Benoît XVI. Une théologie de l’amour I, 1

Première partie

Une théologie de l’amour

Cela se passait il y a peut-être trois ans. Un groupe d’Américains, sur la place Saint-Pierre, souhaitent garder un souvenir de leur passage sur fond de Basilique Vaticane. Ils avisent un homme seul, vêtu d’une soutane, traversant la place et lui demandent de les photographier. Celui-ci s’exécute avec promptitude et amabilité. L’homme leur apparaît tellement sympathique qu’ils lui proposent de poser avec eux, ce que le prêtre accepte sans difficulté. Puis, il reprend son chemin. Personne ne lui ayant demandé qui il était, il n’avait pas décliné son identité. Quelle ne dut pas être la surprise de ces touristes outre-atlantiques, quelques mois plus tard, quand ils découvrirent qu’ils avaient (été) pris en photo (par) le futur Benoît XVI, à l’époque cardinal Joseph Ratzinger, Préfet de la Congré­gation pour la Doctrine de la Foi à laquelle, comme chaque jour, il se rendait à pied ! Ser­viabilité et humilité, voilà qui décrit bien la personne du pape actuel. Mais aussi sa pen­sée.

Multiples sont les prises de parole de Benoît XVI, sur tous les sujets. Multiples sont aussi ses centres d’inté­rêt.

Pour autant, ces prises de parole constituent-elles un ensemble disparate d’intuitions qui, si géniales soient-elles, sont dictées par l’urgence et les circonstances, ou bien conver­gent-elles vers un centre ?

J’émettrais l’hypothèse que la pensée – et la vie – du pape actuel présente un foyer d’où tout acte rayonne et à quoi tout acte revient. Laissons la parole au cardinal français Jean-Louis Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. Interrogé quelques jours après l’élection du pape, voici ce qu’il affirmait : « Nous avons tous compris, je dirais même tout le monde a compris, que Benoît XVI, humble et souriant, pourrait être le Pape qui proclamera l’éternelle tendresse de Dieu. Dans le monde dur, parfois même impitoyable, que nous nous sommes fabriqué, le nouveau Pape nous rappellera, avec sa douceur, la force de l’amour capable d’ouvrir de nouvelles voies à l’humanité. Du reste, en choisissant le nom de Benoît en souvenir de Benoît XV, il a lui-même voulu indiquer qu’il mettra son ministère au service de la réconciliation et de la paix [1] ».

Le pape actuel propose une théologie centrée sur Dieu (chapitre 1), donc sur l’amour (chapitre 2) ; et il décrit cet amour comme oblatif – c’est-à-dire comme don de soi – (chapitre 3), radical (chapitre 4), unifiant (chapitre 5) et transformant (chapitre 6).

Chapitre 1

Dieu au centre

La perspective du pape actuel est résolument centrée sur Dieu, autrement dit est propre­ment « théo-logique ». Cette assertion n’a rien de redondant. Elle n’a rien non plus d’une évidence. Considérons les trois derniers Pontifes romains. Bien entendu, ils ont souvent et profondément parlé de Dieu. Toutefois, Paul VI, le pape qui a conduit le Concile à bonne fin et en a dirigé les premières applications, a centré une bonne partie de ses dis­cours sur le mystère de l’Église. Quant à Jean-Paul II, prolongeant l’œuvre du philosophe Karol Wojtyla qui avait principalement travaillé sur l’homme, sous le double aspect anthro­pologique [2] et éthique (spécialement en éthique sexuelle et familiale [3]), il déve­loppe, sans surprise mais avec quelle nouveauté, une anthropologie et une éthique théo­logique no­tamment du corps et de la sexualité [4], ainsi que de la liberté et du don [5]. En regard, Benoît XVI, dont on sait combien la formation et l’inclination sont théologiques, a toujours centré sa contemplation et ses interventions sur le mystère de Dieu révélé aux hommes. La pre­mière encyclique, le plus souvent programmatique, de Paul VI ne s’intitule-t-elle pas Éc­clesiam suam, celle de Jean-Paul II, Redemptor hominis, et celle de Benoît XVI, Deus cari­tas est ?

Quelques chiffres significatifs introduiront le propos. Nous verrons dans la deuxième par­tie que les termes plus abstraits et d’ailleurs non scripturaires de « Trinité », « Personne di­vine », « Hypostase » [6] sont très peu présents, voire absents sous la plume de Benoît XVI. En revanche, on trouve en abondance les mots par lesquels l’Écriture désigne « Dieu » [7] et cha­cune des Personnes divines [8]. On soulignera singulièrement une très abondante pré­sence de l’Esprit [9]. Compte tenu que « Dieu » est aussi le nom que, le plus souvent, le Nou­veau Testament emploie pour dire le Père, le nombre d’occurrences oc­troyées à chaque Personne de la Trinité démontre donc un équilibre tout-à-fait remarquable.

