Dimanche dernier, nous entendions Dom André Louf nous exhorter à quitter les positions confortables de « pécheur endurci » ou de « juste endurci », pour entrer dans celle de « pécheur en conversion », et en conversion permanente. Et cette attitude suppose que « nous soyons ébranlés jusque dans nos fondements », que nous apprenions « à demeurer auprès de nos ruines, sans amertume, sans nous adresser de reproches et aussi sans accuser Dieu ».
Les lectures de ce jour nous invitent à approfondir le même propos : « Vous avez tué le Prince de la vie », dit Pierre au peuple. Mais « je sais bien que vous avez agi dans l’ignorance ». Toutefois il ajoute : « Convertissez-vous donc et tournez-vous vers Dieu pour que vos péchés soient effacés » (Ac 3,19). Et Jésus dit de même au terme de l’évangile selon saint Luc : « la conversion sera proclamée en son nom, pour le pardon des péchés » (Lc 24,47).
À chaque fois, le même mot : metanoia, qui signifie littéralement « retournement de l’esprit », c’est-à-dire de ce qui, en nous, est le plus profond, configuré à l’image de Dieu. Et il n’est pas étonnant que nous entendions ces paroles dans le temps pascal : la pâques, c’est le passage du tombeau à la vie, des ténèbres à la lumière.
Il s’agit donc de ne « surtout pas essayer de rebâtir ce que la grâce a démoli », dit le père abbé du Mont-Descats, mais de « demeurer dans la conversion ». Certains parlent d’une seconde conversion, mais l’expression est trompeuse. Assurément, c’est mieux que la seule première conversion, mais l’on pourrait croire que lorsqu’on a ravivé une fois la flamme, c’est bon, l’on est rentré pour toujours dans la grâce. Et l’on redeviendrait, plus subtilement, un juste endurci.
On pourrait traduire cette formulation avec le mot du bienheureux John Henry Newman : « Ici-bas, vivre c’est changer ; être parfait, c’est avoir changé souvent [1] ». Remplaçons « parfait » par « saint » et « changer » par « se convertir » : « être saint, c’est s’être converti souvent ». Le converti d’Oxford sait de quoi il parle, lui qui a découvert sa foi anglicane à l’âge de quinze ans, devient diacre puis curé de l’église Sainte-Marie avant d’embrasser la foi catholique à 44 ans. Et il ne fait que commencer…
J’illustrerai mon propos par l’exemple d’un autre bienheureux qui nous est plus proche : Charles de Foucauld [2].
Charles a cherché à jouir et profiter de la vie, cela ne l’a pas rendu heureux. Il fut retourné par Dieu, en 1886, à 28 ans, dans l’église saint Augustin, à Paris, après des mois et des mois de supplication.
Je souhaiterais surtout insister sur ses dernières années. Il cherche alors la dernière place, comme Jésus : à Akbès, en Syrie, quand il sera trappiste. Mais ce n’est pas sa vocation. Puis, à Nazareth, cherchant toujours à imiter le Christ, dans sa cabane dans le jardin des Clarisses. Ce n’est pas non plus son appel. Il est ordonné prêtre en 1901. Il part alors en Algérie, à Béni Abbès et à Tamanrasset. Il rêve d’annoncer l’Évangile aux pauvres du Sahara. Il écrit : « J’offre ma vie pour la conversion des Touaregs, du Maroc, des peuples du Sahara, de tous les infidèles. Il s’agit d’imiter Jésus dans sa vie cachée ». Quels sont les fruits ?
Au début de l’année 1908, il connaît l’expérience de la solitude et de l’abandon. Plus encore, sa mission se solde par un échec cuisant : il n’a aucun disciple ; il ne convertira personne de son vivant. Lui qui rêvait de célébrer chaque jour l’Eucharistie et de porter mystérieusement la présence de Jésus en Terre d’Islam, il n’a même plus l’autorisation de Rome de dire la messe seul. « Demeurer auprès de nos ruines ».
Et voilà qu’il se sent mourir. Une maladie mystérieuse l’accable. Ses cheveux tombent, ses dents se déchaussent. Il n’a même plus la force de se lever pour consommer Jésus-Eucharistie présent dans le tout petit logement où il se trouve, seul, perdu dans ces immenses régions désertiques. Et voilà que quelques femmes, pauvres parmi les pauvres, remarquent son absence, entrent, et soudain comprennent : cette maladie qui conduit à la mort porte un nom : le scorbut. Que font-elles ? Elles qui ne possèdent presque rien, vont récolter le peu de lait de quelques chèvres, à quatre kilomètres à la ronde. Et elles vont lui sauver la vie.
Plus encore, elles vont sauver son âme et le conduire à son ultime conversion. Lui qui était venu pour donner va enfin apprendre à recevoir. Lui dont la devise était « Jamais arrière » va se réconcilier avec sa vulnérabilité. Lui qui voulait être frère des petits de cette région du Hoggar, le voilà devenu leur petit frère et bientôt le petit frère universel. Lui qui, du haut de sa richesse, voulait aider les pauvres, le voilà devenu encore plus pauvre qu’eux et enrichi de leur générosité. Lui qui ne rêvait que d’imiter Jésus dans sa vie cachée, grâce à ses non-chrétiens, il devient le Fils abandonné entre les mains du Père. Maintenant, il peut prononcer en toute vérité la prière d’abandon qu’il a composée en Syrie : « Mon Père, je me remets entre Vos mains ; je m’abandonne à Vous, faites de moi ce qu’Il Vous plaira ; je me remets entre Vos mains, avec une infinie confiance, car Vous êtes mon Père ». Il mourra huit ans plus tard, le 1e décembre 1916.
Enfin, contemplez les trois photos suivantes :
Charles de Foucauld, avant sa conversion, entre 1876 et 1882.
Frère Charles de Foucauld en 1914 (la dernière photo de son vivant).
La même photo : détail du visage
Le choc décisif qui conduisit Olivier Clément à la foi chrétienne fut la découverte de l’évolution du visage de Charles de Foucauld. L’élève de Saumur, enfoncé dans sa graisse et sa tristesse, au point que ses camarades de promotion l’avaient surnommé « le porc », est devenu l’ermite de Tamanrasset, dont le visage n’est plus qu’un regard et le regard n’est plus que lumière. Alors, il comprend que « l’Esprit-Saint est cette Force mystérieuse capable de transfigurer un être humain jusque dans son visage [3] ».
Être saint, c’est se convertir souvent et si profondément que cela se voit jusque sur notre visage.
Pascal Ide
[1] Cardinal John Henry Newman, Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, 1845, trad. Luce Gérard, coll. « L’Église en son temps », Paris, Le Centurion, 1964, chap. 1, Section I, dernière phrase.
[2] Je me suis notamment inspiré d’un enseignement de Jean-Claude Boulanger, « Charles de Foucauld : la sainteté au cœur de la fragilité », 10 novembre 2005.
[3] Olivier Clément, L’autre Soleil, Paris, Stock, 1975, p. 127-128.