La triple originalité de la personne humaine

Au sein de l’univers visible, l’homme n’est pas une créature comme les autres non seulement parce qu’elle est spirituelle – son corps est informé par une âme spirituelle –, mais aussi et plus encore parce que sa nature ne s’achève que surnaturellement – il est destiné à devenir « participant de la nature divine » (2 P 1,4). Une toute récente thèse vient d’ailleurs de montrer combien, contre toute tentation de récupération cajétanienne de la théorie de la natura pura, ce fut la doctrine constante de Thomas depuis l’origine – et cela dans la plus profonde continuité avec la Tradition occidentale autant qu’orientale.

Il faut oser en tirer les conséquences, en plein et en creux. Et il est éclairant de les décliner selon l’axe de l’être qui est aussi celui du don et du temps, en plein comme en creux. Notre intention n’est pas ici de développer chaque point qui demanderait au minimum un article à part entière et sur lequel j’ai d’ailleurs, pour les deux derniers, déjà eu le loisir de m’expliquer. Elle est juste de montrer une cohérence insoupçonnée entre trois aspects qui rythment, ontodologiquement, notre si belle humanité.

 

En sa constitution, l’être humain est nécessairement tripartite : corps, âme, esprit. Ce n’est pas un hasard si l’un des plus ardents défenseurs de cette vocation intrinséquement surnaturelle de l’homme, Henri de Lubac, a rédigé au terme de sa vie cet article inachevé sur la constitution tripartite de l’homme. Certes, il n’est pas du tout impossible de faire de l’esprit une « partie » de l’âme, mais en un sens qui sera non pas irénéen (l’esprit s’identifie au troisième degré de vie, à savoir l’intelligence et la volonté), mais origénien (l’esprit s’identifie au « cœur » biblique, voire au « noyau de l’âme » d’Edith Stein, à une sorte d’ « organe de Dieu »).

En son origine, l’âme humaine doit être infusée dès l’origine, c’est-à-dire de manière doublement immédiate, certes, ontologiquement, mais aussi chronologiquement. De même que Dieu intervient comme constitutant l’esprit même de l’homme – bien sûr, non pas au titre du sujet en sa quiddité, mais au titre de l’objet, voire de l’aide apporté au sujet pour s’y ouvrir (ce n’est pas le lieu d’entrer dans tous les détails) –, de même Dieu doit intervenir au titre de la cause efficiente, celle-ci étant signifiée ontochroniquement par la saisie de l’âme spirituelle dès la conception.

En son terme, l’âme humaine doit, selon certaines modalités, demeurer active jusqu’à son terme, c’est-à-dire le moment qui précède la mort qui est sa séparation d’avec le corps. Cette question, encore trop peu explorée philosophiquement et éthiquement, est aujourd’hui au centre de l’attention des EMIE (expériences de mort imminente) ou NDE (Near death experience) qui sont d’une immense portée anthropologique. De même que Dieu intervient directement, immédiatement, dans la constitution de l’esprit comme « organe de Dieu » et dans la causation de cette âme qui est esprit et cœur, de même, au titre de la cause finale de la vie humaine, a-t-il le droit et, conditionnellement, le devoir, d’intervenir pour permettre à notre liberté de décider de sa destinée finale.

 

Ce qui est vrai en plein se vérifie en creux. Du fait de cette constitution, de cette création et de cette destination inédites, découlent trois transgressions ou en tout cas trois paradoxes (encore Lubac) et cela, dès la prise en compte des deux premiers ordres pascaliens, corps et esprit (sans même prendre en compte l’ordre de la charité qui est identiquement celui du surnaturel ou du divin).

Quant à sa constitution, l’homme est « corpore et anima unus : corps et âme un », affirme de manière ramassée et suggestive le second concile du Vatican. Autrement dit, l’âme humaine est forme du corps, c’est-à-dire l’acte premier de l’organisme qu’elle vivifie. Or, l’acte ne peut être séparé de la puissance qui l’accueille, la forme ne peut subsister hors la matière qui la reçoit. Pourtant, étant incorporelle ou plutôt spirituelle, l’âme humaine est subsistante. Elle transgresse donc la loi commune de l’hylémorphisme. L’on sait combien, historiquement, cette question a agité le bas Moyen Âge et combien, avec un rare équilibre, contre un matérialisme prétendument aristotélisant qui aurait récusé la subsistance de l’âme ou un platonisme qui aurait égalisé l’homme et l’âme, saint Thomas a su tenir la double affirmation

Quant à son origine, l’homme transgresse la grande loi cosmologique selon laquelle toute matière doit être progressivement disposée à sa forme. Son application conduit en toute rigueur à conclure que l’âme humaine ne peut être infusée que de manière différée, après d’autres âmes, qu’elles soient végétative puis sensitive ou seulement animale. Et l’on peut comprendre que certains disciples de Thomas concluent à la création médiate de l’âme humaine. Mais, indépendamment même de leur absence de prise en compte de l’apport scientifique, ils suivent le Thomas philosophe, en occultant le Thomas théologien. Il est d’ailleurs significatif que, très tôt, les Pères de l’Église, mais pour des raisons christologiques et non pas directement anthropologiques, aient affirmé la saisie par l’esprit dès la conception, ainsi que Philippe Caspar a commencé à le montrer en une œuvre malheureusement inachevée.

Quant à son terme, l’homme transgresse, ou transgresserait de manière habituelle la grande loi épistémologique, selon laquelle rien n’est dans l’intelligence qui ne soit dans les sens et la grande loi éthique selon laquelle l’acte libre est conscient. En réalité, ce que les NDE donnent d’expérimenter ou de témoigner, c’est que, en coma avancé ou dépassé, la personne est, dans certains cas, encore à même d’exercer son esprit, c’est-à-dire de poser des actes d’intelligence et de volonté, alors que tous les signes corporels attestent la mort clinique ou du moins une quasi-mort cérébrale. La vérité avance entre les deux erreurs opposées du déni, c’est-à-dire de réduction psychiatrique ou psychanalytique de ces expériences à un fantasme, et de la décorporation objective, c’est-à-dire d’une âme posant seule ses actes avant de réintégrer le corps. L’on a noté que, une nouvelle fois, nous avons modalisé notre proposition au conditionnel. La raison en est aussi le caractère encore empirique de notre conclusion : la philosophie ne s’est pas encore assez saisie de la question si importante des EMI.

 

Enfin, ce n’est pas un hasard si les enjeux éthiques les plus décisifs gravitent autour de ces trois aspects : l’animalisme (qui nie la différence de nature entre l’homme et l’animal) ; l’avortement (qui nie la personnalisation immédiate de l’embryon) ; l’euthanasie (qui identifie la mort cérébrale à la mort de la personne).

 

Cette réflexion s’est limitée à la structure dynamique ontodative. Mais la constitution originale, voire paradoxale, de l’homme, se vérifie sur bien d’autres plans, ceux qu’a explorés Blondel avec persévérance, mais aussi bien d’autres comme la vulnérabilité positive, la polarité du bien commun, l’appel universel à la sainteté (alors que les qualités du héros et du génie sont, par définition, extrêmement aristocratiques, celles du saint sont démocratiques). Tant que, en cela très aidé par la stimulation blondélienne, le philosophe chrétien ne conjurera pas la tentation de laïcité (de neutralité), il manquera systématiquement, jusque et surtout dans sa réflexion pratique, c’est-à-dire éthique et politique (l’agir), technique et artistique (le faire), le propre de notre condition.

Pascal Ide

17.4.2021
 

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