Double est la centralité de Dieu, doctrinale et pastorale, c’est-à-dire spéculative et pra­tique.

1) Dieu au centre de la doctrine

Depuis toujours, l’intérêt de Joseph Ratzinger se porte sur le mystère même de Dieu – ce qui explique son choix pour la théologie fondamentale : « Le pourquoi de la foi, la possibi­lité de communiquer son espérance, le sens qu’elle donne à notre vie, telles étaient sur­tout les questions auxquelles je voulais me consacrer au début de mes études et qui ex­pliquent pourquoi j’ai choisi de me spécialiser en théologie fondamentale [10] ». Et sa lec­ture cherche toujours à discerner ce qui, dans tel ou tel mystère de la foi, se dit de Dieu. Ainsi, dans une conférence justement célèbre sur le concile Vatican II prononcée durant l’Année Sainte, le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi avait présenté une clé d’in­terprétation capitale en précisant que le Concile « Vatican II a clairement voulu inscrire et subordonner le discours sur l’Église au discours sur Dieu [11] ». Autrement dit, l’ecclésiolo­gie [12] conciliaire, trop souvent reconduite à des approches particulières en leur contenu (relations Église universelle-églises locales, etc.) et plus encore en leur perspective (institutionnelle, etc.) est, en réalité, pleinement théo-logique.

À son tour, la réflexion de Benoît XVI part volontiers de Dieu. Plus encore, il estime que se centrer sur Dieu est le devoir premier de l’Église : « L’Église doit parler de tant de choses : de toutes les questions liées à l’être humain, sa propre structure et sa propre organisation. Mais son véritable thème et – sous certains aspects – unique est  [13] ». En centrant son attention et sa parole sur Dieu, l’Église ne fait que poursuivre l’œuvre du Christ et no­tamment sa prédication. En effet, le thème central de la prédication terrestre de Jésus est le règne de Dieu. Or, que signifie cette expression énigmatique ? Le livre sur Jésus lui consacre un passionnant développement [14]. Le même discours à la Curie romaine va au cœur. On a souvent interprété le  comme une réalité à venir, le monde meilleur que nos propres forces préparent pour que Dieu soit présent. Ce faisant, on inter­prète l’expression, « Règne de Dieu », comme si le mot « Dieu » était un génitif objectif : le sujet est l’homme, et c’est lui qui choisit Dieu, le fait advenir par son effort. Or, tout au contraire, il s’agit d’un « génitif subjectif », il s’agit du Royaume qui appartient à Dieu et que Dieu nous prépare.

 

« Ce qui signifie que Dieu n’est pas un ajout au  que l’on pourrait peut-être même laisser de côté. Dieu est le sujet. Royaume de Dieu signifie en réalité : Dieu règne. Il est lui-même présent et il est déterminant pour les hommes dans le monde. Il est le sujet, et là où ce sujet manque il ne reste rien du message de Jésus. C’est pourquoi Jésus nous dit : le Royaume de Dieu ne vient pas de façon à ce que l’on puisse, pour ainsi dire, se mettre sur le côté de la route et observer son arrivée. ‘ (Lc 17,20s) ».

 

Benoît XVI en tire une conséquence d’importance : ce Royaume

 

« se déve­loppe là où est accomplie la volonté divine. Il est présent là où se trouvent des personnes qui s’ouvrent à son arrivée et laissent ainsi entrer Dieu dans le monde. C’est pourquoi Jé­sus est le Royaume de Dieu en personne : l’homme à travers lequel Dieu est parmi nous et à travers lequel nous pouvons toucher Dieu, nous approcher de Dieu. Là où cela se produit, le monde se sauve [15] ».

