Edgar P. Jacobs (1904-1987), le célèbre bédéiste belge [1], conjugue le talent du dessinateur et celui du narrateur, les genres littéraires portant sur le plus actuel (le policier) et le plus futur (science-fiction, voire fantastique, et réconcilie un hyperréalisme, c’est-à-dire une fidélité à la réalité, jusqu’au scrupule, avec une fascination pour les phénomènes paranormaux, c’est-à-dire irréels. Comment expliquer ces oxymores ?
Ces divergences ne convergeraient-elles pas vers un point focal qui caractérise le style unique de Jacobs – auquel ses continuateurs sont trop peu fidèles – : le mystère. Lui-même avouait être attiré par « l’inexplicable présent ». Et l’on sait sa fascination pour Conan Doyle qui a toujours mélangé raison et suprarationnel, normal et anormal. Les titres des huit albums de Black et Mortimer n’évoquent-il pas tous ce thème, de près – 1. Le Secret de l’Espadon ; 2. Le Mystère de la Grande Pyramide ; 4. L’Énigme de l’Atlantide ; 7. L’Affaire du Collier – ou de loin – 3. La Marque jaune ; 5. S.O.S. Météores ; 6. Le Piège diabolique ; 8. Les Trois Formules du professeur Satō ? C’est aussi à raison du mystère que le belge et francophone Jacobs a choisi le monde anglais versus les monde américain, belge ou français : « Parce que les personnages anglais s’adaptent mieux aux situations insolites […]. Et puis, il y a le fameux humour anglais, qui détend et qui fait passer plus aisément les moments dramatiques ou trop tendus [2] ». D’où aussi son envoûtement pour l’Égypte [3].
Par ailleurs, pour notre artiste, le monde est un théâtre. Le titre de ses mémoires le confirme [4]. De fait, Jacobs est un metteur en scène. Ses planches sont des tableaux parfaitement organisées ; la couleur détermine l’ambiance, participe à la narration, est dramatisée. Plus encore, tout, dans la composition, rappelle le théâtre : les décors, les éclairages, les costumes et déguisements, la présentation des acteurs, leur mise en place et leurs attitudes. Or, le théâtre est l’art dramatique par excellence. Voilà pourquoi presque tous les albums sont conduits avec un sens dramatique très sûr où le suspense, constamment relancé, est à la fois parfaitement maîtrisé et admirablement multiplié (de ce point de vue, La marque jaune demeure l’un des sommets de la BD mondiale [5]). Voilà aussi pourquoi Jacobs appelle Dieu « le Grand Scénariste » [6]. Or, selon l’enseignement profond de Balthasar dans sa Trilogie, le drame est au bien ce que le mystère est au vrai. Nous sommes donc reconduits à l’atmosphère mystérique baignant le grand-œuvre de Jacobs.
Un élément autobiographique a pu jouer un rôle. A l’âge de trois ans, le petit Edgar joue dans une cour qui appartient à son oncle, quand le couvercle d’un vieux puits désaffecté cède sous ses pieds et le précipite sept mètres plus bas. Il y demeurera enfermé pendant une heure ou deux. Décidément, l’œuvre ne peut être totalement déconnectée de son auteur. Ce traumatisme enfantin suffit pour expliquer la rémanence, pour ne pas dire l’omniprésence obsessionnelle et oppressante du monde underground dans l’univers jacobsien – dans chacune de ses œuvres, nous croisons au choix catacombes, cryptes, souterrain, égoûts, galeries, grottes, mines, oubliettes, puits, souterrains, trappes, tunnels – jusqu’à remplir 90 % de L’énigme de l’Atlantide.. Ne constitue-t-il pas aussi, métabolisé et sublimé, le matériau de ce clair-obscur, autant que de ce dit interdit qui caractérise le mystère ? Mais « faut-il y voir une volonté de l’auteur d’exorciser sa propre claustrophobie, ou au contraire une fascination pour les lieux clos [7] ? »
Pascal Ide
[1] Outre les ouvrages qui seront cités, à commencer par les mémoires de Jacobs, cf. François Rivière, Edgar P. Jacobs ou les Entretiens du Bois des Pauvres, Éd. du carabe, 2000. Le maître a accepté de parler de sa vie et de son œuvre, les 15, 16 et 17 mai 1975 (L’équivalent de Numa Sadoul, Tintin et moi. Entretiens avec Hergé, Tournai et Paris, Casterman, 2000). Cf. aussi la biographie contestée, mais très fouillée : François Rivière et Benoît Mouchart, La damnation d’Edgar P. Jacobs, Paris, Seuil, 2003.
[2] Coll., Les personnages de Blake et Mortimer dans l’histoire. Les événements qui ont inspiré l’œuvre d’Edgar P. Jacobs, Paris, Historia et Le Point, 2014, p. 24.
[3] Voici ce qu’en dit Jean Leclant, égyptologue et secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres jusqu’à sa mort en 2011 : « Toutes les théories développées à ce jour restent peu convaincantes. Mais il existe bien d’autres mystères en Egypte. On ignore par exemple comment ils ont intégré les obélisques à l’intérieur du temple de Karnak. Les mystères dans la préhistoire et la protohistoire égyptiennes sont extraordinaires ; dès le début de la période historique tout est soudain là : l’écriture, l’institution pharaonique, la religion, l’art. Tout se fait en un temps très court, par mutations successives. Pourquoi ? Comment ? On n’a aucune réponse […]. On n’a retrouvé aucun texte relatif à leur construction, aucun traité d’architecture, alors que nous avons recueilli des traités de médecine. Il n’y a aucune représentation. La raison, c’est que leur construction devait rester un secret d’État. Il y a donc peu de chance d’élucider un jour le mystère » (cité dans Les personnages de Blake et Mortimer dans l’histoire, p. 41-42).
[4] Cf. Edgar P. Jacobs, Un opéra de papier. Les Mémoires de Blake et Mortimer, Paris, Gallimard, 1981, rééd., 2014. Jacobs lui-même se raconte dans ce beau livre illustré.
[5] Cf. la monographie de Jean-Paul Dubois, Edgar P. Jacobs. Un livre, une œuvre, Labor, 1989.
[6] Coll., Les personnages de Blake et Mortimer dans l’histoire, p. 15.
[7] Ibid., p. 88.