Dieu à l’œuvre chez Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Une thèse problématique

1) Énoncé

Loys de Saint Chamas, prêtre de l’Institut Notre-Dame de Vie, a consacré sa thèse à Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus [1]. L’intuition de fond est la suivante : la mission que le Christ nous donne est de nous faire participer à l’œuvre de son Père ou, mieux, d’accomplir l’œuvre du Père en nous. Mieux encore : l’œuvre de Jésus devient celle même de Thérèse.

Pour cela, il est nécessaire que l’âme se donne personnellement à Jésus comme à son Époux. Et toute l’évolution de Thérèse la conduit à cette identification, cette communion mystique et apostolique.

Thérèse résume l’énoncé de cette thèse dans cette formulation remarquable : « Jésus a pour nous un amour si incompréhensible qu’il veut que nous ayons part avec lui au salut des âmes. Il ne veut rien faire sans nous [2] ».

Cette thèse est démontrée – et c’est la seconde originalité du travail – en faisant appel à l’outil informatique, pour la première fois, semble-t-il.

2) Preuve

L’expérience décisive, remonte peu après la grâce de Noël :

 

« Un Dimanche en regardant une photographie de Notre-Seigneur en Croix, je fus frappée par le sang qui tombait d’une de ses mains Divines, j’éprouvai une grande peine en pensant que ce sang tombait à terre sans que personne ne s’empresse de le recueillir, et je résolus de me tenir en esprit au pied de [la] Croix pour recevoir la Divine rosée qui en découlait, comprenant qu’il me faudrait ensuite la répandre sur les âmes… Le cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi continuellement dans mon cœur : ‘J’ai soif !’ Ces paroles allumaient en moi une ardeur inconnue et très vive… Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes… Ce n’était pas encore les âmes de prêtres qui m’attiraient, mais celles des grands pécheurs, je brûlais du désir de les arracher aux flammes éternelles [3]… »

 

Précisément, le mouvement conduisant à cette identification passe par la réceptivité : Thérèse ne peut accomplir avec Jésus l’œuvre du Père que parce que d’abord elle est devenue pur accueil, transparence à ce que l’Esprit veut. Aussi la dynamique thérésienne épouse-t-elle celle du don : « Une seule attente fait battre mon cœur, c’est l’amour que je recevrai et celui que je pourrai donner [4] ».

Au fond, Thérèse comprend de mieux en mieux ce qu’est la charité. Voilà pourquoi elle est appelée Doctor scientia amoris. La conclusion de la thèse résume l’évolution que la Carmélite vit au terme de de son existence en différents passages que je systématise [5] :

  1. Le passage de l’activité à la passivité : l’établissement dans la petitesse.
  2. Le passage de la charité imparfaite à la charité parfaite (en œuvres) : « Cette année, ma Mère chérie, le bon Dieu m’a fait comprendre ce que c’est que la charité ; avant je le comprenais, il est vrai, mais d’une manière imparfaite [6] ». De plus, dans le même passage, Thérèse explique qu’elle voit désormais l’unité des deux commandements. De plus, différents paroles de la mystique lexovienne montrent que, pour elle, la charité doit passer dans les actes : « Je me suis dit que la charité ne devait pas consister dans les sentiments, mais dans les œuvres [7] ». Et de le dire en termes phénoménologiques : « J’ai compris que la charité ne doit point rester enfermée dans le fond du cœur [8] ».
  3. Le passage du sujet personnel à l’identité en Jésus (de sorte que Jésus aime en Thérèse) ou de l’extériorité à l’intériorité : « Oui je le sens, lorsque je suis charitable, c’est Jésus seul qui agit en moi : plus je suis unie à Lui, plus aussi j’aime toutes mes sœurs [9] ». De même : « Je suppliais le bon Dieu de me mettre à la bouche des paroles douces et convaincantes ou plutôt de parler Lui-même par moi [10] ».

3) Évaluation critique

Nous avons souligné l’originalité méthodologique, la minutie de la mise en œuvre. Mais la montagne n’accouche-t-elle pas d’une souris ?

Je vois bien le parti pris de coller au plus près au texte de Thérèse, d’en souligner l’inventivité. Mais il me semble qu’il manque le travail systématique propre à la théologie. Au fond, il n’existe pas de différence entre la manière de parler de l’auteur et celle de Thérèse ; or, celle-ci n’est pas théologienne. Je me demande si nous n’assistons pas ici à un nouvel avatar du manque à mon sens décisif du Père Lethel (salué dans les remerciements) : l’absence de claire différenciation entre les différents types de discours théologiques. Pourtant, l’auteur cherche un moment à comprendre cette différence [11] ; mais il ne détaille pas et surtout ne se l’applique pas.

Je m’interroge aussi, latéralement, sur le titre. Oser titrer purement et simplement Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus laisse accroire que la thèse est exhaustive ou présente le cœur même de la théologie thérésienne… Or, on vient de le voir, tel n’est pas le cas.

Pascal Ide

[1] Loys de Saint Chamas, Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Dieu à l’œuvre, Venasque, Éd. du Carmel, 1998.

[2] LT 135.

[3] Ms A, 45 v°.

[4] CJ, 13.7.17.

[5] Loys de Saint Chamas, Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, p. 401-409.

[6] Ms C, 11 v°.

[7] Ms C, 13 v°.

[8] Ms C, 12 r°.

[9] Ms C, 12 v°.

[10] Ms C, 21 r°.

[11] Loys de Saint Chamas, Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, p. 413-414.

13.1.2023
 

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