 

Que le pape place Dieu au centre de la théologie, ce n’est au fond que justice. Mais, fort de la réflexion qui précède et de celle qui va suivre sur l’effacement historique de Dieu en Occident, il étend son propos à la réalité créée, notamment à la cité des hommes [16], et là, son propos devient beaucoup plus dérangeant. Dans un important paragraphe de son en­cyclique Deus caritas est, Benoît XVI montre que, sans rien sacrifier de son autonomie, le politique ne peut se passer d’une référence à un fondement transcendant, autrement dit à Dieu [17]. Résumons l’un de ses principaux arguments : « L’ordre juste de la société et de l’État est le devoir essentiel du politique ». Ainsi, « le politique est plus qu’une simple tech­nique pour la définition des ordonnancements publics », il a pour but de réaliser la justice. Et comme la justice est une question éthique, le politique se fonde donc sur l’éthique. Mais l’éthique renvoie à un fondement encore plus décisif. En effet, « cette question [comment réaliser la justice] en présuppose une autre plus radicale : qu’est-ce que la justice ? » Or, la réponse pose une difficulté : seul un œil pur, une intelligence droite ne confond pas ce qui est objectivement juste avec son intérêt subjectif : « pour pouvoir agir de manière droite, la raison doit constamment être purifiée, car son aveuglement éthique, découlant de la tenta­tion de l’intérêt et du pouvoir qui l’éblouissent, est un danger qu’on ne peut jamais totale­ment éliminer ». La politique, comme l’éthique, ont donc besoin d’une instance purificatrice. Où la trouver sinon dans la foi ? Certes, « la foi a sa nature spécifique de rencontre avec le Dieu vivant, rencontre qui nous ouvre de nouveaux horizons bien au-delà du domaine propre de la raison. Mais, en même temps, elle est une force purificatrice pour la raison elle-même. Partant de la perspective de Dieu, elle la libère de ses aveuglements et, de ce fait, elle l’aide à être elle-même meilleure ». Benoît XVI connaît l’allergie contemporaine à l’égard de toute confusion entre politique et foi. Aussi insiste-t-il : « la doctrine sociale ca­tholique […] ne veut pas conférer à l’Église un pouvoir sur l’État moderne ». Il demeure que celui-ci a besoin de l’aide de la foi « pour faire en sorte que ce qui est juste puisse être ici et maintenant reconnu, et aussi mis en œuvre ».

Non seulement le politique et la justice ont besoin de la foi, mais ils ne peuvent non plus se passer de l’amour [18]. Il y va d’une juste vision de l’homme. Celui-ci est corps et âme. Or, si le corps nécessite une aide matérielle, l’âme, elle, requiert réconfort, et au fond, attend d’être aimé et d’aimer : tout homme, souffrant ou non, aspire au « dévouement personnel plein d’amour ». Alors que la justice, donc le politique, apporte une aide matérielle directe, elle ne peut intervenir qu’indirectement dans ce domaine spirituel, en reconnaissant et soutenant « les initiatives qui naissent des différentes forces sociales et qui associent spontanéité et proximité avec les hommes ayant besoin d’aide ». Or, « l’Église est une de ces forces vives : en elle vit la dynamique de l’amour suscité par l’Esprit du Christ ». Une nouvelle fois, le politique se doit donc de donner une place visible, publique à la foi.

Contre Emmanuel Kant mais avec Blaise Pascal, contre le modèle politique laïciste qui se coupe de toute référence à Dieu mais avec une vision de la justice qui donne sa place aux forces spirituelles, Benoît XVI affirme donc que l’homme, quel qu’il soit, est appelé à vivre veluti si Deus daretur, comme si Dieu existait.

2) Dieu au centre de la vie

Dieu ne doit pas seulement être au centre de la théologie, il doit aussi être présent au cœur de l’agir chrétien.

Un signe en est l’importance accordée à la prière [19]. Le pape insiste à de nombreuses reprises et en maintes occasions sur l’union à Dieu dans l’oraison. Celle-ci est une priorité et une urgence : « le temps pour demeurer en présence de Dieu dans la prière – dit-il à des prêtres et des diacres – est une véritable priorité pastorale, ce n’est pas un à-côté du tra­vail pastoral, demeurer face au Seigneur est une priorité pastorale, en dernière analyse la plus importante [20] ». Voilà pourquoi il exhorte des évêques canadiens – mais la remarque est tout-à-fait généralisable – à mettre en place une « pédagogie authentique de la prière, par une introduction à la vie des Saints et aux multiples formes de spiritualité qui embellis­sent et stimulent la vie de l’Église [21] ».

La thématique de la prière pointe dès la première audience ; mieux encore, faisant mé­moire de son « vénéré prédécesseur Jean-Paul II », Benoît XVI cite un passage de ses écrits où il traite de la prière dans des termes d’une affectivité brûlante : « Nos communautés chrétiennes doivent devenir d’authentiques  de prière, où la rencontre avec le Christ ne s’exprime pas seulement en demande d’aide, mais aussi en action de grâce, louange, adoration, contemplation, écoute, affection ardente, jusqu’à une vraie  du cœur [22] ». Et le pape actuel ajoute : « comme ce fut le cas chez le Pape Jean-Paul II [23] ».

