nos actuelles querelle des valeurs qui sont en réalité de véritables guerres des dieux [14].

Pascal Ide

[1] Charles Taylor, « Western Secularity », Craig Calhoun, Mark Juergensmeyer & Jonathan Van Antwerpen (éds.), Rethinking Secularism, New York, Oxford University Press, 2011, p. 38.

[2] Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1ère partie, suivi d’un autre essai, trad. Jacques Chavy , coll. « Recherches en sciences humaines » n° 17, Paris, Plon, 1964, p. 245-246.

[3] Ibid., p. 247.

[4] Id., « La profession et la vocation de savant », Id., Le savant et le politique, trad. Julien Freund, coll. « Recherches en sciences humaines » n° 12, Paris, Plon, 1959, p. 85.

[5] Ibid., p. 102.

[6] Ibid., p. 93-94.

[7] Ibid., p. 93.

[8] Ibid., p. 95.

[9] Ibid., p. 93-94.

[10] Ibid., p. 95.

[11] « L’argent est à ce point considéré comme une fin en soi qu’il apparaît entièrement transcendant et absolument irrationnel sous le rapport du ‘bonheur’ de l’individu ou de l’‘avantage’ que celui-ci peut éprouver à en posséder » (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, p. 53).

[12] Id., « Parenthèse théorique. Le refus religieux du monde, ses orientations et ses degrés », Archives de sciences sociales des religions, 61 (1986) n° 1, p. 13.

[13] Ibid., p. 15-16.

[14] Cf. Sylvie Mesure et Alain Renaut, La guerre des dieux. Essai sur la querelle des valeurs, coll. « Le collège de philosophie », Paris, Bernard Grasset, 1996.

12.9.2022
 

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