Un autre signe – de prime abord éton­nant – de la place centrale de Dieu dans la vie du Saint Père est l’attention qu’il accorde aux signes divins [24]. À la question posée par le journaliste Peter Seewald : « Mais où est Dieu, où le trouve-t-on ? », Joseph Ratzinger ré­pond : « Il ne parle naturellement pas à voix haute, mais Il parle par signes et à travers les circonstances de notre vie, à travers nos semblables. Il y faut certes un peu de vigilance et il ne faut pas se laisser totalement accaparer par tout ce qui est superficiel [25] ». Pas plus qu’il ne confond la foi avec le sentiment, le pape ne saurait être suspecté de confondre Providence et providentialisme ; pour autant il évite l’excès inverse qui suspecte et of­fusque toute présence du Très Haut accréditée par des signes. C’est ainsi qu’il n’hésite pas à relire sa propre vie en discernant l’action divine à travers ceux-ci, par exemple les péripéties qui ont entouré sa thèse de théologie. Le tout jeune enseignant Joseph Ratzin­ger avait choisi le thème de l’histoire du Salut en relation avec l’idée de Révélation chez saint Bonaventure. Son corapporteur de thèse, le professeur Michael Schmaus, refusa sa problématique. Il estimait que Ratzinger s’opposait aux thèses classiques « avec une du­reté inopportune pour un débutant [26] ». Mais ce refus risqua de tourner à la catastrophe : non seulement pour lui, car, sans sa thèse, il risquait de perdre sa place de professeur, mais aussi pour ses parents, puisqu’il comptait sur son poste professoral pour les faire vivre à Freising. Les débats furent houleux. La situation du jeune théologien demeura en suspens un bon nombre de mois. Finalement, il trouva le moyen de contourner l’obstacle en développant la troisième partie de son travail qui traitait de la philosophie de l’histoire de Bonaventure, proposition qui ne rencontra aucune résistance. Or, relatant les faits trente ans plus tard, s’il estime toujours injustifiés les jugements de ses professeurs au sujet de sa thèse de théologie, le cardinal Ratzinger les narre avec une objectivité bien­veillante dénuée de toute amertume [27]. Plus encore, il y déchiffre l’indice d’une action de la Providence : « Pas plus qu’avant je ne pus considérer ses jugements et ses décisions d’autrefois comme scientifiquement justifiés, mais j’ai pu reconnaître que l’épreuve de cette année difficile avait été pour moi humainement salutaire et obéissait pour ainsi dire à une logique supérieure à la logique purement scientifique [28] ». Ce qui est vrai pour de larges pans de son existence, comme celui qui vient d’être décrit, vaut aussi pour des événements ponctuels. Lors de son ordination épiscopale, une alouette chanta avec allé­gresse et il explique dans son autobiographie que « ce fut pour » lui « comme une exhortation d’En-Haut [29] ».

Cette sensibilité « théo-sémiotique » (littéralement : « aux signes de Dieu ») n’a pas disparu chez le pape : « La pluie qui tombe du ciel », dit-il à des séminaristes, « se révèle être – me semble-t-il – également comme une bénédiction [30] ». Cette interprétation est d’ailleurs biblique autant qu’enracinée dans une symbolique universelle. Relisant, quelques semaines plus tard, le moment important et éprouvant de son voyage pastoral en Pologne que fut la visite au camp d’Auschwitz-Birkenau, il note que l’apparition d’« un arc-en-ciel » fut alors, pour lui, « un motif de grand réconfort [31] ».

L’attention accordée aux signes tient à l’attitude théo-logique de Benoît XVI. Elle s’enra­cine peut-être aussi dans une autre raison. « Pour l’amoureux, tout est signe », disait Stend­hal dans De l’amour. Nous allons maintenant le voir, le pape accorde une place centrale à l’amour. Comme Dieu est amour, il ne peut manquer de se manifester. C’est parce qu’il nous aime qu’il nous fait signe.

3) Dieu absent

Cette insistance sur le primat de Dieu, dans la parole et dans la vie, s’inscrit dans un cadre historique et culturel précis : l’absence de Dieu caractéristique de l’Occident. Le dis­cours à la Curie romaine de 2006 qui vient d’être cité affirmait aussi : « le grand problème de l’Occident est l’oubli de Dieu : c’est un oubli qui se diffuse. En définitive, je suis convaincu que tous les problèmes particuliers sont liés à cette question ».

Le théologien Ratzinger a longuement et à maintes reprises analysé le refus de Dieu ca­ractéristique des Lumières. En effet, jusqu’au dix-huitième siècle, l’Occident – et le reste du monde – a fondé sa réflexion autant que sa pratique sur l’existence de Dieu. À partir de la Renaissance, mais de manière radicale, depuis l’époque des Lumières, l’Europe a dé­veloppé une forme inédite de culture, de rationalité, qui exclut Dieu de la conscience pu­blique, soit qu’on le nie purement et simplement, soit qu’on estime son existence démon­trable mais que l’on relègue la conviction religieuse dans le domaine des choix subjectifs, donc qu’on la privatise totalement. On pourrait dire que les deux derniers siècles ont ex­périmenté le modèle d’une raison, d’une existence (morale, politique, juridique) sans Dieu. Or, ils ont abouti à un échec total. La tentative de modeler l’existence humaine à partir des seules valeurs humaines en faisant l’impasse sur Dieu a conduit l’humanité au bord de l’abîme. Les signes les plus patents en sont les idéologies athées meurtrières, nazisme et communisme, qui ont ensanglanté le siècle précédent. Moins de cent ans après avoir proclamé avec Nietzsche la mort de Dieu, certains philosophes très en vogue annoncent la mort de l’homme [32]. « À l’époque des Lumières – disait Joseph Ratzinger au monastère de Sainte-Scholastique, à Subiaco, le vendredi 1er avril 2005 –, on a essayé de penser et de définir les normes morales essentielles en disant que celles-ci seraient valides etsi Deus non daretur, même si Dieu n’existait pas. Dans l’opposition des confes­sions [que l’on songe aux guerres des religions qui a si fort marqué la conscience occiden­tale] et dans la crise de l’image de Dieu qui prévalait, on tenta de maintenir les valeurs es­sentielles de la morale en dehors des contradictions et de chercher pour elles une évi­dence qui les rendît indépendantes des multiples divisions et incertitudes des philoso­phies et confessions [de foi] variées. On voulut ainsi assurer les fondements de la vie en commun et, plus généralement, les fondements de l’humanité. À l’époque cela sembla possible, car les grandes convictions de fond créées par le christianisme résistaient en grande partie et semblaient indéniables. Mais il n’en est plus ainsi. La recherche d’une telle certitude rassurante, qui pût rester incontestée au-delà de toutes les différences, a échoué ». « L’effort grandiose de Kant » et plus généralement des Lumières « n’a pas été à même de créer la nécessaire certitude partagée [33] ». Ces paroles, Joseph Ratzinger les prononçait lors de la remise du prix « Saint-Benoît », la veille même du décès de Jean-Paul II, lors de la dernière conférence avant qu’il soit élu sous le nom de… Benoît XVI.

Ces réflexions du théologien Ratzinger servent de cadre à celles du pape et ont été maintes fois reprises et développées par celui-ci. En Occident prédomine une culture « qui voudrait se poser comme universelle et autosuffisante, engendrant un nouveau mode de vie. Il en dérive une nouvelle vague d’idéologie rationaliste et de laïcisme, pour laquelle ne serait rationnellement valable que ce qui peut être expérimenté et calculable, alors que sur le plan de la pratique, la liberté individuelle est érigée comme valeur fondamentale à laquelle toutes les autres devraient se soumettre. Ainsi, Dieu reste exclu de la culture et de la vie publique, et la foi en Lui devient plus difficile, également parce que nous vivons dans un monde qui se présente presque toujours comme notre œuvre, dans lequel, pour ainsi dire, Dieu n’apparaît plus directement, semble devenir superflu, voire étranger [34] ». De même, Benoît XVI montre que la conséquence de la mort de Dieu est, tôt ou tard, la mort de l’homme. L’effacement de l’Absolu se solde tôt ou tard par un affaissement des biens et des droits humains les plus fondamentaux : « La culture européenne […] s’est for­mée à travers les siècles grâce à la contribution du christianisme. Puis, à partir du siècle des Lumières, la culture de l’Occident s’est éloignée de ses fondements chrétiens à une vitesse croissante. En particulier au cours de la période la plus récente, le déclin de la famille et du mariage, les atteintes à la vie humaine et à sa dignité, la réduction de la foi à une expérience subjective et la sécularisation de la conscience publique qui a suivi, nous révèlent avec une dramatique clarté les conséquences de cet éloignement [35] ». Plus en­core, l’oubli concret de Dieu se solde par une autre conséquence dramatique : le repli sur soi, l’absence de générosité. Ne se recevant plus de Dieu, l’homme ne donne plus à l’autre homme. Il y va ici d’une logique qui sera étudiée au chapitre 3 : fermé en amont au don de Dieu, l’homme se clôt, en aval, au don à l’autre. Cela se vérifie singulièrement pour la vie, ainsi que Benoît XVI le disait lors de sa rencontre avec les évêques de Suisse : « la grande défection du christianisme qu’a vécue l’Occident au cours des cent dernières an­nées a été réalisée précisément au nom de l’option pour la vie. Il a été dit – je pense à Nietzsche, mais également à tant d’autres – que le christianisme est une option contre la vie. […]. Mais nous, nous voulons avoir la vie, et nous choisissons, nous optons, finale­ment, pour la vie en nous libérant de la Croix, en nous libérant de tous ces commande­ments et de tous ces « non ». Nous voulons avoir la vie en abondance, rien d’autre que la vie. […] Ce n’est pas en nous arrogeant la vie pour nous-mêmes, mais seulement en don­nant la vie, ce n’est pas en la possédant et en la prenant, mais en la donnant, que nous pouvons la trouver. Tel est le sens ultime de la Croix : ne pas garder pour soi, mais donner la vie [36]. »

Le jugement sur l’Europe ne se réduit pas à un constat désenchanté. Il s’accompagne d’un jugement moral relatif à notre grave responsabilité, autrement dit à notre péché – et ce point n’était peut-être pas aussi clairement formulé auparavant. Dans l’homélie pour l’ouverture de la xième assemblée générale ordinaire du Synode des évêques, le pape applique, avec beaucoup de force, à la situation de « l’Europe et l’Occident en général » le jugement de Dieu rapporté par le prophète Isaïe sur la vigne infidèle et qui, repris par Jé­sus, « se réfère surtout à la destruction de Jérusalem en l’an 70. Mais la menace de juge­ment nous concerne nous aussi, l’Église en Europe, l’Europe et l’Occident en général ». En quoi consiste ce jugement dont on sait que, dans l’Écriture, il a toujours à voir avec le pé­ché et la conversion de l’homme ? « Avec cet Évangile, le Seigneur clame également à nos oreilles les paroles qu’il adresse dans l’Apocalypse à l’Église d’Ephèse : tu ne te re­pens, je vais venir à toi pour changer ton candélabre de son rang (2,5). À nous aussi, la lumière peut être enlevée et nous faisons bien si nous laissons résonner cet avertissement en notre âme avec tout son sérieux, en criant dans le même temps au Seigneur : «Aide-nous à nous convertir ! Donne à chacun de nous la grâce de nous renouveler vraiment ! Ne permets pas que la lumière qui est au milieu de nous s’éteigne ! Renforce notre foi, notre espérance et notre amour afin que nous puissions porter de bons fruits !» [37] ». L’homme actuel est donc gravement responsable d’avoir oublié Dieu, de ne plus le placer au centre.

Enfin, jamais, dans la Bible, le dernier mot (de Dieu) n’est jamais au jugement sur le pé­ché de l’homme : il s’accompagne toujours d’une ouverture vers l’espérance. Nous le ver­rons dans le chapitre suivant, celle-ci est omniprésente dans les prises de parole de Be­noît XVI. Or, espérer – au sens théologal du verbe –, c’est attendre Dieu, précisément at­tendre Dieu de Dieu. Le remède consiste donc à redonner à Dieu sa place centrale : comme origine et comme achèvement, comme alpha et comme oméga.

Pascal Ide

[1] « Les témoignages de vingt et un cardinaux sur le nouveau Pape », 30 giorni, article accessible sur le site http://www.30giorni.it/fr/articolo.asp?id=8942. Souligné par moi.

[2] Cf. l’important ouvrage Personne et acte, texte définitif en collaboration avec l’auteur par Anna-Teresa Tymieniecka ; trad. française de Gwendoline Jarczyk, Paris, Centurion, 1983.

[3] Cf. l’autre important livre Amour et responsabilité. Étude de morale sexuelle, trad. Thérèse Sas revue par Marie-Andrée Bouchaud-Kalinowska, Paris, Éd. du dialogue, Stock, 1978.

[4] Cf. Pascal Ide, « Don et théologie du corps dans les catéchèses de Jean-Paul II sur l’amour dans le plan divin », in Jean-Paul II face à la question de l’homme, Actes du vième Colloque International de la Fondation Guilé, octobre 2003, Zurich, Guilé Foundation Press, 2004, p. 159-209.

[5] Cf. Pascal Ide, « Une théologie du don. Les occurrences de Gaudium et spes, n° 24, § 3 chez Jean-Paul II », Anthropotes, 17/1 (2001), p. 149-178 et 17/2 (2001), p. 129-163.

[6] C’est l’équivalent, chez les Pères grecs, du terme « Personne » appliqué à Dieu.

[7] « Dieu » : plus de 5.200 fois ; « Seigneur » : plus de 2.130 fois.

[8] « Père » : plus de 730 fois ; « Jésus » : plus de 2.000 fois ; « Christ » : plus de 3.200 fois ; « Fils » : plus de 410 fois ; « Verbe » : plus de 70 fois ; « Esprit » : plus de 1.200 fois.

[9] Sur la pneumatologie (théologie de l’Esprit-Saint) particulièrement riche du pape, je renvoie notamment au long texte clé de l’homélie des premières Vêpres lors de la veillée de Pentecôte et de la rencontre avec les mouvements ecclésiaux et les communautés nouvelles, samedi 3 juin 2006.

[10] Cardinal Joseph Ratzinger, Un tournant pour l’Europe ? Diagnostics et pronostics sur la situation de l’Église et du monde, trad. inconnue, Paris, Flammarion, Saint-Augustin, 1996, p. 56.

[11] Cardinal Joseph Ratzinger, « L’ecclésiologie de la Constitution conciliaire Lumen gentium », Conférence faite au congrès d’études sur le Concile Vatican II, 25-27 février 2000, La documentation catholique, n° 2223 (2 avril 2000), p. 303-312, ici p. 304. Là encore est éclairante la comparaison avec Paul VI qui affirmait volontiers que Vatican II est « un Concile de l’Église sur l’Église ».

[12] L’ecclésiolo­gie est la partie de la théologie consacrée à l’Église.

[13] Discours à la Curie romaine, vendredi 22 décembre 2006.

[14] Joseph Ratzinger Benoît XVI, Jésus de Nazareth. 1. Du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration, trad. Dieter Hornig, Marie-Ange Roy et Dominique Tassel, Paris, Flammarion, 2007, chap. 3 : « L’Évangile du Royaume de Dieu ».

[15] Discours à la Curie romaine, vendredi 22 décembre 2006.

[16] Déjà Joseph Ratzinger manifestait un intérêt certain pour la réflexion politique (cf., par exemple Église, œcuménisme et politique, Philippe Jordan, Philippe-Ernst Gudenus et Beat Müller, Paris, Payard, 1987, p. 197-360 ; L’Europe, ses fondements, aujourd’hui et de­main, trad. Gabriel Ispérian, Saint-Maurice, Éd. Saint-Augustin, 2005, p. 53-98).

[17] Benoît XVI, Lettre encyclique Deus caritas est sur l’amour chrétien, 25 décembre 2005, n° 28, a.

[18] Ibid., n° 28, b.

[19] Le terme « prière » apparaît plus de 1.150 fois, le substantif « adoration » et le verbe « adorer » plus de 200 fois. On compte plus de 100 occurrences du mot « lectio » qui, pour Benoît XVI, présente le sens de « lectio divina » qui est une lecture priante de la Parole de Dieu. En revanche, le terme « oraison » n’apparaît que 16 fois.

[20] Allocution improvisée aux prêtres et aux diacres du diocèse de Rome à la Basilique Saint-Jean-de-Latran, vendredi 13 mai 2005.

[21] Discours aux évêques de la région Canada-Atlantique en visite ad limina Apostolorum, samedi 20 mai 2006.

[22] Jean-Paul II, Lettre apostolique Novo millennio ineunte, 6 janvier 2001, n° 33.

[23] Audience générale, mercredi 27 avril 2005.

[24] On retrouve plus de 330 occurrences du mot « signe », cela, presque uniquement dans un cadre théologique et le plus souvent dans le sens biblique de signe de Dieu.

[25] Cardinal Joseph Ratzinger, Le sel de la terre. Le christianisme et l’Église catholique au seuil du troisième millé­naire. Entretiens avec Peter Seewald, trad. Nicole Casanova, Paris, Flammarion/Le Cerf, 1997, p. 31. Déjà, dans le précé­dent livre-interview avec le même journaliste, Ratzinger affirmait : « Dieu parle à voix basse. Mais il y a beaucoup de signes ». Et il précise deux points : « C’est justement après coup qu’on peut reconnaître que, par des amis, par un livre ou encore par un soi-disant échec ou même par un acci­dent, il [Dieu] nous a donné une petite estocade. D’ailleurs la vie est pleine de ces indications presque imperceptibles. Petit à petit, si je reste attentif, il s’en dégage un tout et je commence à percevoir comment Dieu me conduit » (Voici quel est notre Dieu. Croire et vivre aujourd’hui. Conversations avec Peter Seewald, trad. Joseph Burckel, Paris, Plon-Mame, 2000, p. 12). Ces deux précisions qui sont des critères de la présence divine, on pourrait les appeler : loi d’après coup et loi d’accumulation.

[26] Pour donner un exemple, le concept bonaventurien de Révélation présente un sens actif : celle-ci est l’acte par lequel Dieu se révèle. En regard, pour le médiéviste classique, formé à l’école de Vatican I, la Révélation est non pas un acte mais un objet, c’est-à-dire le résultat objectivé de cet acte. Et ce résultat s’identifie à l’Écriture ou à la Tradition. Or, le travail sur la source bonaventurienne permet de prendre conscience que la Révélation est plus riche que l’Écriture elle-même (ce qui fut d’une grande utilité pour l’élaboration du document Dei Verbum : cf. Cardinal Joseph Ratzinger, Ma vie. Souvenirs (1927-1977), trad. Martine Huguet, Paris, Fayard, 1998, les développements des p. 105-113, notamment p. 109-110). Mais cette interprétation entraînait la suspicion suivante, illégitime mais compréhensible : qui dit acte dit récepteur, c’est-à-dire une personne qui reçoit. Faisant la part belle, mais nullement exclusive au sujet, cette conception de la Révélation parut ranger Ratzinger du côté des subjectivistes, donc des modernistes. En réalité, loin d’être subjectiviste, sa thèse se contentait d’intégrer le sujet ; surtout, elle sauvait la Révélation des risques de la Scriptura sola.

[27] Plus encore, par la suite, il entretiendra des relations amicales avec Schmaus. Il souligne même plus loin « la grande compétence » du professeur (Ibid., p. 97). Le juste pardon tient l’équilibre entre, d’un côté, la vengeance ou le ressentiment et, de l’autre, le déni de l’objectivité du préjudice.

[28] Ibid., p. 92.

[29] Ibid., p. 76.

[30] Rencontre avec les séminaristes lors des Journées Mondiales de la Jeunesse, Cologne – Saint-Pantaléon, vendredi 19 août 2005.

[31] « Ce fut pour moi un motif de grand réconfort de voir à ce moment-là un arc-en-ciel apparaître dans le ciel, alors que devant l’horreur de ce lieu, dans l’attitude de Job, j’invoquais Dieu, ébranlé par la frayeur de son absence apparente et, dans le même temps, soutenu par la certitude que, malgré son silence, il ne cesse d’être et de demeurer avec nous. L’arc-en-ciel a été comme une réponse : oui, je suis là, et les paroles de la promesse, de l’Alliance, que j’ai prononcées après le déluge, sont valables aujourd’hui également (cf. Gn 9,12-17) » (Discours à la Curie romaine, vendredi 22 décembre 2006).

[32] Sur la mort du sujet (humain) commme paradigme commun aux différents philosophes des sixties, cf. l’analyse de Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, coll. « Essais », Paris, Gallimard, 1988, chap. 1.

[33] Joseph Ratzinger, « L’Europe dans la crise des cultures », in L’Europa di Benedetto nella crisi delle culture, Introduzione di Marcello Pera, Siena, Cantagalli et Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 2005 (l’ouvrage regroupe aussi deux autres interventions de 1992 et 1997). Voir aussi la rencontre, le 19 janvier 2004, à Munich, entre le cardinal Ratzinger et le philosophe allemand non croyant Habermas (cf. Joseph Ratzinger et Jürgen Habermas, Ragione e fede in dialogo, Venezia, Marsilio, 2005).

[34] Discours de Vérone, ivème Congrès ecclésial national de l’Église italienne, le 19 octobre 2006.

[35] Discours aux directeurs, journalistes et techniciens de l’Avvenire, de Sat2000, de la station de radio Inblu et de l’agence Sir, vendredi 2 juin 2006. Même affirmation dans le Discours de Vérone cité à la note précédente : « En étroite relation avec tout cela, a lieu une réduction radicale de l’homme, considéré comme un simple produit de la nature, et comme tel n’étant pas réellement libre, et en soi susceptible d’être traité comme tout autre animal. On a ainsi un authentique renversement du point de départ de cette culture, qui était une revendication du caractère central de l’homme et de sa liberté ».

[36] Discours au clergé du diocèse de Rome, jeudi 2 mars 2006. C’est moi qui souligne.

[37] Homélie pour l’ouverture de la xième assemblée générale ordinaire du Synode des évêques, dimanche 2 octobre 2005. Benoît XVI formule le même diagnostic à d’autres occasions, par exemple lors de la rencontre avec les évêques de Suisse citée ci-dessus.

16.1.2023
 

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